De par sa superficie et ses ressources, la Colombie est l’un des pays d’Amérique latine les plus convoités par des investissements à grande échelle. Ces investissements se traduisent par des accaparements de terres pour la production de monocultures d’exportation qui mettent en péril l’accès des paysans au foncier. Depuis une dizaine de jours un mouvement paysan de grande ampleur se mobilise à travers tout le pays, soutenu par une part de plus en plus importante de la population. Au cœur de leurs revendications : l’instauration de prix planchers, la sécurisation de l’accès à la terre et la révision des politiques et des accords internationaux qui menacent leurs activités.
« L’entrée en vigueur du traité de libre-échange entre la Colombie et l’Union européenne en juillet dernier est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Avec le démantèlement des barrières douanières, les petits paysans colombiens sont directement concurrencés par un secteur agricole européen plus mécanisé et subventionné. Ce qui aura pour conséquence une chute des prix des productions locales et donc une baisse supplémentaire des revenus des paysans. Une nouvelle menace qui vient s’ajouter à la longue liste des dynamiques internationales favorisant l’accaparement des terres et la ruine de l’agriculture familiale. Les paysans colombiens sont également parmi les premières victimes des politiques en matière d’agrocarburants portées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Suite à ces politiques, la Colombie s’est lancée en 2008 dans une course effrénée à la production d’huile de palme, entrant dans le Top 3 des producteurs mondiaux. Avec pour conséquence des impacts dévastateurs : destruction de l’environnement, accaparements des terres, déplacement de population et volatilité croissante des prix sur les marchés régionaux et internationaux.
Le 9 septembre prochain, le Parlement européen doit réviser la politique en matière d’agrocarburants. La voix des paysans colombiens parviendra-t-elle jusqu’à Strasbourg ? », explique Maureen Jorand, chargée de mission souveraineté alimentaire au CCFD-Terre Solidaire
Colombie / Violence, terre et territoire
Si la violence est un ingrédient indissociable de l’accaparement des terres, nulle part sans doute autant qu’en Colombie, elle ne se manifeste dans toute sa terrible brutalité.
Aux origines du conflit armé : la terre
Au lendemain de l’assassinat du leader populiste Carlos Galan (1949), la Colombie, déchirée entre libéraux et conservateurs, s’enfonce dans la violence. Dans les régions montagneuses du centre du pays, des groupes de paysans libéraux prennent les armes pour défendre leurs terres contre les milices conservatrices. Parmi eux, un certain Pedro Marin, il a dix-huit ans. Quelques années plus tard, sous le nom de guerre de Manuel Marulanda, il sera l’un des fondateurs de la guérilla des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie). Il en sera l’un des chefs jusqu’à sa mort, en 2008. Fidèle à ses racines rurales, l’insurrection armée a fait de la réforme agraire une revendication fondamentale et des milliers de paysans, chassés de leurs terres, rejoindront ses rangs.
Aujourd’hui encore, la question agraire demeure une des clés du conflit armé et figure à la première place de l’agenda des négociations de paix qui, en août 2012, se sont ouvertes à la Havane entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC.
Qui sont les accapareurs ?
Toute l’histoire de la Colombie est marquée par la violence exercée contre les paysans par de grands propriétaires terriens, qui se sont constitué à leurs dépens de vastes domaines souvent consacrés à l’élevage extensif – ceux-ci couvrent aujourd’hui quelque 39 millions d’hectares, alors que seulement 5 millions d’hectares sont dédiés à l’agriculture.
Les multinationales bananières sont également présentes de longue date sur le territoire colombien. Dans « Cent ans de solitude », le romancier Gabriel Garcia Marquez évoque déjà le massacre de plusieurs centaines de travailleurs des bananeraies de la région de Santa Marta. Et aujourd’hui, en Uraba, c’est encore sur le territoire de communautés paysannes que les compagnies cherchent à étendre leurs opérations.
« Plus récemment, et surtout depuis la dernière décennie, explique le sociologue Jairo Estrada, on assiste à la mise en œuvre d’un modèle économique « extractiviste ». Exploitation minière – charbon, or – ou d’hydrocarbures, construction de centrales hydroélectriques, de zones franches ou activités agro-industrielles – surfant notamment sur la vague des agrocarburants – sont autant d’activités orientées vers l’exportation et pour lesquelles d’immenses portions du territoire sont concédées à des investisseurs étrangers ». Et tandis que la président Santos déclare que la Colombie a pour vocation de « nourrir le monde », le pays est aujourd’hui un importateur net d’aliments et l’agriculture familiale et vivrière est le parent pauvre des programmes de développement, quand elle n’est pas tout simplement sommée de laisser la place.
De l’accaparement des terres au contrôle du territoire
« Avec cette évolution, reprend Jairo Estrada, ont passe d’une logique d’appropriation de la terre à une logique de contrôle du territoire. Et c’est dans ce contexte que doivent être analysés les choix stratégiques effectués par l’état-major au nom de la lutte contre-insurrectionnelle, ainsi que la collusion entre l’armée et les groupes paramilitaires ». Au cours des vingt dernières années, plus de 5 millions de personnes ont été déplacées par suite du conflit armé et quelque 8 millions d’hectares ont été arrachées aux communautés paysannes et indigènes. « La guerre menée contre l’insurrection armée, analyse Jairo Estrada, apparaît dès lors comme un prétexte à l’exercice de la violence mise au service d’un projet politico-économique. Un projet qui passe par le « nettoyage » et le contrôle du territoire afin de pouvoir garantir la sécurité des investissements étrangers ».
Stratégies paysannes de défense et de récupération des territoires
Dans ce sombre paysage, les communautés rurales ne restent cependant pas les bras croisés et tentent, à leur tour, de construire une autre territorialité, paysanne celle-là. Communautés de paix, zones humanitaires, conseils communautaires, zones de réserve indigène ou paysanne… pacifiques et citoyennes, ces initiatives sont généralement le fait de groupes chassées par la violence et qui s’organisent pour défricher et coloniser de nouvelles terres ou retourner chez eux. Certaines – communautés de paix, zones humanitaires – se placent sous la protection morale de l’opinion publique et d’organismes internationaux de défense des droits humains. D’autres – conseils communautaires (voir encadré), zones de réserve paysanne ou indigène – font appel à des figures juridiques existantes. « Mais dans tous les cas, insiste Jairo Estrada, il s’agit d’une construction depuis la base, une construction sociale du territoire, qui existe en amont de sa reconnaissance légale ». Dans ces communautés, des rapports humains basés sur la solidarité sont la règle, et des modes de production alliant savoirs traditionnels et modernité de l’agroécologie sont mis en œuvre. Elles deviennent ainsi des foyers de résistance où l’on revendique la souveraineté alimentaire et le respect de l’environnement, et s’affirment comme alternative à un libéralisme déprédateur.
Philippe Revelli