Le 18 janvier 2012 Lionel Maurel (Calimaq)
Les articles de presse doivent-ils être protégés par le droit d’auteur ? Ce n’est pas l’avis d’un récent arrêt d’une Cour de Bratislava. Pour sa première chronique, Calimaq en profite pour interroger la notion de copyright dans le cadre des médias.
La semaine dernière, avec l’évènement Hack The Press, l’équipe d’OWNI avait décidé de jouer les trublions et de faire bouger les lignes des pratiques journalistiques, à grands renforts de data, d’applications et d’infographies.
Un juge slovaque a néanmoins réussi selon moi à faire plus fort encore, en abolissant purement et simplement, par une décision rendue au début du mois de janvier, la possibilité de copyrighter la presse dans son pays.
Un coup de jurisprudence magique et pouf ! Fini le droit exclusif sur les articles de presse : no copyright !
Alors qu’un conflit assez sanglant opposait visiblement en Slovaquie des agences de presse à des agrégateurs reprenant leurs articles sur Internet, la Cour régionale de Bratislava a considéré que les articles de presse ne présentaient pas un degré d’originalité suffisant pour être protégés par le droit d’auteur. Coup de tonnerre juridique !
Le raisonnement suivi par ce juge est intéressant, car il permet d’interroger les rapports particuliers qu’entretient la presse avec la propriété intellectuelle.
Information (in Newspapers) Wants To Be Free !
Le propre de la presse est d’encapsuler et de véhiculer l’information, mais c’est un principe fort de la propriété intellectuelle que les informations et les faits bruts ne peuvent pas en eux-mêmes être protégés par le droit d’auteur. Comme les concepts et les idées, on dit qu’ils demeurent “de libre parcours“, afin que nul ne puisse s’approprier les briques de la réalité, ce qui ne manquerait pas d’avoir des conséquences cauchemardesques.
La convention de Berne indique d’ailleurs explicitement que :
La protection de la présente convention ne s´applique pas aux nouvelles du jour ou aux faits divers qui ont le caractère de simples informations de presse.
Néanmoins, si les informations brutes restent toujours libres et peuvent être réutilisées par tous, les textes des articles auxquels elles se trouvent incorporées peuvent être protégés, dans la mesure où ils répondent aux deux critères du droit d’auteur : la mise en forme et l’originalité. Le régime juridique de la presse est dès lors traversé par cette tension entre une forme protégeable et un fonds censé rester libre.
On perçoit bien cette tension latente lorsque l’on se penche sur le sort réservé en justice aux dépêches des agences de presse. Comme l’explique bien ce billet du blog Au canard lapin, une ancienne jurisprudence de la Cour de Cassation remontant à 1861 considérait que les dépêches ne disposaient pas de l’originalité suffisante pour être protégée par le droit d’auteur :
[…] le seul avantage du journal qui est le premier informé, de quelque façon et à quelque prix que ce soit, c’est de pouvoir profiter le premier de la nouvelle, de la livrer le premier à ses lecteurs ; mais qu’une fois qu’elle est connue et mise en circulation, elle appartient à tout le monde et celui qui l’a publiée n’y a pas plus de droit que tout autre ; qu’il n’y a donc là matière à une appropriation quelconque […]
C’est cette solution qui s’est appliquée jusqu’à une date récente aux dépêches AFP, dont la reproduction était libre, faute d’originalité, quand bien même l’accès au fil de l’AFP fait l’objet d’un abonnement payant. Avec la montée en puissance d’Internet, l’AFP a cependant cherché ces dernières années à revenir sur ce principe, d’abord en s’attaquant à des acteurs comme Google News, puis en tentant de renverser l’ancienne jurisprudence du XIXème siècle. Elle est d’ailleurs peut-être en passe d’y arriver, puisqu’en février 2010, le Tribunal de commerce de Paris a reconnu que les dépêches pouvaient présenter une certaine forme d’originalité susceptible d’être protégée :
“[…] Attendu que les dépêches de l’AFP correspondent, par construction, à un choix des informations diffusées, à la suite le cas échéant de vérifications de sources, à une mise en forme qui, même si elle reste souvent simple, n’en présente pas moins une mise en perspective des faits, un effort de rédaction et de construction, le choix de certaines expressions […]“
L’affaire a été portée en appel et le statut des dépêches demeure incertain en France. Mais le juge slovaque semble être allé plus loin dans sa décision, en déniant non seulement aux dépêches mais aux articles également, toute possibilité d’être protégés par le droit d’auteur, au nom de la conception particulière de l’originalité en vigueur dans ce pays.
