Venezuela : une victoire.

Le choix fait par les vénézuéliens de réélire Hugo Chavez avec 55 % des voix, face au programme néo-libéral du candidat Henrique Capriles qui a obtenu 44 % des voix, est d’autant plus significatif qu’il a suscité une forte participation citoyenne (80 %).

Le choix fait par les véné­zué­liens, le 7 octobre 2012, du pro­gramme socia­liste, éco­lo­gique et par­ti­ci­pa­tif de Hugo Cha­vez avec 55 % des voix, face au pro­gramme néo-libé­ral du can­di­dat Hen­rique Capriles qui a obte­nu 44 % des voix, est d’autant plus signi­fi­ca­tif qu’il a sus­ci­té une forte par­ti­ci­pa­tion citoyenne (80 %).

500px-simc3b3n_rodrc3adguez1.jpg Le phi­lo­sophe Simón Rodri­guez (1769 – 1854)

Depuis quelques années des can­di­dats pro­gres­sistes ras­semblent sys­té­ma­ti­que­ment le même niveau de suf­frages (Rafael Cor­rea en Equa­teur, Evo Morales en Boli­vie, Daniel Orte­ga au Nica­ra­gua, Dil­ma Rous­sef au Bré­sil..). C’est la pre­mière évi­dence que les médias en guerre depuis 13 ans contre le Vene­zue­la devraient ten­ter de com­prendre. Ce qui se passe en Amé­rique Latine, c’est tout sim­ple­ment que des majo­ri­tés sociales deviennent, grâce à la démo­cra­tie retrou­vée, majo­ri­tés poli­tiques. Au Vene­zue­la, l’éminence grise de Simon Boli­var, le phi­lo­sophe Simón Rodri­guez avait déjà pour idée maî­tresse l’intégration des exclus de la socié­té colo­niale : les noirs, les indi­gènes, les « par­dos », « more­nos ».. qui com­po­saient 60 % de la population.

Cette vic­toire appelle à mon sens deux autres réflexions.

1. Il est temps de com­prendre l’Histoire du peuple du Vene­zue­la, qui a trop vécu, trop lut­té, trop rete­nu ses larmes, trop appris, trop com­pris. Dans cette socié­té fon­dée dans la vio­lence du maître et de l’esclave, dans la cas­tra­tion conti­nue du sujet, la rage de l’humiliation s’est sou­vent accu­mu­lée au point de faire sau­ter toutes les bar­rières. L’échec de la deuxième répu­blique (1814) était due en grande par­tie au cau­dillisme de Boves qui trans­for­ma la rage col­lec­tive en ins­tinct de des­truc­tion. Il a fal­lu que Simón Boli­var (1783 – 1830) éli­mine ce dan­ger, reprenne cette rage à zéro, et fasse de son armée d’esclaves le ferment d’une répu­blique et l’outil de l’émancipation du reste de l’Amérique Latine.

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A la fin du ving­tième siècle, le Vene­zue­la pétro­lier aurait pu retom­ber faci­le­ment « dans les griffes de Boves ». La colère de l’immense pau­vre­té, l’arrogance de l’élite, tout y condui­sait. Ce qui a évi­té au Vene­zue­la de deve­nir une deuxième Colom­bie ou un deuxième Mexique, c’est l’élection de Hugo Cha­vez, mili­taire qui avait refu­sé la répres­sion comme réponse aux pro­blèmes sociaux, et construit un pro­gramme « boli­va­rien » trans­for­mant la vio­lence en force de construc­tion : assem­blée consti­tuante (1999) puis démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive (2002 – 2012).

C’est tout le para­doxe de cette his­toire incom­prise : il a fal­lu au peuple élire en 1998 un lea­der boli­va­rien venu des des forces armées pour reprendre l’Histoire, exor­ci­ser la rage, la peur, pour être soi, mais sur­tout « être plus » comme dit Pau­lo Freire, c’est-à-dire dia­lo­guer avec le reste du monde, se recon­naître peu à peu dans les autres.

Quand Cha­vez parle lon­gue­ment à la popu­la­tion, en péda­gogue des droits humains, de l’économie socia­liste, des droits ins­crits dans la nou­velle Consti­tu­tion, de l’Histoire cen­su­rée du Vene­zue­la, c’est tout le contraire d’un embri­ga­de­ment. Il tra­vaille pour que le pro­ces­sus ne dépende plus d’un seul homme, et il le fait inlas­sa­ble­ment. En 2012, la sédi­men­ta­tion de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, avec ses 40.000 conseils com­mu­naux, a déjà rom­pu avec le pater­na­lisme endé­mique et la paix sociale ache­tée par les régimes antérieurs.

