Artistes espagnols contre la censure : qu’ils nous mettent tous en prison !

Nous n’avons jamais pu parler ouvertement ni sur le roi, ni sur son économie. D'où sort-t-il tellement d'argent, avec qui fait-il des affaires ? J’aimerais le savoir.

Les artistes espa­gnols, Iván Fer­rei­ro, León Bena­vente, Ray­den, Nega et Juan­cho Mar­qués, nous par­tagent quelques réflexions sur cette semaine noire pour la liber­té d’ex­pres­sion en Espagne.
Cette semaine, c’est le point de l’in­vo­lu­tion : com­ment chan­ter sans chan­ter, com­ment peindre sans peindre, com­ment écrire sans écrire … com­ment pen­ser sans penser ?

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L’oeuvre pho­to­gra­phique Pre­sos polí­ti­cos (Pri­son­niers Poli­tiques), de San­tia­go Sier­ra, fût reti­rée de l’ex­po­si­tion à la foire des arts ARCO­ma­drid 2018 ; le livre Fariña, de Nacho Car­re­te­ro, reti­rée de la vente suite à une mesure judi­ciaire, le rap­peur Val­to­nyc, condam­né à trois ans et demi de prison. 

Mais, qu’est-ce qui passe en Espagne ? “Ben… ce qui se passe depuis un bon moment”, sou­pire Iván Fer­rei­ro au télé­phone. “Il y avait déjà eue une cen­sure avec Manuel Fra­ga, pré­sident de la Junte de Galice à pro­pos du nau­frage du pétro­lier Pres­tige. De quoi parle-t-on, de quoi nous éton­nons-nous ? En Galice tu ne pou­vais pas men­tion­ner le Pres­tige, si tu le citais tu n’étais pas publié. Nous vivons dans un pays séques­tré. En Galice, par exemple, tous les médias vivent de la publi­ci­té de la Junte et donc aucun jour­nal ne te dira rien. Nous héri­tons cette situa­tion depuis beau­coup trop de temps”.

Fer­rei­ro, l’un des auteurs les plus pro­li­fiques et res­pec­tés de l’Es­pagne, dit que de toutes les nou­velles de cette semaine, la plus impor­tante est celle de Val­to­nyc avec sa condam­na­tion à pri­son ferme : “Ce qui s’est pas­sé à ARCO m’im­porte moins car ce que vont ache­ter ou vendre les riches m’importe peu, c’est leur putain de pro­blème. Ce qui est une honte, c’est qu’on puisse aller en pri­son pour avoir chan­té. C’est que si je te raconte main­te­nant la même chose, je finis en taule. Comme je ne connais pas la loi, je ne sais pas ce qui est pos­sible de se dire ou pas”.

Fer­rei­ro avoue que le rap­peur “disait des conne­ries dans ses chan­sons” et même s’il n’est pas d’accord avec ses textes, il rap­pelle que çà, c’est une “autre ques­tion”. Com­ment affectent-elles, toutes ces nou­velles, dans le pro­ces­sus créa­teur d’un artiste ? “J’avoue qu’elles me donnent envie de dire encore plus de conne­ries. Nous sommes comme les enfants, du moins, je fonc­tionne ain­si. Si tu me dis qu’il ne faut pas faire quelque chose, je vais essayer de le faire quand-même. Le plus grave de tout, il me semble, c’est la ques­tion d’injurier le roi. Je consi­dère que nous avons tous le droit de l’injurier autant que nous vou­lons. Le roi naît avec des droits que je n’ai pas, et aus­si avec des obli­ga­tions : son obli­ga­tion est d’é­cou­ter ce que nous avons à dire, même si c’est des âne­ries”.

valtonyc.jpg La liber­té d’ex­pres­sion à deux poids deux mesures.

Que je sache, aucune monar­chie démo­cra­tique au monde ne met des gens en pri­son. Je ne pense pas que les Sex Pis­tols sont allés en pri­son en allu­sion à [God Save the Queen, la chan­son dans laquelle ils trai­taient la reine de fas­ciste]. On leur a inter­dit de jouer sur le sol bri­tan­nique de 1977 à 1978. Chez nous, notre roi nous nie et la liber­té d’ex­pres­sion n’est pas garan­tie”.

Il a com­po­sé Ciu­da­da­no A, une chan­son qui était toute une décla­ra­tion d’in­ten­tion. “Cette chan­son ne vieillit pas, curieu­se­ment. C’est dra­ma­tique”. Iván Fer­rei­ro cri­tique aus­si “le stu­pide deux poids deux mesures : Ils condamnent un jeune rap­peur ayant deux ou trois adeptes ou une trans­sexuelle qui écrit quelque chose sur le fran­quiste Car­re­ro Blan­co, mais les autres ne vont jamais en pri­son et ils insultent Dieu à tout va. Dans ce cas, Josep Pedre­rol le jour­na­liste spor­tif, devrait être en pri­son depuis long­temps, c’est une offense cultu­relle”.

