Mémoires de feu en Corée du Nord : Quand les USA détruisaient un pays pour le sauver

La Corée du Nord tenterait, sans raison, de s’équiper en armes de destruction massive, tandis que l’opposition de Washington à cette stratégie relèverait de l’innocence originelle.

La Corée du Nord ten­te­rait, sans rai­son, de s’équiper en armes de des­truc­tion mas­sive, tan­dis que l’opposition de Washing­ton à cette stra­té­gie relè­ve­rait de l’innocence ori­gi­nelle. Pour­tant, depuis les années 1940, les USA ont eux-mêmes uti­li­sé ou mena­cé d’utiliser ces armes en Asie du Nord-Est. Ils sont la seule puis­sance à avoir eu recours à la bombe ato­mique, et leur dis­sua­sion repose sur la menace de les employer de nou­veau en Corée.

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Tiger Tank, pen­dant l’of­fen­sive lan­cée par 5ème Rct contre les forces enne­mies force dans la zone de la rivière Han, Corée 1951

Plu­tôt que d’une guerre « oubliée », mieux vau­drait par­ler, s’agissant de la guerre de Corée (1950 – 1953), d’une guerre incon­nue. L’effet incroya­ble­ment des­truc­teur des cam­pagnes aériennes US contre la Corée du Nord – qui allèrent du lar­gage conti­nu et à grande échelle de bombes incen­diaires (essen­tiel­le­ment au napalm) aux menaces de recours aux armes nucléaires et chi­miques[Ste­phen Endi­cott, Edward Hager­man, « [Les armes bio­lo­giques de la guerre de Corée », Le Monde diplo­ma­tique, juillet 1999.]] et à la des­truc­tion de gigan­tesques bar­rages nord-coréens dans la phase finale de la guerre – est indé­lé­bile. Ces faits sont tou­te­fois peu connus, même des his­to­riens, et les ana­lyses de la presse sur le pro­blème nucléaire nord-coréen ces dix der­nières années n’en font jamais fait état.

La guerre de Corée passe pour avoir été limi­tée, mais elle res­sem­bla fort à la guerre aérienne contre le Japon impé­rial pen­dant la seconde guerre mon­diale, et fut sou­vent menée par les mêmes res­pon­sables mili­taires US. Si les attaques d’Hiroshima et de Naga­sa­ki ont fait l’objet de nom­breuses ana­lyses, les bom­bar­de­ments incen­diaires contre les villes japo­naises et coréennes ont reçu beau­coup moins d’attention. Quant aux stra­té­gies nucléaire et aérienne de Washing­ton en Asie du Nord-Est après la guerre de Corée, elles sont encore moins bien com­prises, alors que ces stra­té­gies ont défi­ni les choix nord-coréens et demeurent un fac­teur-clé dans l’élaboration de la stra­té­gie US en matière de sécu­ri­té nationale. (…)

Le napalm fut inven­té à la fin de la seconde guerre mon­diale. Son uti­li­sa­tion pro­vo­qua un débat majeur pen­dant la guerre du Viet­nam, atti­sé par des pho­tos insou­te­nables d’enfants qui cou­raient nus sur les routes, leur peau par­tant en lam­beaux… Une quan­ti­té encore plus grande de napalm fut néan­moins lar­guée sur la Corée, dont l’effet fut beau­coup plus dévas­ta­teur, car la Répu­blique popu­laire démo­cra­tique de Corée (RPDC) comp­tait bien plus de villes peu­plées que le Nord-Viet­nam. En 2003, j’ai par­ti­ci­pé à une confé­rence aux côtés d’anciens com­bat­tants US de la guerre de Corée. Lors d’une dis­cus­sion à pro­pos du napalm, un sur­vi­vant de la bataille du Réser­voir de Chang­jin (Cho­sin, en japo­nais), qui avait per­du un œil et une par­tie de la jambe, affir­ma que cette arme était bel et bien ignoble, mais qu’elle « tom­bait sur les bonnes personnes ».

