Quand Kadhafi m’a invité au « socialisme islamique »

Par Heinz Dieterich, sociologue allemand et analyste politique.

Par Heinz Die­te­rich, socio­logue alle­mand et ana­lyste politique.

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1. L’offre de l’Ambassadeur 

« Expli­quez-moi ce que c’est que le socia­lisme du XXIe siècle » m’avait deman­dé l’am­bas­sa­deur de la Libye, un homme bien pré­pa­ré et culti­vé, puis « je vous ferais par­ve­nir une invi­ta­tion de mon gou­ver­ne­ment ». Après mon expli­ca­tion, le dia­logue sui­vant a eu lieu. 

« Je vous pro­pose d’or­ga­ni­ser un Congrès mon­dial sur la socié­té post-capi­ta­liste et le socia­lisme du XXIe siècle », m’avait-il dit. « Où serait-ce ? » deman­dai-je. — « Où vous vou­drez. » — Et, « Quel en serait le finan­ce­ment ? » — « Ce qui sera néces­saire. » — « Qui choi­sit les invi­tés ? » — « Vous » — me répon­dit-il. Tout cela son­nait pas mal, mais en poli­tique comme en affaires, rien n’est gra­tuit, et j’ai deman­dé : « Y a t‑il des condi­tions pour orga­ni­ser le Congrès mon­dial ? » « La seule condi­tion est qu’un débat sur le Livre vert, écrit par le « Frère Guide de la Révo­lu­tion “(Kadha­fi), fasse par­tie du Congrès. »

2. Le Livre vert 

Il me deman­da si je connais­sais le livre vert, qui traite sur la démo­cra­tie directe et popu­laire (Jama­hi­riya), en sur­mon­tant le capi­ta­lisme par la voie du « socia­lisme natu­rel » ou « isla­mique » et de la « troi­sième théo­rie uni­ver­selle ». Je lui ai répon­du que je l’avais lu pen­dant le mou­ve­ment étu­diant en Alle­magne, lors­qu’il a été dis­tri­bué gra­tui­te­ment, en imi­tant la poli­tique du gou­ver­ne­ment chi­nois sur la dis­tri­bu­tion du “livre rouge” de Mao Tse Toung. Et je me suis sou­ve­nu que le « péro­niste » de Juan Domin­go Per­on en Argen­tine, pré­ten­dait aus­si être la troi­sième voie, des­ti­née à être — le choix entre le capi­ta­lisme et le com­mu­nisme — pour les pays du Tiers-Monde. 

C’était, donc, un épi­centre de la grande confla­gra­tion “froide” entre le capi­ta­lisme et le socia­lisme du XXe siècle (URSS, Chine, Cuba), et la recherche d’une nou­velle civi­li­sa­tion laïque et post-capi­ta­liste. Il me don­na le livre en anglais, en alle­mand et en espa­gnol, avec la demande de le relire. 

Dans les ren­contres sui­vantes, le gou­ver­ne­ment du colo­nel Kadha­fi m’a confir­mé l’in­vi­ta­tion à visi­ter le pays et me garan­tis­sait la pos­si­bi­li­té de par­ler per­son­nel­le­ment avec le chef de la révolution. 

3. Kadha­fi et les limites du bona­par­tisme “socia­liste”

J’ai donc relu les trois volumes de l’ou­vrage de Kadha­fi et je me suis infor­mé d’avantage sur la situa­tion de la Grande Jama­hi­riya, arabe-libyenne, socia­liste et popu­laire du colo­nel, et je suis arri­vé à deux conclu­sions sui­vantes : d’abord, que les aspi­ra­tions ori­gi­nelles d’é­ga­li­té sociale, d’an­ti-impé­ria­lisme et de la Grande Patrie Arabe (le pan­ara­bisme) de Kadha­fi, étaient authen­tiques — comme l’étaient aus­si la plu­part des adeptes du colo­nel, eux-mêmes ins­pi­rés par Gamal Abdel Nas­ser — ; mais que son « socia­lisme natu­rel » n’é­tait pas un para­digme scien­ti­fique capable d’hégémonie et de conduire le mou­ve­ment des pays non-ali­gnés et du tiers monde contre l’im­pé­ria­lisme, ni consti­tuait un guide avec une base théo­rique pour construire la socié­té post-capi­ta­liste, Cette théo­rie éclec­tique (Coran, la démo­cra­tie popu­laire, l’é­co­no­mie « socia­liste ») de la démo­cra­tie directe en Libye n’était res­té que dans le docu­ment. Trois décen­nies se sont écou­lées suite à la décla­ra­tion de Jama­hi­riya, en Libye, et on n’y avait tou­jours pas construit le pou­voir popu­laire, mais plu­tôt un régime auto­cra­tique qui a navi­gué sans but de civi­li­sa­tion dans les eaux usées de la troi­sième voie qui, après tout, sont les eaux noires du capitalisme. 

