Faut-il rappeler que seule une petite minorité au Maroc domine vraiment le français ? Que cette langue française a aussi été celle du colonialisme et du mépris pour les indigènes ?
par Alain Gresh
« Le français peut vraiment être appelé une langue classique, un instrument de culture et de civilisation pour tous. Cette langue améliore ; elle est une école ; elle a le naturel, la bonhomie, elle sait rire, elle porte avec elle un aimable scepticisme mêlé de bonté (sans bonté, le scepticisme est une mauvaise chose). Le fanatisme est impossible en français. J’ai horreur du fanatisme, je l’avoue, surtout du fanatisme musulman ; eh bien ! ce grand fléau cessera par le français. Jamais un musulman qui sait le français ne sera un musulman dangereux. C’est une langue excellente pour douter ; or le doute sera peut-être dans l’avenir une chose fort nécessaire. ».
Ainsi parlait Ernest Renan, le 2 février 1888 (Œuvres complètes, Tome II, Calmann-Lévy, Paris, 1948, p. 109), et tous ceux qui, comme lui, se faisaient les apôtres de la mission civilisatrice de la France. Admirez, en particulier : « Le fanatisme est impossible en français. » Ce n’est évidemment pas en « fanatiques » que les troupes françaises massacraient depuis près de soixante ans en Algérie, mais en civilisateurs de ces centaines de milliers d’Arabes qui n’avaient pas encore compris la beauté et les subtilités de la langue française, ni sa « bonté ».
Dans un point de vue publié par le journal Le Monde, et intitulé « Maroc : l’islam doit rester dans les mosquées », l’écrivain Tahar Ben Jelloun développe une argumentation qui n’est pas sans rappeler celle de Renan. Le sous-titre de l’article publié dans la version papier est d’ailleurs explicite : « C’est l’arabisation qui fait le lit de l’intégrisme. »
Après la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) aux élections législatives marocaines, Ben Jelloun écrit donc :
« L’islamisme marocain a été fabriqué depuis longtemps. On peut dater son émergence avec la politique irresponsable d’arabisation de l’enseignement dans le sens d’un monolinguisme où tout a été confié à la pensée islamique. Je me souviens en 1971 avoir quitté mon poste de professeur de philosophie le jour où le ministère de l’intérieur décida d’arabiser cet enseignement dans le but non avoué de limiter l’accès des élèves marocains aux textes jugés subversifs de la philosophie qui s’enseignait à l’époque en français. »
« On a remplacé les textes de Nietzsche, de Freud, de Marx, de Weber et bien d’autres par l’histoire de la pensée islamique, laquelle était enseignée parmi d’autres courants. »
Peut-être le régime dictatorial mis en place par Hassan II et la répression qui a frappé – notamment – les étudiants et les enseignants ont-ils aussi aidé à faire disparaître l’esprit critique, non ?
« L’arabisation ratée de l’éducation nationale a été doublée par le recours à l’enseignement privé bilingue et ouvert sur d’autres cultures. Tous les responsables de cette politique n’ont pas ménagé leurs efforts pour inscrire leurs enfants dans les lycées de la Mission française ! Les diplômés francophones (en fait bilingues) trouvaient plus facilement du travail que ceux qui ne maîtrisaient que l’arabe. »
Il est sûr que, au Maroc comme d’ailleurs en Algérie, la politique d’arabisation a été un échec. Mais faut-il rappeler que seule une petite minorité au Maroc domine vraiment le français ? Que cette langue française a aussi été celle du colonialisme et du mépris pour les indigènes ? Et qu’une partie des francophones (mais aussi des arabophones) soutiennent une monarchie à la fois corrompue et répressive ? Qu’ils le fassent en arabe ou en français n’a pas grande importance.
Et l’auteur poursuit : « Un fossé sociologique s’est creusé entre ces deux clans. Les islamistes vont recruter dans le milieu arabophone, frustré et marginalisé par le pouvoir. »
D’un côté les bons francophones, de l’autre les méchants arabophones… Et comme les islamistes se développent dans tous les pays arabes, même là où la population, comme en Egypte, ne parle que l’arabe, nous pouvons en conclure avec Tahar Ben Jelloun que si le français est la langue de la civilisation, l’arabe est celle du fanatisme.