Les bonnes per­sonnes ? Comme lorsqu’un bom­bar­de­ment tou­cha par erreur une dou­zaine de sol­dats US : « Tout autour de moi, les hommes étaient brû­lés. Ils se rou­laient dans la neige. Des hommes que je connais­sais, avec qui j’avais mar­ché et com­bat­tu, me sup­pliaient de leur tirer des­sus… C’était ter­rible. Quand le napalm avait com­plè­te­ment brû­lé la peau, elle se déta­chait en lam­beaux du visage, des bras, des jambes… comme des chips de pommes de terre frites. »[[Cité dans Clay Blair, For­got­ten War, Ran­dom House, New York, 1989.]]

Un peu plus tard, George Bar­rett, du New York Times, décou­vrit un « tri­but macabre à la tota­li­té de la guerre moderne » dans un vil­lage au nord d’Anyang (en Corée du Sud) : « Les habi­tants de tout le vil­lage et dans les champs envi­ron­nants furent tués et conser­vèrent exac­te­ment l’attitude qu’ils avaient lorsqu’ils furent frap­pés par le napalm : un homme s’apprêtait à mon­ter sur sa bicy­clette, une cin­quan­taine d’enfants jouaient dans un orphe­li­nat, une mère de famille étran­ge­ment intacte tenait dans la main une page du cata­logue Sears-Roe­buck où était cochée la com­mande no 3811294 pour une “ravis­sante liseuse cou­leur corail”. » Dean Ache­son, secré­taire d’Etat, vou­lait que ce genre de « repor­tage à sen­sa­tion » soit signa­lé à la cen­sure afin qu’on puisse y mettre un terme.[[Archives natio­nales US, dos­sier 995 000, boîte 6175, dépêche de George Bar­rett, 8 février 1951.]]

L’un des pre­miers ordres d’incendier des villes et des vil­lages que j’ai trou­vés dans les archives fut don­né dans l’extrême sud-est de la Corée, pen­dant que des com­bats vio­lents se dérou­laient le long du péri­mètre de Pusan, début août 1950, alors que des mil­liers de gué­rille­ros har­ce­laient les sol­dats US. Le 6 août 1950, un offi­cier US don­na l’ordre à l’armée de l’air « que soient obli­té­rées les villes sui­vantes » : Chong­song, Chin­bo et Kusu-Dong. Des bom­bar­diers stra­té­giques B‑29 furent éga­le­ment mis à contri­bu­tion pour des bom­bar­de­ments tac­tiques. Le 16 août, cinq for­ma­tions de B‑29 frap­pèrent une zone rec­tan­gu­laire près du front qui comp­tait un grand nombre de villes et de vil­lages, et créèrent un océan de feu en lar­guant des cen­taines de tonnes de napalm. Un ordre sem­blable fut émis le 20 août. Et le 26 août, on trouve dans ces mêmes archives la simple men­tion : « Onze vil­lages incendiés[[Archives natio­nales, RG338, dos­sier KMAG, boîte 5418, jour­nal KMAG, entrées des 6, 16, 20 et 26 août 1950.]] ».

Les pilotes avaient ordre de frap­per les cibles qu’ils pou­vaient dis­cer­ner pour évi­ter de frap­per des civils, mais ils bom­bar­daient sou­vent des centres de popu­la­tion impor­tants iden­ti­fiés par radar, ou lar­guaient d’énormes quan­ti­tés de napalm sur des objec­tifs secon­daires lorsque la cible prin­ci­pale ne pou­vait être atteinte. La ville indus­trielle de Hun­gnam fut la cible d’une attaque majeure le 31 juillet 1950, au cours de laquelle 500 tonnes de bombes furent lâchées à tra­vers les nuages. Les flammes s’élevèrent jusqu’à une cen­taine de mètres. L’armée US lar­gua 625 tonnes de bombes sur la Corée du Nord le 12 août, un ton­nage qui aurait requis une flotte de 250 B‑17 pen­dant la seconde guerre mon­diale. Fin août, les for­ma­tions de B‑29 déver­saient 800 tonnes de bombes par jour sur le Nord[[The New York Times, 31 juillet, 2 août et 1er sep­tembre 1950.]]. Ce ton­nage consis­tait en grande par­tie en napalm pur. De juin à fin octobre 1950, les B‑29 déver­sèrent 3,2 mil­lions de litres de napalm.

