Le premier jour de la Commune de Paris

par Jacques Rougerie

La Com­mune de Paris dura 72 jours, avant d’être écra­sée dans le sang par la réac­tion ver­saillaise. Nous vous pro­po­sons le texte du prin­ci­pal his­to­rien vivant de la Com­mune, Jacques Rougerie

Notes pour ser­vir à l’his­toire du 18 mars 1871

Le same­di 18 mars 1871, le peuple de Paris mon­ta « à l’assaut du ciel », pour reprendre l’expression de Karl Marx. La Com­mune de Paris dura 72 jours, avant d’être écra­sée dans le sang par la réac­tion ver­saillaise. En ce 147ème anni­ver­saire d’un évé­ne­ment qui fit bas­cu­ler l’ordre bour­geois, nous vous pro­po­sons le texte du prin­ci­pal his­to­rien vivant de la Com­mune, Jacques Rou­ge­rie, extrait du livre Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Mai­tron, publié par les Édi­tions ouvrières en 1976.

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On l’a maintes et maintes fois contée, cette his­toire du 18 mars. Les sources ni les témoi­gnages ne manquent. Chaque his­to­rien de la Com­mune « y va » néces­sai­re­ment de son récit, cri­ti­quant, affi­nant ceux de ses pré­dé­ces­seurs. Je n’ai pas l’in­ten­tion de jouer au jeu très rhé­to­rique des confron­ta­tions, pour repé­rer dis­sem­blances et diver­gences, faire se heur­ter les conclu­sions. Il vaut bien mieux au contraire sou­li­gner les pro­grès qu’on n’a ces­sé de réa­li­ser, len­te­ment et dure­ment, depuis les tout pre­miers auteurs — dont notre cher Lis­sa­ga­ray, ou Georges Bour­gin (sur bien des points encore irré­pro­chable) — jus­qu’aux plus récentes étude de Mau­rice Chou­ry, dans La Com­mune au cœur de Paris (la plus pous­sée et la mieux docu­men­tée), ou d’Hen­ri Lefebvre, qui, dans La Pro­cla­ma­tion de la Com­mune, s’es­saie à « recons­ti­tuer heure par heure cette jour­née, d’en don­ner le film », pour en tirer, en matière d’in­sur­rec­tions et de révo­lu­tions, les leçons que l’on sait tou­chant la spon­ta­néi­té popu­laire, très sédui­santes, mais tout aus­si bien discutables.

À m’en tenir aux récits (qui natu­rel­le­ment appuient et conduisent à des conclu­sions diverses), j’a­voue n’en avoir pas à ma suf­fi­sance. Quelques rai­sons de ma gêne. N’au­rait-on pas trop vio­lem­ment et trop sim­ple­ment bra­qué tous les feux sur Mont­martre ? Ce qui s’y pas­sa (qui consti­tue en moyenne 90 % de presque tous les récits) fut sans doute, fût peut-être essen­tiel. Mais que se pas­sait-il ailleurs, à la Vil­lette, à Bel­le­ville, dans le XIe arron­dis­se­ment (où sié­geait, rue Bas­froi le Comi­té cen­tral de la garde natio­nale), dans les quar­tiers ouvriers du Sud de la capi­tale ? On n’y fait que de modestes allu­sions. Et pour­quoi, en quoi, l’é­vé­ne­ment mont­mar­trois fut-il « essen­tiel » ? Est-ce seule­ment — c’é­tait assu­ré­ment quelque chose de grave — parce qu’entre 16 et 17 heures on y exé­cu­ta som­mai­re­ment deux géné­raux ? J’ob­serve qu’à ce moment, si ma chro­no­lo­gie est exacte, Mon­sieur Thiers a déjà quit­té Paris, pré­ci­pi­tam­ment. Est-ce le seul fait déter­mi­nant qui se pro­dui­sit à Mont­martre même ? Et il y a certes toutes les ques­tions qu’on se pose, aux­quelles cha­cun apporte des réponses si dif­fé­rentes : spon­ta­néi­té, orga­ni­sa­tion ; rôle du Comi­té cen­tral, d’autres groupes révo­lu­tion­naires, et Dieu sait s’ils étaient nom­breux à Paris ; réac­tions « tumul­tuaires » de la foule (point sur lequel on brode volon­tiers, mais quelle docu­men­ta­tion per­met d’en par­ler vrai­ment avec sérieux ?).