Y avait-il plus de liber­té dans les années quatre-vingts, que main­te­nant ? “On dirait que oui, mais non. Com­bien d’émissions ont-ils cen­su­rés à Wyo­ming, l’humoriste et pré­sen­ta­teur télé ? Quand il vou­lait faire un pro­gramme sur le roi, on le fer­mait. Il sem­blait qu’il y avait plus de liber­té parce que nous sor­tions à peine du fran­quisme pur et dur, mais en Espagne la cen­sure a tou­jours exis­té. Dans notre pays, nous n’avons jamais pu par­ler ouver­te­ment ni sur le roi, ni sur son éco­no­mie. D’où sort-t-il tel­le­ment d’argent, avec qui fait-il des affaires ? J’aimerais le savoir”. Il croit que la forme de com­battre cette situa­tion est de “dire tout ce que nous vou­lons et qu’ils nous mettent tous en pri­son”. “Contre les régimes auto­ri­taires il faut faire ain­si : si tout à coup il y a 300.000 marion­net­tistes qui montrent des pho­tos offen­santes du roi, il y aura 300.000 pro­cès … Ce sera mieux ain­si, car les pro­cès pren­dront du retard”.

Péna­li­ser des idées

Abra­ham, du groupe de rock León Bena­vente, croit que “si tu mets quel­qu’un en pri­son par ce qu’il écrit, qu’il soit le meilleur ou le pire, avec de l’ironie ou pas… tu attaque la liber­té d’ex­pres­sion” : “ils péna­lisent des idées, et les idées sont la base prin­ci­pale de n’im­porte quelle expres­sion artis­tique. Ces jours, j’é­cris de nou­velles chan­sons pour León Bena­vente, je me suis deman­dé si je devait écrire cer­taines choses ou non. C’est un symp­tôme”. Il dit qu’aujourd’hui, “une chan­son de The Smith leur appor­te­rait des pro­blèmes, et en Espagne une émis­sion comme La edad de oro serait poli­ti­que­ment incor­rect et géné­re­rait beau­coup de contro­verse”.

Que doit faire l’in­dus­trie cultu­relle pour mani­fes­ter sa non-confor­mi­té ? “Ce que nous pou­vons faire est de ne pas se taire, cela est fon­da­men­tal. Ensuite cha­cun aura sa forme de l’ex­pri­mer et de le par­ta­ger. Les réseaux sociaux nous aident : il faut dire que nous ne pou­vons pas consen­tir à ce que l’on condamne une per­sonne pour ses idées, et non pour ses actes et ses faits. L’His­toire nous a déjà mon­tré que ce n’est pas le che­min”.

Ray­den sou­tient pour sa part que cette situa­tion est “le reflet d’un gou­ver­ne­ment affai­bli et dont le sort ne dépend plus qu’à un fil” : “je ne sais pas ce qui en sor­ti­ra ou ce qui va pas­ser ces pro­chaines semaines pour qu’ils essaient de por­ter le foyer à d’autres endroits… Avec des actions si bru­tales et ridi­cules comme celle-ci, le gou­ver­ne­ment se conver­tit en agence de pro­mo­tion d’ar­tistes… ils nous donnent plus de pou­voir. Eux, dépour­vus de pou­voir, avec ce type de choses, ils nous for­ti­fient et nous amènent à conti­nuer à créer, à être des anti­con­for­mistes, à construire et à dénon­cer ce que nous consi­dé­rons néces­saire”.

Il explique que son style est plu­tôt de « mettre des gants », parce qu’il a com­pris que “tu peux faire plus de dégât en soi­gnant chaque mot” : “À par­tir des accu­sa­tions contre mes livres : Insur­gen­cia et Hásel, j’ai relu mes écrits. Je constate qu’au début, je suis cru dans l’é­cri­ture. J’ai aus­si eu des dis­cours comme ‘il fuit du vil ministre et de tant de cor­rup­tion, ils coupent dans l’é­du­ca­tion, mais ne touchent pas au roi sénile”, il se sou­vient. “Per­sonne ne m’a rien dit. Tu vois d’autres artistes qui font du sto­ry­tell­ling avec Aznar et per­sonne ne dit rien. Mais, je ne sais pas pour­quoi ils se défoulent contre ces jeunes qui n’ont pas beau­coup d’empreinte. Ils ne font que leur don­ner plus de pub”.