Au sein de l’armée de l’air US, cer­tains se délec­taient des ver­tus de cette arme rela­ti­ve­ment nou­velle, intro­duite à la fin de la pré­cé­dente guerre, se riant des pro­tes­ta­tions com­mu­nistes et four­voyant la presse en par­lant de « bom­bar­de­ments de pré­ci­sion ». Les civils, aimaient-ils à pré­tendre, étaient pré­ve­nus de l’arrivée des bom­bar­diers par des tracts, alors que tous les pilotes savaient que ces tracts n’avaient aucun effet[[Voir « Air War in Korea », dans Air Uni­ver­si­ty Quar­ter­ly Review 4, n° 2, automne 1950, pp. 19 – 40, et « Pre­ci­sion bom­bing », dans Air Uni­ver­si­ty Quar­te­ly review 4, n° 4, été 1951, pp. 58 – 65.]]. Cela n’était qu’un pré­lude à la des­truc­tion de la plu­part des villes et vil­lages nord-coréens qui allait suivre l’entrée de la Chine dans la guerre.

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Pablo Picas­so, Mas­sacre en Corée, 1951

Lar­guer trente bombes atomiques ?

L’entrée des Chi­nois dans le conflit pro­vo­qua une esca­lade immé­diate de la cam­pagne aérienne. A comp­ter du début novembre 1950, le géné­ral MacAr­thur ordon­na que la zone située entre le front et la fron­tière chi­noise soit trans­for­mée en désert, que l’aviation détruise tous les « équi­pe­ments, usines, villes et vil­lages » sur des mil­liers de kilo­mètres car­rés du ter­ri­toire nord-coréen. Comme le rap­por­ta un atta­ché mili­taire bri­tan­nique auprès du quar­tier géné­ral de MacAr­thur, le géné­ral US don­na l’ordre de « détruire tous les moyens de com­mu­ni­ca­tion, tous les équi­pe­ments, usines, villes et vil­lages » à l’exception des bar­rages de Najin, près de la fron­tière sovié­tique et de Yalu (épar­gnés pour ne pas pro­vo­quer Mos­cou et Pékin). « Cette des­truc­tion [devait] débu­ter à la fron­tière mand­choue et conti­nuer vers le sud. » Le 8 novembre 1950, 79 B‑29 lar­guaient 550 tonnes de bombes incen­diaires sur Sinui­ju, « rayant de la carte ». Une semaine plus tard, un déluge de napalm s’abattait sur Hoe­ryong « dans le but de liqui­der l’endroit ». Le 25 novembre, « une grande par­tie de la région du Nord-Ouest entre le Yalu et les lignes enne­mies plus au sud (…) est plus ou moins en feu ». La zone allait bien­tôt deve­nir une « éten­due déserte de terre brûlée[[Archives MacAr­thur, RG6, boîte 1, « Stra­te­meyer à MacAr­thur », 8 novembre 1950 ; Public Record Office, FO 317, pièce n° 84072, « Bou­chier aux chefs d’état-major », 6 novembre 1950 ; pièce no 84073, 25 novembre 1959, sitrep.]] ».

Tout cela se pas­sait avant la grande offen­sive sino-coréenne qui chas­sa les forces de l’ONU du nord de la Corée. Au début de l’attaque, les 14 et 15 décembre, l’aviation US lâcha au-des­sus de Pyon­gyang 700 bombes de 500 livres, du napalm déver­sé par des avions de com­bat Mus­tang, et 175 tonnes de bombes de démo­li­tion à retar­de­ment qui atter­rirent avec un bruit sourd et explo­sèrent ensuite, quand les gens ten­tèrent de sau­ver les morts des bra­siers allu­més par le napalm. Début jan­vier, le géné­ral Ridg­way ordon­na de nou­veau à l’aviation de frap­per la capi­tale Pyon­gyang « dans le but de détruire la ville par le feu à l’aide de bombes incen­diaires » (objec­tif qui fut accom­pli en deux temps, les 3 et 5 jan­vier 1951). A mesure que les USA­mé­ri­cains se reti­raient au sud du 30e paral­lèle, la poli­tique incen­diaire de la terre brû­lée se pour­sui­vit : Uijong­bu, Won­ju et d’autres petites villes du Sud, dont l’ennemi se rap­pro­chait, furent la proie des flammes.[[Bruce Cumings, The Ori­gins of the Korean War, tome II, Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 1990, pp. 753 – 754 ; New York Times, 13 décembre 1950 et 3 jan­vier 1951.]]

