Socialisme digital

Par Evge­ny Morozov

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Nuso


Tra­duit par ZIN TV

Evge­ny Moro­zov est un émi­nent écri­vain et cher­cheur bié­lo­russe qui étu­die les impli­ca­tions poli­tiques et sociales de la tech­no­lo­gie. Il est notam­ment l’au­teur de plu­sieurs ouvrages : Le Mirage numé­rique (2015) et Pour tout résoudre cli­quez ici (2014)

 

EN LIEN :

Si la tra­di­tion socia­liste ne renoue pas avec le monde tech­no­lo­gique, il n’y aura pas d’a­ve­nir pour la gauche. Un pro­gramme poli­tique doit com­bi­ner la cri­tique de la numé­ri­sa­tion néo­li­bé­rale avec la lutte pour l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle en tant que bien public. Il n’y a pas de solu­tion­nisme tech­no­lo­gique : il y a des solu­tions de gauche qui font appel à la tech­no­lo­gie pour atteindre un ave­nir juste.

Je vou­drais com­men­cer par la mau­vaise nou­velle : nous avons per­du notre bous­sole. Lorsque je parle au plu­riel, je me réfère à tous ceux d’entre nous qui, intel­lec­tuel­le­ment, spi­ri­tuel­le­ment ou pro­fes­sion­nel­le­ment, se sentent unis à la social-démo­cra­tie ou au socia­lisme. Nous ne par­ve­nons pas à com­prendre de manière exhaus­tive la dyna­mique de l’é­co­no­mie numé­rique et la dyna­mique du capi­ta­lisme lui-même (et le rôle que la social-démo­cra­tie et le socia­lisme devraient jouer pour s’y oppo­ser ou faire contrepoids).

En ce qui concerne pré­ci­sé­ment les grandes entre­prises tech­no­lo­giques de la Sili­con Val­ley, nous avons trop faci­le­ment une impres­sion défor­mée aujourd’­hui des prio­ri­tés et des valeurs qui devraient mar­quer le pro­jet de la social-démo­cra­tie ou du socia­lisme. Il est vrai que ces deux mou­ve­ments sont tra­di­tion­nel­le­ment pré­oc­cu­pés par les ques­tions de pou­voir, d’É­tat de droit et de léga­li­té, mais ces points n’ont jamais été au cœur de leur pro­gramme. Au contraire, leurs forces motrices ont tou­jours été l’é­ga­li­té, la jus­tice sociale et, même si cela parait contre-intui­ti­ve­ment, l’in­no­va­tion institutionnelle.

Si la social-démo­cra­tie a pu accom­plir tant d’ac­quis, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle a créé de nou­velles formes et pra­tiques ins­ti­tu­tion­nelles. Notam­ment l’É­tat social et le prin­cipe de la coges­tion, mais aus­si d’ins­ti­tu­tions qui se situent quelque part entre le sys­tème social et le capi­ta­lisme. Exa­mi­nons le cas de la biblio­thèque. Cette ins­ti­tu­tion fonc­tionne avec une éthique et une ratio­na­li­té tota­le­ment dif­fé­rentes de celles du mar­ché. Nous ne cher­chons pas à pro­mou­voir la concur­rence entre 50 biblio­thèques dif­fé­rentes pour opti­mi­ser le résul­tat, mais nous consi­dé­rons plu­tôt l’ins­ti­tu­tion comme un bien public, néces­si­tant une infra­struc­ture et un finan­ce­ment adé­quats ; et nous uti­li­sons cet orga­nisme public pour trans­mettre des valeurs qui nous tiennent à cœur, telles que la coopé­ra­tion et l’é­ga­li­té : notre ori­gine et notre appar­te­nance de classe ne doivent pas nous empê­cher d’ac­cé­der à cer­taines ressources.