Pas de droit d’auteur pour la presse ? Original !
La Cour de Bratislava a en effet considéré que les articles de presse ne pouvaient bénéficier de la protection du droit d’auteur au motif que pour qu’il en soit ainsi les œuvres en question devaient être “uniques”. Visiblement, la loi slovaque sur le droit d’auteur ne mentionne pas explicitement ce critère restrictif, mais le juge a considéré qu’il découlait de l’esprit du texte, alors même que la directive communautaire qui sert de base à la législation en Europe ne parle que “d’originalité”. Il a fini par en déduire que les articles de presse n’étant généralement pas assimilables à des “œuvres littéraires”, ils n’étaient pas protégés et pouvaient être librement reproduits par les agrégateurs slovaques.
En retenant cette interprétation, le juge slovaque se met en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui avait reconnu dans une importante décision Infopaq, que les articles de presse constituent bien des œuvres de l’esprit pouvant bénéficier de la protection du droit d’auteur :
En ce qui concerne les articles de presse, la création intellectuelle propre à leur auteur […] résulte régulièrement de la manière dont est présenté le sujet, ainsi que de l’expression linguistique. Par ailleurs, dans l’affaire au principal, il est constant que les articles de presse constituent, en tant que tels, des œuvres littéraires visées par la directive 2001/29.
Mais le juge slovaque fait judicieusement remarquer que le seuil d’originalité déclenchant l’application du droit d’auteur n’est pas harmonisé en Europe et qu’il appartient aux États membres d’en déterminer la définition. C’est vrai que selon qu’on se trouve en Allemagne, en Autriche, en Angleterre ou en France, ce seuil d’originalité va être différent et il peut aussi varier dans un même pays selon les types d’œuvres. C’est ainsi qu’en Angleterre par exemple, où le seuil d’originalité est généralement très bas, il est fixé très haut par la loi en ce qui concerne les objets en trois dimensions, qui doivent pouvoir être considérées comme de véritables “sculptures” pour pouvoir être protégées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Georges Lucas a perdu un procès retentissant en Angleterre l’an dernier à propos des casques de StormTrooper, qui avaient été considérés comme des objets utilitaires et non des œuvres d’art par la Cour suprême d’Angleterre !
Même si elle peut surprendre au premier abord, la position du juge slovaque n’est donc pas à mon avis si fantasque que cela. Elle pointe simplement la nature particulière des œuvres saturées d’information que sont les articles de presse et la nécessité de les traiter de manière différente des œuvres littéraires, pour lesquelles le droit d’auteur a été conçu à l’origine. Des juges dans d’autres pays ont d’ailleurs parfois suivi des raisonnements similaires, comme ce fut le cas l’an dernier, lorsqu’un magistrat australien a décidé au nom du droit à l’information que les titres d’articles ne pouvaient pas être protégés par le droit d’auteur.
Par ailleurs, quelque chose me dit que ce juge slovaque s’entendrait assez bien avec… Richard Stallman !
Un régime juridique particulier pour les “oeuvres d’informations” ?
Richard Stallman, le père des logiciels libres et de la licence GNU-GPL, a en effet formulé d’importantes propositions pour repenser le système du copyright, notamment en distinguant plusieurs catégories d’œuvres différentes, alors que le régime actuel tend à les traiter indifféremment (j’en avais parlé ici et je reprends ma synthèse) :
> Pour les œuvres fonctionnelles (celles qui servent à « produire » quelque chose) comme les logiciels, les recettes de cuisine, les œuvres de référence (encyclopédies, dictionnaires), les polices de caractères, les œuvres pédagogiques de base, un système totalement ouvert qui garantit quatre libertés essentielles : utiliser l’œuvre, la copier, la modifier et la diffuser (sous sa forme originale et sous sa forme modifiée) ;
> Pour les œuvres d’opinion ou d’information : les mêmes principes, sauf la liberté de modifier l’œuvre afin de garantir l’intégrité et la fidélité à la pensée de l’auteur.
> Pour les œuvres d’art ou de divertissement : une protection par le droit d’auteur d’une durée de 10 ans à compter de la publication de l’œuvre qui ne vise qu’à empêcher le plagiat, la modification de l’œuvre et son exploitation commerciale. L’échange des œuvres sur les réseaux et tous les usages non commerciaux seraient en revanche autorisés.