L’aviation mili­taire ten­ta aus­si de déca­pi­ter la direc­tion nord-coréenne. Pen­dant la guerre en Irak, en mars 2003, le monde a appris l’existence de la bombe sur­nom­mée « MOAB » (Mother of all bombs, Mère de toutes les bombes), pesant 21 500 livres et d’une capa­ci­té explo­sive de 18 000 livres de TNT. News­week en publia une pho­to en cou­ver­ture, sous le titre « Pour­quoi l’Amérique fait-elle peur au monde ?[[News­week, 24 mars 2003.]] ». Au cours de l’hiver 1950 – 1951, Kim Il-sung et ses alliés les plus proches étaient reve­nus à leur point de départ des années 1930 et se ter­raient dans de pro­fonds bun­kers à Kang­gye, près de la fron­tière mand­choue. Après trois mois de vaines recherches à la suite du débar­que­ment d’Inch’on, les B‑29 lar­guèrent des bombes « Tar­zan » sur Kang­gye. Il s’agissait d’une bombe nou­velle, énorme, de 12 000 livres, jamais uti­li­sée aupa­ra­vant. Mais ce n’était encore qu’un pétard à côté de l’arme incen­diaire ultime, la bombe atomique.

Le 9 juillet 1950, deux semaines seule­ment après le début de la guerre, le géné­ral MacAr­thur envoya au géné­ral Ridg­way un « mes­sage urgent » qui inci­ta les chefs d’état-major (CEM) « à exa­mi­ner s’il fal­lait ou non don­ner des bombes A à MacAr­thur ». Le géné­ral Charles Bolte, chef des opé­ra­tions, fut char­gé de dis­cu­ter avec MacAr­thur de l’utilisation de bombes ato­miques « en sou­tien direct aux com­bats ter­restres ». Bolte esti­mait qu’on pou­vait réser­ver de 10 à 20 bombes au théâtre coréen sans que les capa­ci­tés mili­taires glo­bales des USA s’en trouvent affec­tées « outre mesure ». MacAr­thur sug­gé­ra à Bolte une uti­li­sa­tion tac­tique des armes ato­miques et lui don­na un aper­çu des ambi­tions extra­or­di­naires qu’il nour­ris­sait dans le cadre de la guerre, notam­ment l’occupation du Nord et une riposte à une poten­tielle inter­ven­tion chi­noise ou sovié­tique comme suit : « Je les iso­le­rai en Corée du Nord. En Corée, je vois un cul-de-sac. Les seuls pas­sages en pro­ve­nance de Mand­chou­rie et de Vla­di­vos­tok com­portent de nom­breux tun­nels et ponts. Je vois là une occa­sion unique d’utiliser la bombe ato­mique, pour frap­per un coup qui bar­re­rait la route et deman­de­rait un tra­vail de répa­ra­tion de six mois. »

A ce stade de la guerre, tou­te­fois, les chefs d’état-major reje­tèrent l’usage de la bombe car les cibles suf­fi­sam­ment impor­tantes pour néces­si­ter des armes nucléaires man­quaient, ils redou­taient les réac­tions de l’opinion mon­diale cinq ans après Hiro­shi­ma et ils s’attendaient que le cours de la guerre soit ren­ver­sé par des moyens mili­taires clas­siques. Le cal­cul ne fut plus le même lorsque d’importants contin­gents de sol­dats chi­nois entrèrent en guerre, en octobre et novembre 1950.