Mais c’est pré­ci­sé­ment là que la social-démo­cra­tie et le socia­lisme affai­blissent leur prin­ci­pal argu­ment : parce que nombre de leurs inter­ven­tions — de l’É­tat social à la coges­tion en pas­sant par les biblio­thèques — ne visaient pas seule­ment à ren­for­cer l’é­ga­li­té et la soli­da­ri­té ; ce qu’elles ont mon­tré, avant tout, c’est com­ment une socié­té peut fonc­tion­ner de manière plus effi­cace et effi­ciente. Ils ont encou­ra­gé les inno­va­tions sociales et éco­no­miques. L’É­tat social, par exemple, est aus­si le moyen le plus effi­cace de struc­tu­rer les rela­tions sociales, car il per­met aux gens d’u­ti­li­ser plei­ne­ment les res­sources dis­po­nibles et de contri­buer à déci­der de l’or­ga­ni­sa­tion de la société.

Cepen­dant, cette longue his­toire d’in­no­va­tions sociales a été presque oubliée au cours des der­nières décen­nies, la social-démo­cra­tie s’é­tant sur­tout pré­oc­cu­pée de pro­té­ger les ins­ti­tu­tions contre les attaques néo­li­bé­rales. Bien que ces luttes défen­sives aient été néces­saires, elles ont eu un effet néfaste : elles ont affai­bli la capa­ci­té des sociaux-démo­crates et des socia­listes à réflé­chir à l’é­vo­lu­tion tech­no­lo­gique et à mettre au point des inno­va­tions ins­ti­tu­tion­nelles sus­cep­tibles de conduire les forces sur des voies plus éga­li­taires, mais aus­si plus effi­caces et effi­cientes, tout comme ils avaient pu le faire aupa­ra­vant pour d’autres dyna­miques économiques.

Le but ultime du néolibéralisme

Qu’est-ce que cela signi­fie ici et main­te­nant ? Notre capa­ci­té d’in­no­va­tion sociale est confron­tée à une série de limites, qui sapent les condi­tions dans les­quelles il est pos­sible de main­te­nir en vie le pro­jet social-démo­crate. Et ces limites viennent de plu­sieurs fronts : de la vitesse et des struc­tures du capi­ta­lisme mon­dial, mais aus­si de la pré­sence de tant de capi­taux morts qui, après la crise finan­cière, errent à la recherche d’une oppor­tu­ni­té d’in­ves­tis­se­ment garan­tis­sant au moins un ren­de­ment de 6 à 7 %. Nous ne fai­sons pas seule­ment réfé­rence aux flux spé­cu­la­tifs avides qui pillent dif­fé­rentes entre­prises et ins­ti­tu­tions, mais aus­si sou­vent aux fonds de pen­sion qui ont été créés par les gou­ver­ne­ments sociaux-démo­crates. Com­pre­nez : les fonds qui inves­tissent aujourd’­hui dans Face­book, Google ou Ama­zon sont les mêmes qui ont garan­ti la retraite de nom­breux Euro­péens. Et tant que nous ne trou­ve­rons pas une issue facile à la débâcle dans laquelle l’é­co­no­mie mon­diale est plon­gée depuis dix ans, les condi­tions struc­tu­relles ne chan­ge­ront pas rapi­de­ment non plus. Nom­breux sont ceux qui ne pour­ront conti­nuer à réa­li­ser les béné­fices escomp­tés que par le biais des start-ups tech­no­lo­giques et des socié­tés de pla­te­forme. Par consé­quent, nos ana­lyses doivent tou­jours tenir compte de l’exis­tence de ce capi­tal mort à la recherche d’in­ves­tis­se­ments d’une valeur de près de 200 mil­liards de dollars.

Cela signi­fie que nous ne devrions pas reje­ter aus­si allè­gre­ment l’i­dée de créer un fonds d’in­ves­tis­se­ment pour les entre­prises tech­no­lo­giques euro­péennes comme une mesure dra­co­nienne. Car si nous ne fai­sons pas face à cette réa­li­té, toutes nos entre­prises et start-ups risquent d’être rache­tées par des capi­taux venus de Chine, des pays du Golfe, du Japon ou des États-Unis. Ces der­nières années, nous avons déjà consta­té une évo­lu­tion dans ce sens.

