par Henri Maler, le 25 février 2013
Nous publions ci-dessous une contribution à un ouvrage collectif intitulé 2012 : les sociologues s’invitent dans le débat, coordonné par Louis Pinto et paru en février 2012, aux éditions du Croquant dans la collection Savoir/Agir : une contribution synthétique qui, dans les limites d’un nombre de signes limité, présentait quelques propositions de transformation des médias à actualiser et compléter (Acrimed)
Transformer les médias
La conjugaison de la « révolution numérique » et de la dérégulation libérale bouleverse l’ensemble du paysage médiatique : elle favorise la création de nouveaux supports et redistribue la place et les rapports entre ceux qui existaient jusqu’alors ; elle accélère la concentration et la financiarisation des médias privés ; elle modifie les rapports de forces entre les différents acteurs technologiques et économiques ; elle affecte les droits des créateurs et transforme leur rôle ; elle ébranle le journalisme professionnel (les conditions d’emploi et les pratiques). Mais plus que jamais c’est la recherche du profit qui gouverne ces transformations.
Éléments de diagnostic
Les concentrations des médias privés sont à la fois transnationales (même si ses effets en France restent peu perceptibles), multimédias (et conglomérales puisqu’elles touchent des pans entiers de la culture et des loisirs) et financiarisées : entendons par là qu’elles ne visent pas être seulement rentables, mais profitables. Ces concentrations n’englobent plus seulement les médias devenus traditionnels. Elles font intervenir, dans les domaines de l’information, de la culture et du divertissement, de nouveaux et puissants acteurs. Les groupes médiatiques traditionnels (en France : Dassault, Lagardère, Bouygues, etc.), géants, hier encore, de la production et de la diffusion des contenus sont des nains sur le plan économique, comparés aux géants des télécommunications, de l’industrie électronique et d’Internet : la confrontation est d’ores et déjà à l’œuvre. La régulation, l’arbitrage ou le contrôle (comme on voudra…) de ces transformations par des pouvoirs publics garants de l’intérêt général sont dérisoires.
L’invention, à un rythme inédit, de nouveaux supports technologiques (Internet, téléphonie mobile, I‑Pad, livre numérique, etc.) et la diversification, voire la fragmentation, de l’offre modifient les usages des divers supports et redistribuent leurs places respectives. S’il faut se garder des prophéties, enthousiastes ou catastrophées, force est de constater que les transformations des modes de diffusion et de consommation appellent des transformations des contenus et des financements qui ne soient pas soumises aux seules « lois du marché ». La multiplication des tuyaux n’est en rien une garantie de la qualité et de la diversité des contenus et de leur production.
« Dis moi qui te paie, je te dirai qui tu es » : si cette formule est un raccourci, elle n’est pas dénuée de toute pertinence, au moment où les modes de financement se transforment, se diversifient et se déplacent, avec les mutations de l’offre et des usages. Le modèle économique du double financement de la presse écrite par le lectorat et la publicité est durement touché. Les reculs des télévisions et des radios généralistes ne sont pas compensés par les fragmentations thématiques ou locales. Les médias du secteur public voient leurs ressources raréfiées. Les médias du secteur associatif sont laissés à l’abandon. Les acteurs indépendants, sur Internet, sont loin de disposer des moyens suffisants.
Dans le même temps, une « course-poursuite » est engagée entre, d’une part, le développement d’Internet et des libertés qu’il offre et, d’autre part, les forces déployées, comme ce fut toujours le cas avec les nouveaux supports médiatiques, pour les livrer à l’appropriation privée (et lucrative) et au contrôle (voire la censure) étatique. Parmi les conséquences des projets et les mesures qui visent à conforter l’emprise économique et politique du libéralisme autoritaire (mais peut-être s’agit-il là d’un pléonasme…), on peut citer par exemple la numérisation des livres par Google, les privilèges accordés aux logiciels payants, les remises en cause périodiques de la « neutralité du net », la « Loi d’Orientation et de Programmation Pour la Sécurité Intérieure » (dite Lopps1) adoptée en 2002 et « Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure » (dite Loppsi2), adoptée en 2011, qui organisent la traque des internautes.
Les transformations en cours déplacent les frontières déjà poreuses entre les divers producteurs d’information et de culture, en généralisant les informations et les créations bénévoles et gratuites. Elles mettent à rude épreuve les droits des journalistes, des auteurs de livres et des créateurs. La généralisation de l’existence des articles et des livres sur divers supports s’effectue au détriment de leurs auteurs. Et sous couvert de protéger les droits des créateurs, la loi Hadopi entérine le dépérissement des droits d’auteur des journalistes et consacre l’emprise des artistes les mieux rémunérés et des sociétés de perception des droits.
