En lieu et place de “cultures noires”, on pourrait parler de mouvements, de cultures de contestation d’un ordre, de l’économique, du politique, de la ségrégation résidentielle, des brutalités policières, etc.
Des “black music” présentées dans les festivals d’été aux collections littéraires dites africaines, les “cultures noires” sont omniprésentes et délimitent nos perceptions des cultures du continent et de ses expressions diasporiques. Commentateur et témoin privilégié de ces diffusions des cultures d’Afrique, l’historien Elikia M’Bokolo[[Professeur à l’EHESS Paris (École en Hautes Études en Sciences sociales) et à l’Université de Kinshasa, président du comité scientifique de l’histoire générale de l’Afrique de l’UNESCO et producteur de l’émission Mémoire d’un Continent sur Radio France Internationale.]] est inénarrable sur le sujet.
Rencontre.
Que désigne-t-on exactement par « cultures noires » ?
L’expression en elle-même renvoie à la couleur de la peau de celui qui la porte et la diffuse. « Les premiers à décrire des cultures noires n’étaient pas noirs. Cette référence à la couleur est lourde de sens :“noirs, nègres”, au départ, est un concept lié directement à des situations de domination ou d’esclavage. Pour ne pas dire esclave, on dit “Noir”. Et ces personnes qui définissaient le “Noir” ne le faisaient pas en fonction de son statut juridique ou économique mais en se référant à des caractéristiques, à des manières d’être. Une de ces caractéristiques, qui influence encore aujourd’hui les stéréotypes liés aux afrodescendants, est leur lenteur supposée ; alors même que cette lenteur, décrite surtout par rapport au travail, est en fait à l’époque une forme de refus de l’esclavagisme. Mais on en fait un mode d’être générique et permanent. »
“Le cri” Remigio Valdés de Hoyos
Esclaves avant d’être Noirs
L’Histoire montre que cette définition à partir de la couleur de la peau n’apparaît que tardivement.
« Si l’on repart de l’Antiquité, on ne parle pas de Noirs ou de Blancs, on parle d’êtres humains. A l’époque où les formes d’esclavage apparaissent, on ne se réfère pas directement à la couleur de la peau. Quand Jules César fait la conquête des Gaules, on les appelle simplement esclaves. Il en va de même lorsque les musulmans prennent le relais, à partir de la moitié du 7e siècle. Les premiers Noirs qui protestent contre cette situation d’esclave n’évoquent pas la couleur mais le fait d’être humain, à l’instar des savants de Tombouctou qui reprochent aux musulmans de violer les règles de l’islam dans lesquelles on ne trouve pas le terme“noirs”. Ils évoquent les païens, les mécréants qui refusent la conversion et sont alors mis en esclavage. C’est donc progressivement, et parce que c’est plus commode, que cette notion de couleur liée à l’esclavage apparaît. »
La définition de l’Autre et de ses cultures se développe parallèlement aux idées coloniales et s’articule directement avec la domination des « Blancs » sur les autres (notamment « Noirs »). « Vers le milieu du 19e siècle, au moment où l’on abolit l’esclavage, les opposants à cette abolition cherchent à justifier leur volonté de continuer à mettre les Noirs en esclavage. Gobineau[[Arthur de Gobineau est l’auteur de l’un des premiers ouvrages “scientifique” justifiant le racisme, Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1853. Il inspira la plupart des théories racistes de la fin du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle.]] joue un rôle important dans cette dialectique car il va décrire les défaillances physiques liées à la couleur, tout en décrivant également les danses, les chants, les rythmes, la lascivité, la sexualité, etc. comme étant rattachés à la couleur de la peau nègre. »
C’est donc à partir de cette définition réductrice et certainement aliénante que de nombreux mouvements culturels vont être nommés « noirs » ou s’en revendiquer. En réponse à ces descriptions, certains vont assumer cette différence : « Oui nous sommes nègres, comme Gobineau le dit, nous sommes différents, et notre différence est aussi une forme d’excellence. Dans une chanson populaire jamaïcaine de 1870 – 1880, un esclave dit : “Je suis esclave, on me tape dessus, mais je m’en fiche parce que moi je chante, je bois, je fais l’amour et je suis heureux comme ça !” Aux Etats-Unis, dans le débat sur l’esclavage, les Noirs, esclaves ou non esclaves, entament une recherche proche d’une quête de sens ou d’origine : pour certains, c’est la Bible, pour d’autres, ce sont les origines africaines. »