Je ne veux pas défendre le natio­na­lisme éco­no­mique ou sou­te­nir que nous devrions contrô­ler cer­taines indus­tries parce qu’elles sont alle­mandes ou fran­çaises. Mais pour réa­li­ser des inno­va­tions ins­ti­tu­tion­nelles avan­cées, nous devons être en mesure de déter­mi­ner la direc­tion dans laquelle notre infra­struc­ture numé­rique doit se déve­lop­per, et mal­heu­reu­se­ment, cette infra­struc­ture est à ce jour lar­ge­ment entre les mains du sec­teur pri­vé. C’est le cas des don­nées, de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle et de la robo­tique. Sans une inter­ven­tion struc­tu­relle forte — même si elle laisse un arrière-goût cor­po­ra­tiste — nous per­drons com­plè­te­ment le contrôle de la situation.

Pour conser­ver une cer­taine marge de manœuvre, nous avons alors besoin d’un large éven­tail d’in­ter­ven­tions poli­tiques. C’est la condi­tion pour des inno­va­tions sociales et struc­tu­relles radi­cales. Sinon, le pro­jet néo­li­bé­ral attein­dra son but ultime. Car ce que le néo­li­bé­ra­lisme cherche en défi­ni­tive, c’est d’empêcher toute forme de coor­di­na­tion qui ne soit pas basée sur le mar­ché. Vous pou­vez coor­don­ner ce que vous vou­lez dans la famille, dans l’é­glise ou dans toute autre orga­ni­sa­tion sociale qui n’est pas basée sur le mar­ché et le prix ; mais dès que vous visez un niveau plus éle­vé et met­tez en dan­ger l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal, le néo­li­bé­ra­lisme essaie de se débar­ras­ser de vous.

L’intelligence artificielle comme bien public

Le néo­li­bé­ra­lisme empêche toute coor­di­na­tion sociale basée sur la soli­da­ri­té et l’é­ga­li­té (et non sur la logique du mar­ché et de la concur­rence) de s’é­tendre et de rem­plir les espaces qu’oc­cupent aujourd’­hui, par exemple, les biblio­thèques dans notre socié­té. Une alter­na­tive néo­li­bé­rale consis­te­rait à offrir aux gens des appa­reils de lec­ture de livres élec­tro­niques pro­ve­nant de 25 socié­tés numé­riques dif­fé­rentes et à les fac­tu­rer au mot lu ; chaque abon­né géné­ré, au lieu de se rendre dans une biblio­thèque finan­cée par les impôts, pour­rait payer une coti­sa­tion annuelle et ain­si avoir accès à autant de livres qu’il le sou­haite. En bref, le pro­jet néo­li­bé­ral cherche à limi­ter notre réper­toire d’in­ter­ven­tions aux mul­tiples facettes à une seule : la concurrence.

Au fur et à mesure que la concur­rence aug­mente, il devient néces­saire pour nous de résoudre un pro­blème. Je ne veux pas dire que la concur­rence est une mau­vaise chose en soi, mais elle est sou­vent pré­sen­tée comme le remède stan­dard. C’est pré­ci­sé­ment le débat autour des entre­prises tech­no­lo­giques qui montre une forte marque néo­li­bé­rale. Ama­zon, Face­book et Google, ou du moins les start-ups, sont pré­sen­tés comme des résol­veurs de pro­blèmes, tan­dis que les autres forces sociales (comme les syn­di­cats, les coopé­ra­tives, les com­mu­nau­tés ou les États-nations) sont à peine prises en compte. On ne réflé­chit pas non plus à l’in­fra­struc­ture juri­dique, poli­tique et tech­no­lo­gique qui per­met­trait à ces groupes de tra­vailler ensemble pour déve­lop­per des pro­jets de grande enver­gure, comme cela s’est pro­duit à l’é­poque avec les ins­ti­tu­tions de l’É­tat social. Les néo­li­bé­raux ont réus­si à limi­ter notre ima­gi­na­tion et à nous lier les mains.