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Pre­sos polí­ti­cos (Pri­son­niers Poli­tiques), de San­tia­go Sierra

Une séques­tra­tion de la culture

Ray­den croit que “la culture est séques­trée en Espagne” : “Tan­dis que, des gens comme Inda, Alfon­so Rojo ou Álva­ro Oje­da, qui abîment le tis­su social de l’Es­pagne en for­ti­fiant la xéno­pho­bie, le machisme ou les dif­fé­rences sociales avec des mes­sages très bêtes… Ils ont toutes les camé­ras poin­tés sur eux, impu­né­ment. C’est le monde à l’en­vers. Vont-ils main­te­nant mettre en pri­son le réa­li­sa­teur de V de Ven­det­ta ? Et Taran­ti­no ? Et tous ces films dans les­quels on voit des extra­ter­restres faire explo­ser la Mai­son Blanche ? Ce sont juste des réa­li­tés alter­na­tives qui montrent un anti­con­for­misme, comme Val­to­nyc dans ses chan­sons”, il insiste.” Quand la musique est opta­tive dans l’é­du­ca­tion ces choses ont lieu, que l’un reste dans la lit­té­ra­li­té et non dans l’arrière-plan, chose impor­tante dans l’art : les paroles des chan­sons de Val­to­nyc, bien qu’elles soient d’un mau­vais goût, reflètent de la peur. Et disent ‘pour­vu que la peur change de camp’, rien de plus. Mais plu­sieurs écoutent seule­ment ce qui les inté­resse”.

L’ar­tiste Juan­cho Mar­qués ne s’é­tonne pas non plus : “C’est depuis long­temps déjà, que l’on réprime les artistes… Dans mon vil­lage, à Aran­juez, plu­sieurs de mes col­lègues l’ont déjà subie : des rap­peurs n’ayant pas pu chan­ter car on les a cen­su­rés. Moi non, peut-être parce que je n’ai pas été si polé­mique ou n’ai pas eu de paroles exces­si­ve­ment poli­tiques. Oui elles sont poli­tiques, mais pas si directes comme celles de Val­to­nyc”, il s’ex­plique. “Il y a deux types de cen­sure : l’une, plus direct ou agres­sive, celle qui t’amène en pri­son de manière très dis­pro­por­tion­née. Mais il y a la deuxième qui est celle de consi­dé­rer les rap­peurs comme des artistes de deuxième zone. Nous n’exis­tons pas à la radio et dans les grandes plates-formes. La musique urbaine a très peu de sou­tien et nous avons appris à faire tout tout seuls : nous sommes nos propres com­mu­ni­ty mana­gers, nous fai­sons nos chan­sons, nos musiques, notre mar­ke­ting”.

Mar­qués croit qu’au fond “l’art a une capa­ci­té de chan­ge­ment et d’i­déo­lo­gie, déjà Pla­ton le disait dans son époque” et cela dérange le pou­voir. “Dans ce pays, rien n’a chan­gé, ce sont les mêmes chiens avec des laisses dif­fé­rentes depuis que Fran­co est mort dans son lit. Les mêmes conti­nuent à gou­ver­ner, avec les mêmes idées tra­di­tion­nelles, tou­jours réti­centes au chan­ge­ment…”. Le musi­cien sou­tient que le cas de Val­to­nyc “ne va pas en res­ter là, parce qu’au plus de cen­sure il y a, plus les gens vont répondre” : “nous ne com­pre­nons pas com­ment un rap­peur peut aller trois ans et demi en pri­son pour avoir fait des chan­sons et un grand-père abu­sant de sa petite-fille voit sa peine s’a­bais­ser parce qu’elle dor­mait… quelle est le juste milieu de la jus­tice espa­gnole ? C’est sur­réa­liste, incon­gru. C’est une cari­ca­ture”.

Nega, de Riot Pro­pa­gan­da (ex-Chi­kos del Maiz), pense que “nous vivons une invo­lu­tion sau­vage en ce qui concerne nos droits et nous rap­proche plus à des pays comme la Tur­quie (ou à une Espagne en noir et blanc) qu’à l’U­nion Euro­péenne” : “C’est une sau­va­ge­rie ce qui se passe, et le pire de tout est qu’on l’assume et qu’on la nor­ma­lise avec une faci­li­té éton­nante”. Cela oui, l’in­dus­trie cultu­relle ne va pas res­ter les bras croi­sés. “Nous nous orga­ni­sons depuis dif­fé­rents col­lec­tifs et per­sonnes, afin de don­ner une réponse. Le cas de Val­to­nyc a dépas­sé toutes les limites. On y tra­vaille”.

25 février 2018 / Kaos en la red / tra­duit par ZIN TV

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Pre­sos polí­ti­cos (Pri­son­niers Poli­tiques), de San­tia­go Sierra