Garcia Marquez et moi

Par Jorge Nina­pay­ta de la Rosa

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Revis­ta Temporales


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Jorge Nina­pay­ta de la Rosa (Pérou, 1957 — 2014) publia un recueil de nou­velles Muñe­qui­ta Lin­da (Cam­podó­ni­co 2000) et le roman La Bel­la y la Fies­ta (Cam­podó­ni­co 2006). Il étu­dia la lit­té­ra­ture à Lima et obtient un mas­ter en écri­ture créa­tive en espa­gnol à New York.  Son his­toire Gar­cia Mar­quez et moi a reçu le prix “El cuen­to de las mil pala­bras” en 1994.

Mots-clés

Un per­son­nage soli­taire n’ayant pas réus­si à déve­lop­per une vie à la hau­teur de ses attentes crée une vie “fic­tive”, paral­lèle à la vraie, dans laquelle il se réa­lise pleinement.

Étranges étaient les che­mins qui m’ont mené à la gloire. Main­te­nant que je regarde ma vie, je peux la voir clai­re­ment. Le jour où j’ai eu vingt-trois ans, dans un bar du Cal­lao au Pérou, une gitane cir­cons­pecte et mai­gri­chonne a lu mon ave­nir dans les cartes. Puis, sur un ton solen­nel, elle m’a dit que je ferais quelque chose de très impor­tant dans la vie : “quelque chose de grand”, ont été ses mots.

En fait, ce n’é­tait pas une grande sur­prise pour moi, car j’en ai tou­jours été convain­cu. Même si je pen­sais qu’il n’é­tait pas néces­saire de faire quelque chose d’ex­ces­sif, une contri­bu­tion à l’His­toire, aus­si petite soit-elle, est une réa­li­sa­tion remar­quable. Et le moment venu, je tra­vaillais comme cor­rec­teur dans une mai­son d’é­di­tion spé­cia­li­sée dans les ouvrages de théologie.

Quatre ans plus tard, j’ai quit­té Cal­lao sur un car­go qui m’a emme­né dans plu­sieurs ports d’A­mé­rique du Sud. Ain­si com­men­ça un voyage qui dura plus de dix ans. Je gagnais ma vie en cor­ri­geant des textes. Par­tout où j’al­lais, je décou­vrais les édi­teurs et les jour­naux les plus célèbres à qui je pro­po­sais mes services.

La cor­rec­tion d’é­preuves est une pro­fes­sion mal recon­nue. Et ce n’est pas une tâche facile, même si beau­coup de gens consi­dèrent qu’il s’a­git d’une occu­pa­tion acces­soire et désa­gréable. Dans ce tra­vail, vous devez maî­tri­ser non seule­ment l’or­tho­graphe, la gram­maire et la syno­ny­mie, mais aus­si le rythme et la cadence des phrases. Sou­vent, on doit même devi­ner ce que l’au­teur vou­lait dire. L’ex­pé­rience fait de vous un cor­rec­teur com­pé­tent ; au fil des ans, un coup d’œil rapide aux pre­mières phrases d’un texte suf­fit pour mesu­rer la qua­li­té de son auteur, pour savoir si nous sommes devant un pro­fes­sion­nel de la plume ou devant un grand idiot qui enchaîne les mots.

L’an­née la plus impor­tante de ma vie a été 1967, où j’ai vécu à Bue­nos Aires. Je tra­vaillais à la cor­rec­tion de livres tech­niques, de bul­le­tins, de quelques volumes de nou­velles, dans une impor­tante mai­son d’é­di­tion, après avoir été réduit au rôle d’as­sis­tant de cui­sine dans un res­tau­rant japo­nais. Il ne se pas­sait rien de spé­cial dans ma vie, et je com­men­çais déjà à dou­ter de moi-même.  Quatre mois et demi après mon entrée dans cette mai­son d’é­di­tion, je rece­vais un texte épais dans une enve­loppe de manille. C’é­tait un roman, m’a-t-on dit, que je devais cor­ri­ger. “Dépê­chez-vous, l’é­di­teur veut le mettre sous presse dans une semaine.” C’est par­tout pareil : les édi­teurs sont tou­jours pres­sés et veulent que vous vous dépê­chiez aus­si, alors qu’ils ont per­du un temps pré­cieux à cal­cu­ler les coûts de pro­duc­tion et à faire des futi­li­tés de ce genre.

J’ai feuille­té les pages, en espé­rant y trou­ver un texte du genre régio­na­liste, des plus labo­rieux, au sujet san­glo­tant, de ceux qui sur­vi­vaient encore dans ces années. Mais quelque chose d’i­nat­ten­du s’est pro­duit ; Dès les pre­mières pages de ce roman, j’ai été secoué ! J’a­vais déjà lu quelque chose de cet auteur, quelques his­toires, je pense… mais ce roman, qui annon­çait en pre­mière page Cent ans de soli­tude, était défi­ni­ti­ve­ment une œuvre remar­quable et originale.

J’é­tais plus qu’­heu­reux d’en par­cou­rir chaque cha­pitre, chaque para­graphe, chaque ligne. Chaque phrase appelle natu­rel­le­ment à la sui­vante, s’é­rige en grand bijou de fines ara­besques, et l’his­toire avance, m’en­ve­lop­pant dans son uni­vers de mer­veilles. Je n’y ai trou­vé aucune erreur, pas même une faute d’orthographe.