Il est plus impor­tant aujourd’­hui d’exa­mi­ner le nou­veau pay­sage numé­rique et d’es­quis­ser ce que pour­raient être les nou­velles ins­ti­tu­tions. Où pou­vons-nous coopé­rer, créer de nou­velles connais­sances et des biens publics ? Pre­nez l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, par exemple. Actuel­le­ment, cinq entre­prises chi­noises et cinq entre­prises éta­su­niennes dépensent cha­cune entre 10 et 12 mil­liards de dol­lars par an dans la recherche sur l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Ne serait-il pas plus logique qu’au lieu de dix entre­prises inves­tis­sant au total 100 mil­liards de dol­lars dans l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, il y en ait cent dépen­sant envi­ron 2 mil­liards de dol­lars cha­cune ? Il est clair que c’est la mau­vaise ques­tion. Le bon serait de savoir quelle par­tie des dépenses actuelles est com­plè­te­ment gas­pillée. Je sais que c’est 90%. Il découle de ce qui pré­cède que l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle est un bien public au sens clas­sique du terme. En un ins­tant, il est déve­lop­pé, l’in­fra­struc­ture est mise à la dis­po­si­tion d’autres per­sonnes et une réduc­tion dras­tique des coûts est ain­si réa­li­sée. En outre, l’ex­ploi­ta­tion des effets de réseau tend à amé­lio­rer la qua­li­té. Cepen­dant, il existe aujourd’­hui dix entre­prises qui déve­loppent des capa­ci­tés iden­tiques en matière d’al­go­rithmes et d’ap­pren­tis­sage auto­ma­tique. Ils entraînent tous leur sys­tème à dis­tin­guer les images de chats des images de chiens ; ils repro­duisent tous les mêmes fonctions.

La pro­di­ga­li­té capi­ta­liste n’est nulle part plus appa­rente que dans la course actuelle à l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, et la situa­tion ne s’a­mé­liore pas en fai­sant pas­ser le nombre d’en­tre­prises de 10 à 100. Ce qu’il faut plu­tôt, c’est un méca­nisme cen­tra­li­sé qui conçoit l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle comme une infra­struc­ture, pla­ni­fie cor­rec­te­ment sa pro­mo­tion et son déve­lop­pe­ment, puis faci­lite l’ac­cès à dif­fé­rents acteurs dans dif­fé­rentes condi­tions. Les grandes entre­prises paie­raient une taxe plus éle­vée que les petites, tan­dis que les ONG et les jeunes entre­prises pour­raient être tota­le­ment exemp­tées. Tout cela serait pos­sible immé­dia­te­ment si nous fai­sions le grand pas vers une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion juri­dique, poli­tique et finan­cière. C’est le type d’in­no­va­tion sociale que le pro­jet social-démo­crate et socia­liste devrait défendre.

Mais mal­heu­reu­se­ment, nous sommes tel­le­ment occu­pés par les péchés quo­ti­diens de ces entre­prises — elles ne paient pas d’im­pôts, elles exercent un lob­bying sus­pect à Washing­ton et à Bruxelles, elles sur­veillent les acti­vistes et les voix cri­tiques — que nous ne pen­sons guère aux ques­tions abs­traites les plus impor­tantes ni ne lions nos inter­ven­tions aux objec­tifs fon­da­men­taux de la social-démo­cra­tie. Quel que soit le pro­jet social-démo­crate ou socia­liste que nous construi­rons sur les ruines lais­sées par les géants tech­no­lo­giques de la Sili­con Val­ley, il reste une grande ques­tion à résoudre : qui sera pro­prié­taire et contrô­le­ra l’in­fra­struc­ture qui pour­ra ensuite être réaf­fec­tée à dif­fé­rents projets.

L’É­tat social repose sur le pos­tu­lat essen­tiel selon lequel cer­tains ser­vices sont si essen­tiels au bien-être des per­sonnes et à la soli­da­ri­té sociale qu’ils néces­sitent une décom­mo­di­fi­ca­tion : c’est le cas des soins de san­té, de l’é­du­ca­tion, des trans­ports et de quelques autres. Néan­moins, le capi­ta­lisme a réus­si à péné­trer les sphères les plus intimes de notre exis­tence, il a colo­ni­sé le monde de la vie. Des efforts sys­té­ma­tiques ont été déployés pour mar­chan­di­ser chaque élé­ment de notre vie quo­ti­dienne et chaque inter­ac­tion avec d’autres per­sonnes ou ins­ti­tu­tions poli­tiques. Il y aurait dû y avoir un retour de bâton depuis long­temps. Les rela­tions sociales numé­ri­sées doivent être décom­mo­di­fiées, afin que l’in­fra­struc­ture puisse être uti­li­sée pour sou­te­nir la soli­da­ri­té et les liens éga­li­taires, et pro­pa­ger ces valeurs.

