« Un journal est un accessoire de puissance et de standing »
Entretien, par Marion Rousset| 28 septembre 2012
Source : Regards.fr
Bernard Arnault, qui déménage sa résidence fiscale en Belgique, en Une de Libération. Le titre : « Casse toi, riche con ». Cette couverture a suscité une tempête médiatique. Quelles sont les relations des milliardaires et de la presse ? Jean Stern, auteur des Patrons de la presse nationale (éd. La Fabrique, à paraître le 17 octobre), répond.
Que pensez-vous du traitement journalistique autour de l’« affaire Arnault » ?
Jean Stern. On a énormément parlé de la Une de Libération, « Casse-toi, riche con », dont on peut discuter la pertinence journalistique et linguistique. Mais en réalité, il aurait fallu parler ce jour-là de celle des Echos ! C’est le seul journal national à n’avoir fait aucun état de la nouvelle situation de Bernard Arnault qui demandait l’exil fiscal en Belgique. Ils en ont parlé en quelques lignes le lundi et le mardi, ils ont fait une brève sans citer Libé pour indiquer qu’Arnault portait plainte contre un journal qui l’avait insulté publiquement. Or cet homme, qui est le plus riche de France, et même d’Europe, est également propriétaire des Echos. Cette histoire montre bien que le contrôle des journaux par les milliardaires n’est pas une vue de l’esprit.
Le patron de LVMH a récusé vouloir changer de résidence fiscale…
Il a dit : « Je reste citoyen Français ». Bernard Arnault est propriétaire de nombreuses demeures à Paris, dont un hôtel particulier rue Barbet-de-Jouy, dans le 7ème arrondissement, doté au sous-sol d’une piscine olympique de 50 mètres. Pour l’anecdote, il l’a racheté à Betty Lagardère, la veuve de Jen-Luc Lagardère. S’il va en Belgique, ce n’est pas pour y habiter, bien entendu. Mais pour organiser sa succession : le régime patrimonial belge lui est plus favorable de ce point de vue. L’Echo, quotidien belge d’économie, a sorti de nombreuses révélations que la presse française a très peu relayé sur un certain nombre de holdings et de sociétés que Bernard Arnault est en train de créer en Belgique. Il cherche à éviter que ses enfants et ses héritiers ne paient des impôts sur la succession.
Vous parlez de « satisfaction narcissique ». Est-ce suffisant pour expliquer le désir de Bernard Arnault d’investir dans la presse ?
Comme tous les milliardaires actuels, Arnault s’est construit avec le concours de l’Etat et des banques publiques, notamment du Crédit Lyonnais. Ces liens incestueux sont anciens. S’il a racheté La Tribune, ce n’est pas du tout parce qu’il s’intéressait à ce journal de gauche dirigé par un opposant au Traité de Maastricht, Philippe Labarde. Mais pour des raisons fiscales. Le Premier ministre de l’époque, Edoaurd Balladur, craignait la disparition de La Tribune, asphyxiée financièrement par un autre milliardaire – le Libanais Georges Ghosn – qui faisait payer des 4x4 par le journal ! Finalement, le patron de LVMH se rend compte qu’être propriétaire de presse, non seulement ça fait joli dans les salons, mais que c’est un instrument de puissance. Petit à petit, se crée l’idée qu’un journal est un accessoire de puissance et de standing, comme un yacht, une maison dans le Lubéron, un jet privé… Dans le très petit milieu des clubs et Conseils d’administration consanguins, les journaux permettent d’envoyer des « scuds » à ses rivaux. Arnault et Pinault s’en sont servis dans la guerre qui les opposait autour du contrôle de Gucci et des parfums d’Yves Saint Laurent. Mais le premier va probablement se désengager de la presse dans le courant de l’année 2013. La balance est faite, dans sa tête, entre ce que ça lui apporte et les ennuis qu’il récolte.
Xavier Niel a un jour déclaré : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et après ils me foutent la paix »…
Xavier Niel a eu une image sympathique jusqu’à récemment. En réalité, il est très présent, notamment au Monde où il appelle certains journalistes, en rencontre d’autres, en lien presque permanent avec le directeur, Louis Dreyfus. Il assiste à tous les conseils de surveillance. C’est un vrai patron, contrairement à Arnault, qui n’a pas besoin de quotidiens, mais d’une presse de glamour qui lui permette de valoriser ses marques. Les éditeurs lui ont facilité la tâche ces dernières années, avec Le Monde magazine du vendredi, Next de Libération, Obsession du Nouvel Observateur, le cahier Style de l’Express… Tous ces supports sont essentiellement conçus pour accueillir la publicité du luxe, et en particulier de LVMH – premier consortium de marques de luxe en France.