Lors d’une célèbre confé­rence de presse, le 30 novembre, le pré­sident Tru­man agi­ta la menace de la bombe atomique[[The New York Times, 30 novembre et 1er décembre 1950.]]. Ce n’était pas une bourde comme on le sup­po­sa alors. Le même jour, le géné­ral de l’armée de l’air Stra­te­meyer envoya l’ordre au géné­ral Hoyt Van­den­berg de pla­cer le com­man­de­ment stra­té­gique aérien en alerte « afin qu’il soit prêt à envoyer sans retard des for­ma­tions de bom­bar­diers équi­pés de bombes moyennes en Extrême-Orient, (…) ce sup­plé­ment [devant] com­prendre des capa­ci­tés ato­miques ». Le géné­ral d’aviation Cur­tis LeMay se sou­vient à juste titre que les CEM étaient par­ve­nus aupa­ra­vant à la conclu­sion que les armes ato­miques ne seraient pro­ba­ble­ment pas employées en Corée, sauf dans le cadre d’une « cam­pagne ato­mique géné­rale contre la Chine maoïste ». Mais puisque les ordres chan­geaient en rai­son de l’entrée en guerre des forces chi­noises, LeMay vou­lait être char­gé de la tâche ; il décla­ra à Stra­te­meyer que son quar­tier géné­ral était le seul qui pos­sé­dait l’expérience, la for­ma­tion tech­nique et « la connais­sance intime » des méthodes de lar­gage. L’homme qui diri­gea le bom­bar­de­ment incen­diaire de Tokyo en mars 1945 était prêt à mettre le cap de nou­veau sur l’Extrême-Orient pour diri­ger les attaques[[Hoyt Van­den­berg Papers, boîte 86, Stra­te­meyer à Van­den­berg, 30 novembre 1950 ; LeMay à Van­den­berg, 2 décembre 1950. Voir aus­si Richard Rhodes, Dark Sun : The Making of the Hydro­gen Bomb, 1955, pp. 444 – 446.
]]. Washing­ton se sou­ciait peu à l’époque de savoir com­ment Mos­cou allait réagir car les USA­mé­ri­cains pos­sé­daient au moins 450 bombes ato­miques tan­dis que les Sovié­tiques n’en avaient que 25.

Peu de temps après, le 9 décembre, MacAr­thur fit savoir qu’il vou­lait un pou­voir dis­cré­tion­naire concer­nant l’utilisation des armes ato­miques sur le théâtre coréen, et, le 24 décembre, il sou­mit une « liste de cibles devant retar­der l’avancée de l’ennemi » pour les­quelles il disait avoir besoin de 26 bombes ato­miques. Il deman­dait en outre que 4 bombes soient lar­guées sur les « forces d’invasion » et 4 autres sur les « concen­tra­tions enne­mies cru­ciales de moyens aériens ».

Dans des inter­views parues après sa mort, MacAr­thur affir­mait avoir un plan per­met­tant de rem­por­ter la guerre en dix jours : « J’aurais lar­gué une tren­taine de bombes ato­miques (…) en met­tant le paquet le long de la fron­tière avec la Mand­chou­rie. » Il aurait ensuite ame­né 500 000 sol­dats de la Chine natio­na­liste au Yalu, puis aurait « répan­du der­rière nous, de la mer du Japon à la mer Jaune, une cein­ture de cobalt radio­ac­tif (…) dont la durée de vie active se situe entre soixante et cent vingt années. Pen­dant soixante ans au moins, il n’aurait pas pu y avoir d’invasion ter­restre de la Corée par le nord ». Il avait la cer­ti­tude que les Russes n’auraient pas bou­gé devant cette stra­té­gie de l’extrême : « Mon plan était simple comme bonjour[[Bruce Cumings, op. cit., p. 750. Charles Willough­by Papers, boîte 8, inter­views par Bob Consi­dine et Jim Lucas en 1954 parus dans le New York Times, 9 avril 1964.]]. »