Si l’on prend l’exemple des « musiques noires », le parcours semble obéir à une certaine linéarité : le blues, comme conséquence culturelle de la mise en esclavage, aurait donné le jazz, puis le rock, jusqu’au hip-hop. Ces courants musicaux puiseraient leurs sources dans les cultures « traditionnelles » d’Afrique, berceau de toutes ces mouvances. « C’est une linéarité proclamée car lorsque l’on passe d’un genre musical à un autre, il y a rupture :“dans cette musique là qu’on dit noire, moi, je ne me reconnais pas, et je fais autre chose”. Comme la personne est noire par la peau ou se réfère à des ancêtres noirs de deuxième, troisième, quatrième génération, on pense que cette discontinuité serait en fait l’affirmation d’une continuité. Ce n’est pas du tout le cas ! En Occident, où le racisme a quand même été très fort, ces productions culturelles s’opposent à la permanence de la domination et du racisme. C’est en réalité une réaction qui se transforme en fonction des circonstances et des contextes. »
Progressivement, certain.e.s revendiqueront cette définition imposée pour mieux combattre la domination dont ils et elles sont l’objet. « Le racisme esclavagiste et colonial provoque des protestations qui, faute de mieux, se rattachent à ce concept de“nègre” et essaient de démontrer qu’ils résistent et détiennent des productions culturelles commentées par les dominants. Ces productions changent mais sont toujours rattachées à ces origines supposées. »
Souvent, le mouvement, au départ contestataire, est universalisé jusqu’à la réappropriation de ses expressions. On en reprend les codes, les messages : « Les courants culturels ont souvent été des courants de résistance, d’opposition et de créativité. Certains se sont même réapproprié ces courants en se disant “nègres blancs”, en se rattachant à ces courants de protestation : “Je me déhanche comme un nègre mais je ne suis pas nègre”, c’est une posture, une attitude, une invention corporelle. C’est une étiquette commode qui permet de reconnaître des artistes, de les catégoriser, de les vendre, de les valoriser mais c’est tout de même trompeur et quelque fois dangereux. On entend dire aux enfants d’origine africaine nés ici “tu ne danses pas comme un noir !”, “tu ne sais pas chanter, mais comment est-ce possible ? Tu es noir !”.
Un besoin de repères
Du mouvement de la négritude lancé par Césaire et Senghor en passant par les cultures hip-hop ou la Blaxploitation, les personnes issues de l’immigration ont eu besoin de repères, de rattachement à une culture dans des sociétés racisées et discriminantes. « En lieu et place de “cultures noires”, on pourrait parler de mouvements, de cultures de contestation d’un ordre, de l’économique, du politique, de la ségrégation résidentielle, des brutalités policières etc., donc pour se définir face à cela, on les dit “noirs”. “Cultures noires” qui intègrent de la résistance notamment sous la forme d’une inventivité continue dans le domaine de la culture (musique, théâtre, inventions de posture dramatique…). Elles affirment une contestation et se réinventent en même temps, à cause des origines en présence. Il faut donc être attentif à la référence aux origines. Elles sont multiples : un enfant noir né à Londres, à Bruxelles ou dans la banlieue parisienne, est banlieusard, parisien, donc la couleur importe finalement très peu. »
Mais la définition enferme et témoigne encore trop souvent de la persistance du système de domination : Noir tu es et Noir tu resteras ! Peu de productions théâtrales offrent aux comédien.ne.s afrodescendant.e.s des rôles conçus, pensés pour des « Blancs » : pas d’Electre ou de malade imaginaire noir.e.s. L’inverse n’est pas vrai : Othello peut être joué par un Blanc. Par ailleurs, la mondialisation a également accéléré la diffusion et l’absorption des notions de cultures noires avec, par exemple, l’arrivée de ce qu’on appelle la world music, qui intéresse d’abord l’Occident. Nombre d’artistes du continent africain ont donc adapté leurs productions aux oreilles de l’Occident, pour lesquelles il s’agit de cultures traditionnelles ou authentiques, toujours périphériques. « Quand ces artistes chantent en Afrique de l’Ouest, ce ne sont pas du tout les mêmes codes. Le public ne fait pas qu’écouter, il participe aussi à la création. »
Dans ce grand flux qu’offre la globalisation et sa rapidité des échanges, les frontières se diluent en même temps que les origines se multiplient laissant la définition vide de sens. “Ces lignes de démarcation sont de facto franchies aujourd’hui, même si on continue à se référer aux cultures blanches, européennes, asiatiques etc. Des BD écrites au Japon avec des Noirs, des Européens, c’est quoi ? C’est une production culturelle mondiale ! Je regrette que dans beaucoup de pays africains, des gens soient réticents au fait que des acteurs noirs jouent “L’Avare” de Molière sous prétexte que“nous, on n’est pas comme eux”. Pourtant ces qualités, ces défauts ou ces positionnements sont d’abord humains, et donc universels.”
Perrine Crevecœur et Julien Truddaïu
Source : CBAI