4. Les leçons de l’é­chec de Kadhafi 

Les leçons des sou­lè­ve­ments dans le monde arabe, du Magh­reb et du Machrek, et l’é­chec de Kadha­fi, sont évi­dentes : il n’y a pas de troi­sième voie entre capi­ta­lisme et socia­lisme. Bien que l’i­dée est très popu­laire par­mi les mili­taires pro­gres­sistes & natio­na­listes en Amé­rique latine et le monde arabe (Per­on, Kadha­fi, etc.), ce n’est fina­le­ment qu’une idéo­lo­gie petite-bour­geoise sans aucun fon­de­ment scien­ti­fique. Les gens qui l’u­ti­lisent sont des illu­sion­nistes (bona­par­tisme) ou bien ils mani­pulent (Tony Blair, Antho­ny Gid­dens, etc.). 

Quand une force de pro­grès social ou d’É­tat s’empare du pou­voir avec l’in­ten­tion de par­ve­nir à la socié­té post-capi­ta­liste (le socia­lisme), il a besoin de dis­po­ser ou de déve­lop­per un pro­jet de stra­té­gie natio­nale ration­nelle et scien­ti­fique qui guide leur praxis poli­tique. Il doit éga­le­ment main­te­nir son carac­tère d’avant-garde, qui n’est pos­sible qu’a­vec une par­ti­ci­pa­tion véri­table et signi­fi­ca­tive de la masse active. 

En l’ab­sence de telles condi­tions, la ques­tion de la trans­for­ma­tion régresse et revient à des formes féo­dales de la gou­ver­nance — y com­pris le trans­fert monar­chique du pou­voir aux héri­tiers du fon­da­teur de la dynas­tie, l’interdiction de cri­ti­quer le roi et l’ex­clu­sion de fait du pou­voir des masses — comme nous l’avons vu auprès des régimes post-Nas­ser (Mou­ba­rak, Kadha­fi, Al-Assad) et dans le socia­lisme du XXe siècle (Corée du Nord et de la Roumanie). 

Le pro­blème struc­tu­rel des sou­lè­ve­ments dans les pays du Magh­reb et du Machrek, der­rière les causes immé­diates du chô­mage et l’inflation se cache un pro­blème qui est géné­ra­tion­nel. Lorsque la nou­velle géné­ra­tion n’assimile pas et ne défends pas les valeurs de la géné­ra­tion des fon­da­teurs, il n’existe aucune force sur terre capable de sou­te­nir les régimes construits sur eux, disait jadis Mao Tsé Tung. Cette véri­té est confir­mée aujourd’­hui dans la région arabe, où l’ordre régio­nal de l’a­près-Guerre froide s’écroule et le châ­ti­ment de l’his­toire auprès des sys­tèmes qui n’évoluent pas est évident (le pro­gres­sisme du colo­nel que le socia­lisme siècle du XXème siècle). 

La leçon pour moi, c’est qu’il faut se méfier la dou­ceur du miel, offerte par les États — prix, camé­ras, avan­tages finan­ciers, et sur­tout, du pou­voir – quel que soit l’É­tat. Tous les gou­ver­ne­ments cherchent à coop­ter l’in­tel­li­gent­sia et n’é­pargnent aucun inté­rêt pour y par­ve­nir. L’in­tel­lec­tuel cri­tique doit main­te­nir son indé­pen­dance face à la menace constante de l’é­ro­sion morale. 

Et les peuples devraient évi­ter le piège de la dépen­dance intel­lec­tuelle et de la coop­ta­tion des diri­geants et des gou­ver­ne­ments selon le slo­gan : l’Au­to­ri­té, le dis­cours et le pro­jet qui ne peuvent se baser sur leur ratio­na­li­té et légi­ti­mi­té perdent le droit de gouverner. 

Die­te­rich Heinz

Source : http://www.kaosenlared.net/noticia/cuando-gadafi-invito-socialismo-islamico