Les défis de la social-démocratie

Il n’est pas pos­sible que la social-démo­cra­tie et le socia­lisme manquent encore d’une stra­té­gie pour recon­qué­rir cette infra­struc­ture. En même temps, il faut être très réa­liste : il s’a­git au moins de gar­der la chance, car la social-démo­cra­tie n’est pas encore prête pour la recon­quête réelle. Pour l’ins­tant, elle se contente de régle­men­ter, et elle le fait bien. L’en­semble de la Com­mis­sion euro­péenne repose sur l’i­dée que nous avons des règles et que nous devons les res­pec­ter. Mais cette approche ne cor­res­pond pas aux inno­va­tions sociales. C’est pour­quoi, chaque fois qu’un social-démo­crate ou un socia­liste parle de régle­men­ta­tion, les applau­dis­se­ments cor­res­pon­dants devraient être accom­pa­gnés de la ques­tion sui­vante : que feront-ils, en plus, pour rele­ver l’im­mense défi poli­tique, éco­no­mique et cultu­rel de la mon­dia­li­sa­tion ? Quelle infra­struc­ture et quel pro­gramme poli­ti­co-éco­no­mique ont-ils en tête ? Je ne pense pas qu’ils en aient. Et c’est en par­tie parce que les nom­breuses pos­si­bi­li­tés de régle­men­ta­tion que leur offre l’U­nion euro­péenne sont deve­nues pour eux un refuge agréable et confortable.

Ne vous mépre­nez pas. Je ne suis en aucun cas contre les régle­men­ta­tions. Mais ce ne sont pas eux qui nous don­ne­ront une vic­toire comme celle rem­por­tée par la social-démo­cra­tie au siècle der­nier, d’au­tant plus que le rap­port de force en matière poli­tique et intel­lec­tuelle est loin de favo­ri­ser la soli­da­ri­té et l’é­ga­li­té. Il en va de même pour le fonc­tion­ne­ment du sys­tème éco­no­mique actuel. Pen­sez à un État social-démo­crate comme la Nor­vège. Si ses fonds sou­ve­rains n’a­vaient pas inves­ti autant d’argent dans nombre de ces entre­prises tech­no­lo­giques, le pays serait aujourd’­hui en crise pro­fonde. Et si cer­taines de ces entre­prises ont per­du des sommes énormes cette année, elles ont payé les pen­sions de quelques Nor­vé­giens au cours des quatre ou cinq années précédentes.

C’est un mythe de croire qu’un bon pro­gramme régle­men­taire tech­no­cra­tique suf­fit à nous sor­tir de ce pétrin. Ce qu’il faut, c’est un pro­jet poli­tique plus ambi­tieux qui redé­fi­ni­ra com­plè­te­ment la social-démo­cra­tie au XXIe siècle. La ren­contre avec la numé­ri­sa­tion offre à la social-démo­cra­tie une oppor­tu­ni­té sal­va­trice, car elle lui per­met d’al­ler au-delà de la simple défense des acquis du XXe siècle.

Une chose est impor­tante : si les sociaux-démo­crates décident de bri­ser les grandes entre­prises tech­no­lo­giques, ils doivent savoir pour­quoi ils le font. Et ils doivent le faire pour les bonnes rai­sons. L’ob­jec­tif ne peut pas être de bri­ser les grandes entre­prises pour obte­nir un grand nombre de petites entre­prises. C’est ce que les libé­raux ou les chré­tiens-démo­crates pour­raient viser, mais pas les sociaux-démocrates.