Mon tra­vail, cette fois-ci, s’est réduit à véri­fier l’o­ri­gi­nal avec le texte qui allait être impri­mé, pour iden­ti­fier les défauts du numé­ri­seur. Cepen­dant, il sem­blait que même elle, la dame de Men­do­za qui avait l’ha­bi­tude de sif­fler en tapant sur les touches, avait été infec­tée par ce désir de per­fec­tion et avait oublié ses fré­quentes erreurs. Et pen­dant que je fai­sais mon tra­vail, j’ai pen­sé que quelque chose comme ça, pré­ci­sé­ment comme ça, j’au­rais aimé l’é­crire. Et je me suis sou­ve­nu de ce que la gitane m’a­vait prédit.

Je lisais le roman sans trou­ver de faille. Chaque page révi­sée était pla­cée sur un pla­teau, d’où elle était ame­née par un employé à l’é­di­teur. Jus­qu’à ce que, un peu plus tard, à la moi­tié du par­cours, je trouve quelque chose qui me fait sur­sau­ter : un voca­tif sans vir­gule. Dans un dia­logue, le colo­nel Aure­lia­no Buen­dia a été appe­lé par un de ses lieu­te­nants, et le nom du per­son­nage est appa­ru sans la vir­gule habi­tuelle. J’ai pen­sé que c’é­tait dû à la négli­gence du numé­ri­seur, il ne pou­vait y avoir d’autre rai­son. Mais lorsque j’ai véri­fié l’o­ri­gi­nal, j’ai été très sur­pris de consta­ter que la tilde néces­saire n’y figu­rait pas non plus. L’au­teur, le maître, s’é­tait trom­pé, était-ce pos­sible ? Peut-être à cause d’une telle révi­sion et d’un tel rema­nie­ment des phrases. Cela arrive parfois.

Que Dieu me par­donne, mais j’a­voue que j’é­tais heu­reux de cette cir­cons­tance, car j’é­tais alors convain­cu que ce roman entre­rait dans l’His­toire. J’ai clai­re­ment sen­ti à ce moment-là qu’une voix m’ap­pe­lait de là-haut et, avec un ton d’ex­hor­ta­tion, m’in­di­quait que le moment était venu. Mon moment.

J’ai regar­dé à nou­veau le voca­tif, qui sem­blait être aban­don­né, inerte, sans sa vir­gule. Et puis je n’a­vais plus qu’à faire mon tra­vail, appor­ter ma contri­bu­tion. J’ai donc pris ma plume épaisse d’encre liquide, en essayant de contour­ner un trem­ble­ment qui, au début, mena­çait d’af­fai­blir ma main, j’ai pris une longue et lente res­pi­ra­tion, j’ai cal­cu­lé la dis­tance, la pres­sion néces­saire, et cette fois, avec une main sûre et un pouls ferme, j’ai mis la vir­gule : un point épais avec une petite queue en bas, comme disent les canons, tant dans la ver­sion de la machine à écrire que dans celle de l’au­teur. C’est tout. C’é­tait suffisant.

Le reste, c’est de l’His­toire. Ce roman a pra­ti­que­ment éta­bli une nou­velle façon de racon­ter, plu­sieurs édi­tions en ont été publiées et des mil­lions d’exem­plaires ont été ven­dus. Je ne suis res­té à Bue­nos Aires que jus­qu’à la troi­sième édi­tion. Je suis retour­né à Cal­lao, où j’ai tra­vaillé comme cor­rec­teur d’é­preuves dans une branche du minis­tère de l’é­du­ca­tion. Je me suis marié, j’ai eu trois enfants, j’é­tais heu­reux : plus rien d’im­por­tant. Des années plus tard, j’ai pris ma retraite.

Depuis, ma vie a consis­té à gar­der un œil sur la direc­tion édi­to­riale de l’œuvre. Dès qu’une nou­velle édi­tion arri­vait en librai­rie, je cou­rais en cher­cher un exem­plaire, un peu pour hono­rer le roman, mais sur­tout pour véri­fier la pré­sence de ma vir­gule, si elle était encore là. Et, bien sûr, elle était là, bien éta­blie, rem­plis­sant sa fonc­tion propre, et il m’a même sem­blé qu’il se démar­quait plus que les autres signes à proximité.

Main­te­nant que ma modeste pen­sion ne me per­met plus d’a­che­ter de nou­velles édi­tions — cer­taines remar­qua­ble­ment luxueuses — je ne peux que les admi­rer. Je me rends dans ces élé­gantes librai­ries du centre, je tire au sort avec le ven­deur qui me regarde d’un air dédai­gneux, je repère la nou­velle édi­tion, j’ar­rive à la page indi­quée — qui varie selon l’é­di­teur et la taille des lettres — et je vois ma vir­gule. Et lorsque je lis le para­graphe cor­res­pon­dant et que je me sou­viens de toute la recon­nais­sance que l’œuvre a obte­nue, qui a contri­bué à faire rem­por­ter le prix Nobel à son auteur, je me sens éga­le­ment fier et mon torse se bombe d’é­mo­tion. À ce moment-là, je sens clai­re­ment le souffle de la gloire qui effleure mon visage et me fait gri­son­ner les che­veux, et je suis fier — très fier — de ce roman que García Már­quez et moi avons écrit ensembles il y a si longtemps.