La radio­ac­ti­vi­té du cobalt 60 est 320 fois plus éle­vée que celle du radium. Selon l’historien Car­roll Qui­gley, une bombe H de 400 tonnes au cobalt pour­rait détruire toute vie ani­male sur terre. Les pro­pos bel­li­cistes de MacAr­thur paraissent insen­sés, mais il n’était pas le seul à pen­ser de la sorte. Avant l’offensive sino-coréenne, un comi­té dépen­dant des chefs d’état-major avait décla­ré que les bombes ato­miques pour­raient s’avérer être le « fac­teur déci­sif » qui stop­pe­rait l’avancée chi­noise en Corée. Au départ, on envi­sa­geait éven­tuel­le­ment leur uti­li­sa­tion dans « un cor­don sani­taire [pou­vant] être éta­bli par l’ONU sui­vant une bande située en Mand­chou­rie juste au nord de la fron­tière coréenne ».

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Source : manuels 3e Magnard, Belin et Hachette. 

La Chine en ligne de mire

Quelques mois plus tard, le dépu­té Albert Gore (le père d’Al Gore, can­di­dat démo­crate mal­heu­reux en 2000), qui s’opposa par la suite à la guerre du Viet­nam, déplo­rait que « la Corée détruise peu à peu la viri­li­té US » et sug­gé­rait de mettre fin à la guerre par « quelque chose de cata­clys­mique », à savoir une cein­ture radio­ac­tive qui divi­se­rait la pénin­sule coréenne en deux de façon per­ma­nente. Bien que le géné­ral Ridg­way n’ait pas par­lé de bombe au cobalt, après avoir suc­cé­dé à MacAr­thur en tant que com­man­dant US en Corée, il renou­ve­la en mai 1951 la demande for­mu­lée par son pré­dé­ces­seur le 24 décembre, récla­mant cette fois 38 bombes atomiques[[Carroll Qui­gley, Tra­ge­dy and Hope : A His­to­ry of the World in Our Time, Mac­Mil­lan, New York, 1966, p. 875. C. Qui­gley fut le pro­fes­seur pré­fé­ré de William Clin­ton à Geor­ge­town Uni­ver­si­ty. Voir aus­si B. Cumings, op. cit., p. 750.]]. Cette demande ne fut pas acceptée.

Début avril 1951, les USA furent à deux doigts d’utiliser des armes ato­miques, au moment, pré­ci­sé­ment, où Tru­man révo­quait MacAr­thur. Si les infor­ma­tions concer­nant cet évé­ne­ment sont encore en grande par­tie clas­sées secrètes, il est désor­mais clair que Tru­man ne des­ti­tua pas MacAr­thur uni­que­ment en rai­son de son insu­bor­di­na­tion réité­rée, mais parce qu’il vou­lait un com­man­dant fiable sur le ter­rain au cas où Washing­ton décide de recou­rir aux armes ato­miques. En d’autres termes, Tru­man se débar­ras­sa de MacAr­thur pour gar­der ouverte sa poli­tique en matière d’armes ato­miques. Le 10 mars 1951, après que les Chi­nois eurent mas­sé de nou­velles forces près de la fron­tière coréenne et que les Sovié­tiques eurent sta­tion­né 200 bom­bar­diers sur les bases aériennes de Mand­chou­rie (d’où ils pou­vaient frap­per non seule­ment la Corée, mais les bases US au Japon)[[Les docu­ments ren­dus publics après l’effondrement de l’Union sovié­tique ne semblent pas cor­ro­bo­rer cette infor­ma­tion. Selon les his­to­riens, les Sovié­tiques ne déployèrent pas une force aérienne de cette impor­tance à l’époque, contrai­re­ment à ce que pen­saient les ser­vices de ren­sei­gne­ment – en rai­son peut-être d’une dés­in­for­ma­tion effi­cace de la part des Chi­nois.]], MacAr­thur deman­da une « force ato­mique de type Jour J » afin de conser­ver la supé­rio­ri­té aérienne sur le théâtre coréen. Le 14 mars, le géné­ral Van­den­berg écri­vait : « Fin­let­ter et Lovett aler­tés sur les dis­cus­sions ato­miques. Je pense que tout est prêt. » Fin mars, Stra­te­meyer rap­por­ta que les fosses de char­ge­ment des bombes ato­miques sur la base aérienne de Kade­na, à Oki­na­wa, étaient de nou­veau opé­ra­tion­nelles. Les bombes y furent trans­por­tées en pièces déta­chées, puis mon­tées sur la base, seul le noyau nucléaire res­tant à pla­cer. Le 5 avril, les CEM ordon­nèrent que des repré­sailles ato­miques immé­diates soient lan­cées contre les bases mand­choues si de nou­veaux contin­gents impor­tants de sol­dats chi­nois se joi­gnaient aux com­bats ou, semble-t-il, si des bom­bar­diers étaient déployés de là contre des posi­tions US. Le même jour, Gor­don Dean, pré­sident de la Com­mis­sion sur l’énergie ato­mique, prit des dis­po­si­tions pour faire trans­fé­rer 9 têtes nucléaires Mark IV au 9e groupe de bom­bar­diers de l’aviation mili­taire, affec­té au trans­port des bombes atomiques. (…)