Sous l’effet conjugué (et apparemment paradoxal) de la montée en puissance des contributions bénévoles particulièrement sur Internet (« blogs ») et de la recherche de la rentabilité ou de la profitabilité maximale, les conditions de travail et les productions des journalistes professionnels ne cessent de se dégrader. L’extension du journalisme précaire (et sous-payé) et l’intensification des rythmes de travail, la généralisation d’un journalisme de flux (et de recyclage des dépêches d’Agence de presse) et de scoops spectaculaires au détriment, le plus souvent (mais pas toujours…) du journalisme d’enquêtes, la domination d’une minorité d’éditocrates sur une majorité de soutiers de l’information constituent des tendances lourdes que ne parviennent pas à enrayer quelques contre-tendances.
Quelques cibles
Face à des transformations d’une telle ampleur, les réajustements marginaux ne suffisent pas et les réformes partielles, aussi souhaitables soient-elles, ne seront que de simples échardes si elles ne s’inscrivent pas dans une perspective d’ensemble.
Pourtant, les propositions qui suivent ne sont que des fragments d’une utopie concrète qui, pour être effectivement rationnelle, devrait tenir compte de plusieurs contraintes. En effet, les transformations en profondeur du paysage médiatique ne peuvent aboutir sans transformations du système politique dont le paysage médiatique est nécessairement solidaire. En outre, ces mêmes transformations dépendent pour une large part de la mise en cause de traités et de directives européennes dominées par un libéralisme économique sans frein. Elles dépendent enfin et par conséquent de rapports de forces sociaux et politiques, nationaux et européens, qui devraient inciter à distinguer des objectifs à court terme et des objectifs à plus long terme qui, visés à travers les premiers, peuvent être — provisoirement, on l’espère — hors d’atteinte.
On l’a compris : il s’agit de présenter ici non des promesses, mais des cibles.
Constituer et constitutionnaliser un Conseil National des Médias
Organisme-fantoche dépendant du pouvoir politique, l’actuel Conseil Supérieur de l’audiovisuel (CSA) est un organisme-croupion qui ne remplit que des fonctions subalternes sur un segment, somme toute restreint, du paysage médiatique. Il devrait être remplacé par un Conseil National des Médias, radicalement différent par son statut, sa composition et ses missions. Un tel Conseil devrait être composé de représentants élus, de représentants des salariés des médias et des usagers des médias. En particulier, à défaut d’une élection spécifique (au demeurant envisageable), ce sont les proportions observées lors du premier tour des élections législatives qui devraient être respectées. Un tel Conseil devrait être constitutionnalisé et les rapports de ce « quatrième pouvoir » (dont la notion aurait ainsi une signification claire…) avec les autres pouvoirs trouver une place distincte dans la distribution des pouvoirs. Un tel Conseil devrait avoir en charge la régulation de l’ensemble du secteur des médias et notamment de l’application des dispositions législatives, de l’élaboration des dispositions réglementaires et de l’affectation des ressources publiques. Bref, de la mise en œuvre de l’ensemble des dispositions qui suivent.
Contrecarrer la concentration et la financiarisation des médias
La défense du pluralisme politique et de la diversité culturelle passe par la mise en œuvre de dispositifs qui visent, directement et indirectement, à limiter les concentrations financiarisées et à leur opposer les renforcements des médias sans but lucratif et des droits des journalistes et des salariés.
Ces dispositifs anti-concentration ne consistent pas seulement, ni même peut-être prioritairement, en mesures d’imposition de seuils de concentration ; ils doivent veiller simultanément à contrecarrer la financiarisation des médias et l’emprise de la publicité.
De là, la nécessité d’un ensemble de mesures législatives destinées à abaisser le seuil des concentrations autorisées par les dispositions françaises (et d’un combat pour son abaissement conjoint et unifié dans l’ensemble des pays européens) .Les critères d’imposition de seuils de limitation des concentrations mono-médias ou multimédias, devraient cumuler des seuils de concentration capitalistique, des limitations du nombre de titres et de canaux possédés et des maxima d’audience ou de diffusion..
Dans le même esprit, il est indispensable d’interdire le contrôle des actifs médiatiques par des firmes qui sont largement présentes dans d’autres secteurs d’activité économique et, en particulier, par des firmes qui dépendent de l’obtention de marchés publics. De telles dispositions s’imposent particulièrement en France face à l’emprise de Bouygues, Dassault et Lagardère. De même, il est nécessaire non seulement de s’opposer à toute nouvelle privatisation des médias publics et des infrastructures de télécommunication, mais également de remettre en cause les privatisations déjà réalisées et de s’opposer à toute prise de contrôle des médias de masse par des fonds de pensions ou des groupes et conglomérats multinationaux. Enfin il convient de limiter l’ampleur des financements par la publicité en réduisant la surface ou la durée des messages publicitaires.