Vous évoquez la suppression, par la direction du groupe Prisma, de cinq pages d’un dossier consacré à La France sous l’Occupation dans Géo Histoire. L’article évoquait les amitiés nazies d’Henry Vuitton…
Henry Vuitton avait des accointances avec le nazisme, il a eu la médaille des SS. Cette information était tirée d’un livre de Stéphanie Bonicini, Louis Vuitton, une saga française, qui n’a donné lieu à aucune recension. A ma connaissance, à part Le Canard enchaîné, les journaux n’en ont pas parlé. C’est pourtant un ouvrage très sérieux qui rend même hommage à Arnault. L’ensemble de la presse française s’est autocensurée sur le sujet. Paresse, lâcheté, faiblesse, pressions… Les journalistes n’y sont pas pour rien. Idem, une exposition récente sur Vuitton au musée Carnavalet, qui dépend de la Ville de Paris, n’en a pas touché un mot. Là, c’est grave. Je ne mets pas en cause personnellement Christophe Girard, qui était adjoint à la Culture, mais force est de constater qu’il est à la fois le « patron » de ce musée et l’un des bras droits de Bernard Arnault. L’affaire de la Samaritaine est, quant à elle, un pur scandale. Ce monument devait devenir un lieu de mémoire, du logement social, etc. Moyennant quoi, LVMH va y ouvrir un hôtel de luxe. En échange de quoi ? Un musée, une fondation, une subvention pour le musée Galliera ? Toutes les actions de mécénat que mène Bernard Arnault sont intéressées.
Comment ces relations entre la presse et les milliardaires ont-elles commencé ? Quelles en sont les implications économiques ?
Les socialistes ont laissé la presse tomber dans les mains des milliardaires sans jamais s’y opposer. François Mitterrand, par ses liens personnels et politiques, par sa stratégie, a favorisé cette prise de contrôle qui a commencé au début des années 80. Aujourd’hui, nous sommes à la fin d’un cycle. Arnault, Pinault, Dassault, Lagardère sont des oligarques qui n’ont pas de vision de la presse. Ils la maintiennent tout juste hors de l’eau pour lui éviter de crever. Libération appartient en partie à l’un des hommes les plus riches de France, or ses journalistes y travaillent beaucoup avec de tous petits moyens. C’est aussi ce qui va se passer au Monde. Le seul journal dans lequel on investit beaucoup, c’est Le Point. Pinault en a besoin, c’est sa vitrine. Entre parenthèse, Air France – qui représente 14% des ventes de Libération, 10% des Echos, 10% du Figaro, 10% du Monde – va probablement arrêter d’acheter des exemplaires… Comment les journaux vont-ils s’en sortir ? D’autant que l’âge d’or publicitaire des années 80 – 90 est terminé. Tant que la publicité tombait, on ne se posait pas de question. Les groupes Hachette, Prisma, etc., payaient des salaires extraordinaires. Mais c’était du leurre : la presse se lisait de moins en moins et l’Etat omniprésent y mettait des centaines de millions d’euros en pure perte – sans jamais demander aux syndicats de réfléchir à des stratégies et aux propriétaires à leurs investissements. Si les journaux n’avaient pas appartenu aux milliardaires, ils auraient été peut-être plus modestes. C’était un miroir aux alouettes. On a fait des journaux de plus en plus épais pour mettre de plus en plus de pub, donc il a fallu embaucher de plus en plus de Secrétaires de rédaction, de maquettistes, de commerciaux… Sans réellement améliorer le contenu ! Quand ce système s’est effondré dans les années 2000, ça a accru la puissance de gens comme Arnault qui ont pu endosser l’habit de mécènes.
Faut-il aller chercher d’autres modèles à l’étranger ?
Non, il faut les inventer. L’exemple de Rue89 est intéressant, l’équipe a su créer une valeur journalistique. Mais c’était un modèle gratuit, or l’info a un prix qui n’est pas celui du marché. Aujourd’hui, ni la gratuité ni la publicité ne peuvent financer l’information. Il faut donc inventer des modèles qui reposent sur les lecteurs comme Arrêt sur images ou Mediapart. Sans ça, la presse va mourir.