Leur objec­tif doit être “autre chose”. Et il est impos­sible de la réa­li­ser sans réduire le pou­voir de Google et de Face­book. Il est donc pos­sible et peut-être même néces­saire d’a­voir, d’une part, une alliance tac­tique entre les sociaux-démo­crates et les socia­listes et, d’autre part, des per­sonnes qui s’en­gagent pour la concur­rence. Mais si les sociaux-démo­crates et les socia­listes s’en­gagent dans une telle union sans com­prendre la dyna­mique poli­tique et phi­lo­so­phique sous-jacente, ils seront dévo­rés par leurs adver­saires. Ils ne seront pas plus qua­li­fiés que les démo­crates chré­tiens ou les libé­raux pour par­ler de concur­rence. Et s’ils le deviennent, on peut se deman­der pour­quoi la social-démo­cra­tie devrait conti­nuer à exis­ter en tant que par­ti poli­tique indé­pen­dant. On peut adop­ter tac­ti­que­ment et stra­té­gi­que­ment cette ligne d’ar­gu­men­ta­tion pour faire avan­cer ses propres objec­tifs ; le seul pro­blème est qu’on peut ne pas savoir quels sont ces objectifs.

Il y a un énorme trou noir dans l’a­gen­da des par­tis sociaux-démo­crates ici. Au mieux, il leur reste peut-être trois ou quatre ans pour le rem­plir. S’ils ne le font pas, ils auront man­qué une occa­sion essen­tielle pour leur sur­vie. C’est pour­quoi deux tâches les attendent dans les temps à venir.

Tout d’a­bord, ils doivent déter­mi­ner pré­ci­sé­ment quelles sont les condi­tions réel­le­ment néces­saires pour rendre pos­sible un nou­veau pro­jet social-démo­crate. Une approche poli­tique com­plè­te­ment dif­fé­rente de la pro­prié­té des don­nées est néces­saire. Elle néces­site éga­le­ment le déve­lop­pe­ment d’au moins quelques pro­to­types : des villes dans les­quelles une autre éco­no­mie numé­rique peut fonc­tion­ner, basée sur la soli­da­ri­té et la par­ti­ci­pa­tion des citoyens. Il s’a­git de modèles qui ne se contentent pas d’a­dop­ter une posi­tion très hié­rar­chique et de croire que les gens doivent tra­vailler dans une usine, mais qui pro­meuvent un véri­table esprit d’en­tre­prise et sou­tiennent les per­sonnes qui peuvent réel­le­ment créer une start-up. Sans comp­ter que toutes ces start-up ne se res­semblent pas. Cer­tains affichent un com­por­te­ment typi­que­ment pré­da­teur, tan­dis que d’autres pour­suivent des objec­tifs plus nobles et agissent de manière digne.

Tout cela doit être mis à l’é­preuve. Car tant qu’il n’y aura pas de pro­to­types des nou­velles infra­struc­tures numé­riques en fonc­tion­ne­ment au niveau local, il sera abso­lu­ment impos­sible de convaincre qui­conque d’es­sayer de les mettre en œuvre au niveau natio­nal ou euro­péen. Bien sûr, pour cela, nous avons besoin de res­sources finan­cières et de repré­sen­tants poli­tiques prêts à prendre des risques sur le ter­rain. Ils doivent être prêts à s’at­ta­quer aux tran­sac­tions immo­bi­lières, à Uber, à Google ou à Ama­zon. Bien sûr, il y aura une forte oppo­si­tion poli­tique, car ces entre­prises sont très puis­santes et savent ce qu’elles veulent ; elles ont éga­le­ment un avan­tage ines­ti­mable : elles sont sou­te­nues par le pro­jet néo­li­bé­ral, qui tend à mini­mi­ser toute forme de coor­di­na­tion qui n’est pas basée sur le marché.

Cela rend la tâche de la social-démo­cra­tie encore plus dif­fi­cile. Par consé­quent, il n’est pas seule­ment impor­tant que, dans les deux ou trois pro­chaines années, nous menions une expé­ri­men­ta­tion accé­lé­rée et que nous créions des espaces sûrs et bien finan­cés pour l’in­no­va­tion numé­rique sans carac­tère néo­li­bé­ral ; ce que nous devons faire, ensuite, c’est nous lan­cer dans un voyage intel­lec­tuel très ambi­tieux et repen­ser ce à quoi notre mou­ve­ment poli­tique pour­rait res­sem­bler au XXIe siècle. C’est une chose que, jus­qu’à pré­sent, aucun des par­tis sociaux-démo­crates d’Eu­rope, d’A­mé­rique du Nord ou d’A­mé­rique latine n’a fait suffisamment.