Il reste que la meilleure des résistances contre les concentrations capitalistes réside dans la constitution d’un service public de l’information et de la culture.
Constituer un service public de l’information et de la culture
L’information et la culture sont des biens communs. Ils ne peuvent le rester ou le devenir qu’à condition que l’ensemble de leurs moyens de production et de diffusion fassent l’objet d’une appropriation démocratique qui donne la priorité à des médias sans but lucratif.
Une telle appropriation devrait reposer sur la conjugaison de deux formes de propriété : la propriété publique et la propriété coopérative L’ensemble de ces mesures pourraient permettre de développer un service public de l’information et de la culture, adossé à deux formes de propriétés ou deux secteurs : le secteur public et le secteur associatif.
(1) L’appropriation publique n’est pas condamnée à virer à la confiscation étatique et bureaucratique, du moins sous certaines conditions, parmi lesquelles la constitution et la constitutionnalisation d’un Conseil National des Médias indépendant et l’extension des droits des salariés des médias.
Cette appropriation publique devrait inclure, sous des formes spécifiques, le secteur public de l’audiovisuel, l’AFP et les infrastructures techniques des télécommunications et permettre de mutualiser les moyens de production, d’impression et de diffusion.
Plus précisément, l’audiovisuel public devrait retrouver la maîtrise de sa programmation et de sa stratégie économique. Ce qui passe par la fin de la concurrence faussée avec la principale chaîne de télévision et donc la déprivatisation de TF1. Ce qui suppose, en outre et entre autres, les mesures suivantes : l’intégration de l’audiovisuel extérieur (RFI et France 24) à France Télévisions ; l’abrogation des décrets Tasca (qui contraignent à un externalisation presque complète de la production et à l’abandon de tous les droits dérivés) ; l’augmentation progressive de la redevance qui serait rendue proportionnelle aux revenus.
À ces conditions, l’offre multimédia, garante du pluralisme politique et de la diversité culturelle, pourrait être effective sur tous les canaux.
(2) L’appropriation coopérative n’est pas condamnée à l’impuissance pour peu que lui soient donnés les moyens légaux et financiers de se développer. Les médias associatifs et coopératifs du tiers secteur (télévisions, radios, sites, journaux associatifs) sont aujourd’hui délaissés : ils sont privés de ressources suffisantes, d’accès à la TNT pour les télévisions et d’aide à la presse pour les journaux et pour les sites associatifs qui n’emploient pas de journalistes professionnels.
Or, l’importance de ces médias ne se mesure pas seulement à leur audience quantitative (d’ailleurs souvent sous-estimée) : médias de proximité, de partage et de solidarité, ils entretiennent des rapports qualitatifs irremplaçables avec leur usagers ; viviers de formation de journalistes et de créateurs culturels, ils sont indispensables à la diversité, notamment sociale, de l’information et de la culture. Ce faisant, ils participent pleinement à la refondation d’un service public bien compris. Ils doivent bénéficier d’une place et d’aides publiques appropriées.
(3) La presse écrite quotidienne confrontée à la crise du modèle économique fondé sur le double financement par la publicité et par les lecteurs, et à l’érosion de son lectorat, vit sous perfusion, notamment grâce aux aides publiques à la presse. C’est pourquoi il est urgent de transformer ces aides, qu’elles soient directes ou indirectes, pour qu’elles soient attribuées prioritairement, voire exclusivement aux médias sans but lucratif, qu’ils soient privés ou associatifs, et donc de créer un statut des sociétés de presse à but non lucratif.
Garantir les droits des journalistes, des créateurs et des usagers
L’ensemble des dispositions spoliatrices et liberticides, comprises dans les lois évoquées plus haut doivent être abrogées. Les droits des journalistes, des créateurs et des usagers doivent être garantis. Les journalistes doivent disposer de droits collectifs reconnus : c’est pourquoi il est nécessaire que les codes de déontologie soient annexés à la convention collective nationale et que les rédactions se voient reconnaître un statut juridique (et des droits effectifs) au sein de chaque média. Les usagers des médias, pour ne pas être traités en simples consommateurs, doivent être représentés, ne serait-ce qu’à titre consultatif, dans les principales instances d’orientation et de régulation des médias. La critique des médias, enfin, ne saurait être limitée au « Courrier des lecteurs » et aux « forums d’internautes » ni être réservée aux professionnels de la profession et autres « médiateurs ». C’est pourquoi cette critique, dotée non de pouvoirs de sanction, mais de pouvoirs d’interpellation doit être favorisée.
Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi ; pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires.
Henri Maler, janvier 2012.
Source de l’article : Acrimed