Avec sa deuxième catégorie, Stallman propose donc bien un traitement différencié des “œuvres d’information”, au sein desquelles on peut ranger les articles de presse. Il recommande de leur appliquer un système de copyleft, permettant de les copier et de les rediffuser librement, avec la limite de ne pas les modifier pour respecter leur intégrité. On n’est finalement pas si loin du régime particulier des dépêches de l’AFP et de la solution dégagée par le juge slovaque !
En droit français, la notion “d’œuvres d’information” existe également, à l’état de traces dans une ancienne et fragile jurisprudence de la Cour de Cassation (affaire Microfor c. Le Monde de 1987). Il ne s’agit cependant pas de reconnaître un statut particulier aux articles de presse, mais d’accorder davantage de libertés aux professionnels de l’information pour incorporer des éléments protégés à des créations dont le but est d’informer, au nom du droit à l’information. Il existe également une exception au droit d’auteur pour les revues de presse, qui montre que même le rigide droit français reconnaît une spécificité aux articles de presse.
Au commencement pourtant, la presse était libre…
L’histoire est également instructive pour essayer de penser une presse sans copyright. Le juriste américain Robert Brauneis raconte dans un papier passionnant publié en octobre 2010 au SSRN qu’il a fallu attendre relativement longtemps avant que la presse ne se trouve soumise à l’emprise du copyright aux Etats-Unis (je traduis) :
“Jusque dans les années 1880, l’industrie américaine de la presse est restée étrangère au copyright et n’employait jamais sa rhétorique. Les éditeurs de journaux bénéficiaient d’un usage largement admis leur permettant de copier les articles publiés dans d’autres journaux. Cette coutume était reconnue et encouragée par le gouvernement qui avait mis en place une franchise postale pour l’envoi des copies échangées par les éditeurs de presse. Les patrons de presse n’enregistraient jamais leurs articles avant publication et renonçaient donc de ce fait à la protection du copyright.
A partir du milieu du 19ème cependant des changements technologiques, au premier rang desquels l’introduction du télégraphe, ont radicalement modifié la structure des industries de presse. Le télégraphe contribuait pourtant à conférer davantage de valeur à l’information immédiate, mais associés aux progrès de la composition, de l’impression et des transports, il a également commencé à poser aux journaux un problème à propos de la propriété des contenus. Permettant aux nouvelles de se propager plus rapidement, le télégraphe diminuait en effet l’avantage sur lequel le premier à sortir une information pouvait compter pour rentabiliser son investissement, de même qu’il soumettait davantage les journaux à la concurrence, dont ils avaient été jusqu’ici protégés par leur éloignement géographique.
[…] Dans ce contexte au cours des années 1880, l’Associated Press et la Western Union commencèrent à investir les arènes législatives et judiciaires pour défendre l’idée que les articles de presse devaient faire l’objet d’une protection juridique”
L’histoire aurait donc pu être différente, si la progression du capitalisme cognitif n’avait pas conduit à enfermer la presse dans le carcan du copyright, à une époque où tous les biens communs de la connaissance ont été systématiquement démantelés.
Quelle alternative pour la presse de demain ?
Une presse “à la slovaque”, sans aucun copyright, n’est peut-être pas souhaitable, si l’on se souvient par exemple des tensions entre Google News et la presse, qui s’étaient traduites l’année dernière par une retentissante décision de justice en Belgique. Une presse sans copyright aurait sans doute doute tôt fait d’être croquée par des “infomédiaires” de plus en plus puissants et agressifs. Néanmoins les enjeux nouveaux auxquels est confrontée la presse en ligne, comme ceux du Data journalism ou des rapports avec la blogosphère, montrent sans doute que la formule du copyright doit être dépassée.
Des pistes innovantes peuvent sans doute être recherchées dans des voies médianes, à mi-chemin du copyright “Tous droits réservés” et de l’absence totale de protection. Plusieurs pure players de l’information, comme OWNI en France ou Pro Publica aux Etats-Unis, ont déjà compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer des licences libres du type Creative Commons, pour s’inscrire dans de nouveaux écosystèmes informationnels.
Pro Publica, site citoyen d’information et vainqueur du prix Pulitzer en 2010, affiche même comme devise “Steal our Stories – Volez nos histoires“, ce qui fait immanquablement penser à un retour aux sources, à ces premiers temps de la presse aux États-Unis où la circulation et la dissémination de l’information primaient encore sur leur appropriation…
Source : owni
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