« Le Maroc a de tout temps été musulman et n’a jamais éprouvé le besoin de mélanger la religion et la politique. Des confréries ont toujours existé, se comportant souvent de manière décalée par rapport au rite malékite et animant des débats critiques entre elles. Pourquoi ce pays tombe-t-il aujourd’hui entre les mains de politiciens ambitieux, assez bien implantés dans les milieux populaires et au programme assez flou ? Que s’est-il passé ? Je ne crois pas à l’effet domino, car la situation de la Tunisie n’a rien à voir avec ce que vit le Maroc, depuis l’arrivée du roi Mohammed VI. »
Ah bon ? En quoi le Maroc de Mohamed VI est-il si différent ? Un régime autoritaire, gangrené par la corruption, un jeu politique fermé, une jeunesse à l’abandon, un roi qui se définit comme « commandeur des croyants », une pauvreté sans pareille, une presse indépendante muselée sous différents prétextes…
La situation serait quand même meilleure que sous le règne de Hassan II, laisse entendre l’écrivain. Pourtant, à cette époque, il ne semblait pas vraiment indigné par ce qui se passait au Maroc. Après la publication d’un roman qu’il consacrait au bagne de Tazmamart, où 58 officiers avaient été emmurés vivants, Florence Aubenas et José Garçon avaient beau jeu de lui rappeler dans Libération (« Ben Jelloun s’enferre dans Tazmamart », 15 janvier 2001), non seulement qu’il était resté silencieux sur Tazmamart, mais que — je cite :
« Ben Jelloun n’est à vrai dire jamais avare d’un “J’accuse” et siège volontiers au tribunal parisien des Grandes Consciences. En avril 1995, il harangue la classe politique sur la Tchétchénie : “Un peu de décence ! Un peu de courage !”. Dans le quotidien espagnol El Pais, en 1997, il s’indigne de ces intellectuels qui osent rester silencieux sur l’Algérie. Dans L’Express, en 1999, il précise sa position “d’écrivain impliqué“ : “Je m’implique dans des combats et des valeurs la justice, la liberté, la dignité qui sont ceux de tout intellectuel qui se respecte. Cela me paraît même être un devoir (…) En tout cas, c’est ma raison d’être littéraire”. »
« Au Maroc, si Ben Jelloun est aussi un “écrivain impliqué”, ce serait plutôt à la Cour. En 1987, lorsqu’il reçoit le prix Goncourt pour La Nuit sacrée, Hassan II lui envoie ses “félicitations paternelles” et “sa haute sollicitude”. Invité, décoré, fêté à Marrakech par le monarque, il devient peu à peu ce que le Maroc appelle “un protégé”. Pendant ces années de plomb, Ben Jelloun ne risquera jamais un murmure, alors que s’accumulent les dénonciations dès le début des années 1980. “Nous sommes un peu plus que des rats, beaucoup moins que des hommes”, dit notamment la première lettre sortie du bagne, rendue publique en 1981 par Christine Daure-Serfaty. Pour expliquer son silence, Ben Jelloun avance aujourd’hui : “J’étais comme tous les Marocains, j’avais peur. Je ne voulais pas affronter Hassan II de face. Je voulais pouvoir rentrer chez moi”. »
Revenons à la tribune de Ben Jelloun :
« L’autre élément important est que ces élections ne sont pas le résultat de la démocratie. Certes, les votes ont eu lieu sans interventions, sans truquages. Mais le fait que seulement 45 % des inscrits se soient déplacés pour voter veut dire que la pédagogie du travail démocratique n’a pas avancé. Car la démocratie n’est pas une technique mais une culture. Le Maroc n’a pas eu le temps de cultiver la démocratie dans les esprits. »
Le Maroc « n’a pas eu le temps » : c’est le langage de tous les dictateurs, qui expliquent que leur peuple n’est pas mûr, qu’il faut l’éduquer… C’est ainsi que, en France, durant une partie du XIXe siècle, on justifiait le suffrage censitaire. C’est aussi ainsi qu’on expliquait le refus du droit de vote aux femmes.
« Il faut du temps, car il ne suffit pas d’aller voter, encore faut-il voter dans un esprit qui met en avant les valeurs de la modernité (Etat de droit, respect de l’individu, etc.). Or tant que le champ religieux se mêle du politique, cette pédagogie est en échec. »
Que faut-il en déduire ? Que le peuple n’est pas mûr pour le droit de vote…
En conclusion, Ben Jelloun écrit :
« Même noyés dans un gouvernement de coalition, les islamistes marocains risquent de bloquer l’évolution de ce pays où le fléau de la corruption, où la précarité et les inégalités sont de plus en plus intolérables. »
N’est-ce pas plutôt la monarchie qui a bloqué les évolutions depuis des décennies ?
« Ces gros problèmes ne se résoudront pas par des prières, mais par une mobilisation rationnelle et une volonté politique qui fera de la lutte contre la pauvreté et la misère une priorité absolue. »
Mais pourquoi ni le roi, ni les partis du centre ou de gauche, n’ont-ils jamais fait de cette lutte leur priorité absolue ? Et pourquoi Ben Jelloun s’en préoccupe-t-il seulement quand les islamistes arrivent au gouvernement ?
jeudi 8 décembre 2011
Source : blog du Diplo