Les chefs d’état-major envi­sa­gèrent de nou­veau l’emploi des armes nucléaires en juin 1951 – cette fois, du point de vue tac­tique sur le champ de bataille[[Il ne s’agissait pas d’utiliser des armes nucléaires dites tac­tiques, non encore dis­po­nibles en 1951, mais d’utiliser les Mark IV tac­ti­que­ment dans les com­bats, comme les bombes clas­siques lar­guées par les B‑29 avaient été uti­li­sées dans les com­bats depuis fin août 1950.]] – et ce fut le cas à maintes autres reprises jusqu’en 1953. Robert Oppen­hei­mer, l’ancien direc­teur du Pro­jet Man­hat­tan, tra­vailla sur le Pro­jet Vis­ta, des­ti­né à éva­luer la fai­sa­bi­li­té de l’usage tac­tique des armes ato­miques. Au début de 1951, un jeune homme du nom de Samuel Cohen, qui effec­tuait une mis­sion secrète pour le dépar­te­ment de la défense, étu­dia les batailles ayant conduit à la seconde prise de Séoul et en conclut qu’il devait exis­ter un moyen de détruire l’ennemi sans détruire la ville. Il allait deve­nir le père de la bombe à neutrons[[Samuel Cohen était un ami d’enfance d’Herman Kahn. Voir Fred Kaplan, The Wizards of the Arma­ged­don, Simon & Schus­ter, New York, 1983, p. 220. Sur Oppen­hei­mer et le pro­jet Vis­ta, voir B. Cumings, op. cit., pp. 751 – 752, David C. Elliot, « Pro­ject Vis­ta and Nuclear Wea­pons in Europe », dans Inter­na­tio­nal Secu­ri­ty 2, no 1, été 1986, pp. 163 – 183.]].

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Mas­sacre de Dae­jeon.

Des mil­liers de vil­lages anéantis

Le pro­jet nucléaire le plus ter­ri­fiant des USA en Corée fut pro­ba­ble­ment l’opération Hud­son Har­bor. Cette opé­ra­tion semble avoir fait par­tie d’un pro­jet plus vaste por­tant sur « l’exploitation ouverte par le dépar­te­ment de la défense et l’exploitation clan­des­tine par la Cen­tral Intel­li­gence Agen­cy, en Corée, de la pos­si­bi­li­té d’utiliser les armes nou­velles » (un euphé­misme dési­gnant ce qu’on appelle main­te­nant les armes de des­truc­tion massive). (…)

Sans recou­rir aux « armes nou­velles », bien que le napalm ait été très nou­veau à l’époque, l’offensive aérienne n’en a pas moins rasé la Corée du Nord et tué des mil­lions de civils avant la fin de la guerre. Pen­dant trois années, les Nord-Coréens se sont trou­vés face à la menace quo­ti­dienne d’être brû­lés par le napalm : « On ne pou­vait pas y échap­per », m’a confié l’un eux en 1981. En 1952, pra­ti­que­ment tout avait été com­plè­te­ment rasé dans le centre et le nord de la Corée. Les sur­vi­vants vivaient dans des grottes. (…)