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Pour arri­ver à cela, Cha­vez ne fait que reprendre la manière du chan­teur Ali Pri­me­ra qui ensei­gna aux Véné­zué­liens qu’il exis­tait un pas­sé et un dehors. Le chantre des casas de cartón, du haut de sa voix rauque et de ses notes bles­sées, racon­tait qu’il y a autant de morts en Haï­ti que le coli­bri bat d’ailes en un siècle. Pri­me­ra refu­sa de vendre son chant ou d’apparaître dans une télé­vi­sion qui au Vene­zue­la n’admettait que les blancs, pré­fé­rant l’abrazo de foules gran­dis­santes, jusqu’à sa mort. En par­lant avec humour à ceux à qui jamais on ne par­lait, Ali Pri­me­ra ou Hugo Cha­vez réveillent un peuple et lui com­mu­niquent le sen­ti­ment d’exister.

Exis­ter. Digni­té. Ces mots expriment le corps brun, noir, pauvre sor­ti de l’ombre et qui vous cherche, vous sai­sit par le bras, jusque sous la pluie, et ce visage trop pré­sent sou­dain qui vous parle, vous parle de ce qu’il refuse à pré­sent de perdre, dans le rire sou­ve­rain, là où se dressent chaque matin les échoppes des ven­deurs de rue, là où la jeune femme brune lève un bras mus­clé et pose sa ques­tion en repo­sant son enfant par terre. Mains noires plon­gées dans la terre noire, qui ne demandent qu’à nour­rir les corps déchar­nés de Hai­ti, la répu­blique soeur : la pen­sée resur­git dans la lutte, dans le temps, len­te­ment, deve­nant uni­ver­si­té, musique, pen­sée, sen­ti­ments, Petro­ca­ribe, Alba…

On rap­pelle par­fois que les idées de Rous­seau débar­quèrent ici dans les caisses de machines à impri­mer traî­nées sur le sable par les géné­raux de Boli­var, on oublie qu’elles ont dû coexis­ter très tôt avec l’imaginaire, bien enra­ci­né dans la moëlle, du « cumbe », cette com­mune libre ou les esclaves en fuite réin­ven­taient le monde. L’imprimerie allait bien­tôt tom­ber aux mains d’une élite post-boli­va­rienne comme outil de dis­tinc­tion contre la « plèbe anal­pha­bète » ? Mais la révo­lu­tion boli­va­rienne rend deux siècles plus tard au peuple ces livres à des prix sym­bo­liques. Le Vene­zue­la est deve­nu en 2012 le troi­sième pays d’Amérique Latine en nombre de lecteurs.

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2. Cette vic­toire est aus­si la défaite des grands médias qui aujourd’hui « pensent » la gauche occi­den­tale. Tête basse, celle-ci n’ose plus par­ler une autre langue. Elle com­pren­dra peut-être un jour que son refus de démo­cra­ti­ser et de plu­ra­li­ser en pro­fon­deur le champ média­tique, la condamne non seule­ment à ne plus com­prendre le monde, mais à ne plus y être enten­due et, à terme, à dis­pa­raître elle-même. Car réduire le monde à un jour­nal télé­vi­sé, c’est fina­le­ment ces­ser d’exister soi-même.

Le cli­ché : « Ah ! quel dom­mage que Cha­vez soit trop pri­maire pour com­prendre que les enne­mis de ses enne­mis ne sont pas for­cé­ment des amis » exprime la dif­fi­cul­té, voire le refus de s’informer et d’admettre que l’Autre est capable de pen­ser sub­ti­le­ment, d’avoir une stra­té­gie à long terme et une His­toire assez dense pour qu’on ne le défi­nisse pas en creux.

Com­ment igno­rer encore, en 2012, le mou­ve­ment pro­fond d’une diplo­ma­tie qui pro­cède en droite ligne de Simón Boli­var et de son pro­jet de réunir “les trois quarts de l’Humanité” lors du Congrès de Pana­ma (1826) pour bâtir « l’équilibre du Monde » ? Rêve mul­ti­po­laire sabo­té par les grandes puis­sances de l’époque mais sou­vent repris depuis par les nations du Sud (Ban­doeng 1955) ? Au-delà des contin­gences de qui gou­verne cha­cun des États (com­bien de des­potes ici ou là à l’époque de Boli­var, à l’époque de Ban­doeng, aujourd’hui ?), cette mul­ti­po­la­ri­té – un des cinq objec­tifs pour les­quels Hugo Cha­vez vient d’ètre réélu – consiste à pré­pa­rer, par des accords d’État à État, le jour où comme en Amé­rique Latine, et peut-être sous son influence, l’intelligence col­lec­tive des peuples per­met­tra de démo­cra­ti­ser les ins­ti­tu­tions poli­tiques et de construire des rela­tions inter­na­tio­nales sur les prin­cipes de sou­ve­rai­ne­té, d’égalité, de res­pect et de coopé­ra­tion. C’est dans ce sens que Cara­cas res­serre ses liens avec l’Afrique et l’Asie, et accueille­ra le som­met des non-ali­gnés en 2015.

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Thier­ry Deronne, Cara­cas, 8 octobre 2012.

Pho­tos de l’auteur : à Cara­cas, le peuple véné­zué­lien fête la vic­toire du 7 octobre 2012.

URL de cet article : http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/10/08/une-victoire/
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