Il s’a­git donc de la connexion de deux brins. La pre­mière est une expé­ri­men­ta­tion très pra­tique et dili­gente, cou­plée à une série d’in­ter­ven­tions très prag­ma­tiques et axées sur les poli­tiques à Bruxelles : que faut-il faire au niveau euro­péen ? Avons-nous besoin d’un fonds tech­no­lo­gique conti­nen­tal pour au moins garan­tir que nos entre­prises du sec­teur ne finissent pas toutes par appar­te­nir un jour à l’A­ra­bie saou­dite ? De com­bien de temps dis­po­sons-nous pour empê­cher cela ? Avons-nous les struc­tures juri­diques et éco­no­miques en place pour empê­cher une telle prise de contrôle ? Si nous ne pou­vons pas répondre à ces ques­tions, à un moment don­né, nous n’au­rons tout sim­ple­ment pas les res­sources néces­saires pour créer un autre avenir.

La deuxième ligne consiste à esquis­ser cet ave­nir et à redé­cou­vrir cer­tains des traits pion­niers et plus sub­ver­sifs de la pen­sée social-démo­crate. Nous devons faire revivre ces tra­di­tions oubliées depuis long­temps et les relier aux ins­ti­tu­tions. Si nous pou­vons pro­gres­ser sur ces deux fronts, la social-démo­cra­tie non seule­ment sur­vi­vra, mais connaî­tra une période de prospérité.

La grande contradiction du néolibéralisme

La situa­tion actuelle est extrê­me­ment contra­dic­toire. D’un côté, le pro­jet néo­li­bé­ral se porte bien : des entre­prises comme Uber, Airbnb et Google ren­forcent l’i­dée que tout le monde doit être un entre­pre­neur et que la concur­rence est la seule solu­tion aux pro­blèmes. Ils éta­blissent ain­si cette idéo­lo­gie dans nos inter­ac­tions quo­ti­diennes. Le sou­tien de la Sili­con Val­ley au pro­jet néo­li­bé­ral n’est pas négli­geable. D’autre part, comme tout conti­nue à aller dans la même direc­tion, les exter­na­li­tés ou les coûts du sys­tème atteignent un tel niveau que les néo­li­bé­raux eux-mêmes sont dépas­sés et que les mar­chés, en fin de compte, ne peuvent plus résoudre les pro­blèmes. Il n’est pas pos­sible de créer des mar­chés des­ti­nés à four­nir des solu­tions, puis d’autres mar­chés sup­plé­men­taires pour sau­ver les pre­miers. Car dans ce cas, au lieu d’être réso­lus, les pro­blèmes s’accumulent.

Mal­gré cela, nous ne devons pas sous-esti­mer la dure­té et l’in­flexi­bi­li­té de notre adver­saire. Nous ne pou­vons espé­rer aucun pro­grès tant que les sociaux-démo­crates et les socia­listes ne for­mu­le­ront pas clai­re­ment ce qu’ils veulent dans le capi­ta­lisme hau­te­ment mon­dia­li­sé, finan­cia­ri­sé et numé­ri­sé d’au­jourd’­hui. Nos pro­blèmes ne sont pas le résul­tat d’un mal­en­ten­du sur les grandes entre­prises tech­no­lo­giques, mais sur le rôle, la signi­fi­ca­tion et l’a­ve­nir de la social-démo­cra­tie. Si ce mal­en­ten­du n’est pas cla­ri­fié, il n’y aura pas non plus de clar­té sur les grandes entre­prises tech­no­lo­giques. La confu­sion qui entoure le sec­teur tech­no­lo­gique est la consé­quence, et non la cause, de nos pro­blèmes. Pour être clair­voyant, nous devons d’a­bord com­prendre une chose : quel est le sens de la social-démo­cra­tie dans les condi­tions du capi­ta­lisme actuel.