Au cours de la guerre, écri­vit Conrad Crane, l’armée de l’air US « pro­vo­qua une des­truc­tion ter­rible dans toute la Corée du Nord. L’évaluation à l’armistice des dégâts pro­vo­qués par les bom­bar­de­ments révé­la que sur les 22 villes prin­ci­pales du pays, 18 avaient été au moins à moi­tié anéan­ties. » Il res­sor­tait d’un tableau éta­bli par l’auteur que les grandes villes indus­trielles de Ham­hung et de Hun­gnam avaient été détruites à 80 %-85 %, Sari­won à 95 %, Sinan­ju à 100 %, le port de Chinnamp’o à 80 % et Pyon­gyang à 75 %. Un jour­na­liste bri­tan­nique décri­vit l’un des mil­liers de vil­lages anéan­tis comme « un mon­ti­cule éten­du de cendres vio­lettes ». Le géné­ral William Dean, qui fut cap­tu­ré après la bataille de Tae­jon, en juillet 1950, et emme­né au Nord, décla­ra par la suite qu’il ne res­tait de la plu­part des villes et des vil­lages qu’il vit que « des gra­vats ou des ruines cou­vertes de neige ». Tous les Coréens qu’il ren­con­tra, ou presque, avaient per­du un parent dans un bombardement[[Conrad Crane, Ame­ri­can Air­po­wer Stra­te­gy in Korea, Uni­ver­si­ty Press of Kan­sas, Law­rence, 2000, pp. 168 – 169.]]. Wins­ton Chur­chill, vers la fin de la guerre, s’émut et décla­ra à Washing­ton que, lorsque le napalm fut inven­té à la fin de la seconde guerre mon­diale, per­sonne n’imaginait qu’on en « asper­ge­rait » toute une popu­la­tion civile[[Jon Hal­li­day et Bruce Cumings, Korea : The Unk­nown War, Pan­theon Books, New York, 1988, p. 166.]].

Telle fut la « guerre limi­tée » livrée en Corée. En guise d’épitaphe à cette entre­prise aérienne effré­née, citons le point de vue de son archi­tecte, le géné­ral Cur­tis LeMay, qui décla­ra après le début de la guerre : « Nous avons en quelque sorte glis­sé un mot sous la porte du Penta­gone disant : “Lais­sez-nous aller là-bas (…) incen­dier cinq des plus grandes villes de Corée du Nord – elles ne sont pas très grandes – ça devrait régler les choses.” Eh bien, on nous a répon­du par des cris – “Vous allez tuer de nom­breux civils”, et “c’est trop hor­rible”. Pour­tant, en trois ans (…), nous avons incen­dié toutes (sic) les villes en Corée du Nord de même qu’en Corée du Sud (…). Sur trois ans, on arrive à le faire pas­ser, mais tuer d’un coup quelques per­sonnes pour régler le pro­blème, beau­coup ne peuvent pas l’encaisser[[John Fos­ter Dulles Papers, his­toire orale Cur­tis LeMay, 28 avril 1966.]]. »

La Corée du Nord ten­te­rait, sans rai­son, de s’équiper en armes de des­truc­tion mas­sive, tan­dis que l’opposition de Washing­ton à cette stra­té­gie relè­ve­rait de l’innocence ori­gi­nelle. Pour­tant, depuis les années 1940, les USA ont eux-mêmes uti­li­sé ou mena­cé d’utiliser ces armes en Asie du Nord-Est. Ils sont la seule puis­sance à avoir eu recours à la bombe ato­mique, et leur dis­sua­sion repose sur la menace de les employer de nou­veau en Corée.

Bruce Cumings

His­to­rien éta­su­nien de l’A­sie orien­tale, ancien direc­teur du dépar­te­ment d’his­toire de l’U­ni­ver­si­té de Chi­ca­go. Il est spé­cia­li­sé dans l’his­toire coréenne moderne et les rela­tions inter­na­tio­nales contemporaines. 

Der­nier ouvrage paru : The Korean War : A His­to­ry, Ran­dom House, New York, 2010

Source : LMD