C’est peut-être moins la diver­si­té des réponses qui me gêne, bien que cela ne soit pas sans impor­tance, qu’un autre aspect des choses : sont-ce bien les vraies ques­tions que l’on pose. A‑t-on posé sur­tout toutes les ques­tions ? Je ne reviens pas sur les « effets de foule », dif­fi­ci­le­ment mesu­rables. Tout de même, puisque « la foule », en ce jour, ce sont les femmes peut-être, mais aus­si et d’a­bord le peuple armé ou (ceci soit dit sans irré­vé­rence aucune) sim­ple­ment cos­tu­mé en garde natio­nal – 300.000 hommes -, qu’ont fait exac­te­ment les bataillons de la garde, spé­cia­le­ment ceux des quar­tiers popu­laires ? Plus géné­ra­le­ment qui a fait le 18 mars ? Georges Laronze est à peu près le seul à s’être posé vrai­ment le pro­blème : il n’en a pas, faute d’en­quête suf­fi­sante, dit assez. Et il y a encore cette ques­tion des ordres qui furent don­nés par le Comi­té cen­tral. Mau­rice Chou­ry les à fort bien réper­to­riés, dans toute la mesure où cela était pos­sible, et peut conclure que le Comi­té cen­tral joua un rôle bien plus actif ce jour que ne disaient cer­tains. Je le veux bien ; mais, anti­ci­pant sur des remarques qui vont suivre, j’ob­serve ceci : 11 h. 30, Comi­té cen­tral ; ordre est don­né aux 65e et 192e bataillons de « se por­ter sur Mont­martre ». J’ai tout un fais­ceau de témoi­gnages concor­dants qui montrent suf­fi­sam­ment que, mobi­li­sés dans la mati­née, ces deux bataillons ne sont jamais mon­tés là-haut. Ils sont res­tés sur place, « de piquet » à de quel­conques bar­ri­cades de leur arron­dis­se­ment (le XIe) toute la jour­née ; au soir, tous deux ensemble sont par­tis occu­per et for­ti­fier les Buttes-Chau­mont. La vraie ques­tion n’est-elle pas alors celle-ci ? : si ordres il y eut bien (Assi, qui était rue Bas­froi, recon­naît lors de son inter­ro­ga­toire en avoir signé « plus de qua­rante comme celui que vous me pré­sen­tez » — on n’en a jamais retrou­vé autant), ceux-ci furent-ils com­mu­ni­qués, enten­dus, appli­qués, et dans quelle mesure ? Pour en finir avec mes inter­ro­ga­tions, qui n’au­ra remar­qué quelle dif­fi­cul­té les his­to­riens ont à nom­mer ce 18 mars ?

On dit, selon les sources, selon les camps, « l’é­meute », « l’in­sur­rec­tion » (quel­que­fois la Révo­lu­tion), « le mou­ve­ment », « la jour­née », ou tout bon­ne­ment « le 18 mars ». II fau­drait pour­tant se pro­non­cer plus caté­go­ri­que­ment, car il y va de la nature et de la por­tée de l’é­vé­ne­ment. On sait bien qu’il y eut agres­sion de l’ar­mée, et riposte popu­laire ; mais sous quelle forme ? Jean Mai­tron pour sa part a ver­sé au dos­sier cette fameuse lettre d’Eudes de 1873, qui révèle qu’Eudes (XXe arron­dis­se­ment) et Duval (XIIIe) avaient déci­dé de for­mer avec les deux légions qu’ils com­man­daient (et quelques autres bataillons) une « armée révo­lu­tion­naire », outre­pas­sant sen­si­ble­ment les consignes d’un Comi­té cen­tral qu’ils trou­vaient trop mou. Armée pour la défen­sive, ou (s’a­gis­sant de blan­quistes) pour une éven­tuelle offen­sive ? Faut-il dès lors prendre en consi­dé­ra­tion la pos­si­bi­li­té d’un « com­plot » dans cer­tains rangs pari­siens ? Eudes ajoute certes que cette armée n’eut pas le temps d’être consti­tuée. Il n’en reste pas moins que, cha­cun le sait, Duval a vigou­reu­se­ment agi (sinon Eudes lui-même) dans la jour­née du 18 mars.

Ne serait-il pas temps que l’on cherche à mettre un peu d’ordre dans tout cela ? C’est ce que je m’es­saie­rai à com­men­cer de faire, pro­cé­dant comme le vou­lait faire Hen­ri Lefebvre à une ten­ta­tive de recons­ti­tu­tion de ce qui se pas­sa heure par heure, mais aus­si lieu par lieu, et usant d’autres sources que les siennes. Non que je fasse pro­fes­sion d’un culte exces­sif pour l’his­toire si mal dite « évé­ne­men­tielle ». Il est des moments où elle est indis­pen­sable, et je crois qu’elle l’est ici, si l’on veut retrou­ver le véri­table sens du 18 mars. Georges Lefebvre s’est pré­oc­cu­pé jadis fort sérieu­se­ment du temps qu’il avait fait le 9 ther­mi­dor. C’é­tait une ques­tion d’his­toire. Le 18 mars 1871, j’ai com­men­cé par le véri­fier, il ne fai­sait pas beau.

Puis-je vrai­ment appor­ter du nou­veau ? On aura bien sou­vent l’im­pres­sion, à là lec­ture de ces « notes », de déjà su. J’use évi­dem­ment de toutes les sources déjà connues. J’ai lu la presse, en géné­ral peu docu­men­tée dans le détail, ce détail qui me paraît indis­pen­sable. Pour ten­ter de par­ler un peu neuf, je me suis ser­vi des docu­ments ras­sem­blés par les conseils de guerre qui eurent à juger les « insur­gés » de 1871. Des his­to­riques qui ont été dres­sés des acti­vi­tés de chaque bataillon de la garde natio­nale, de mars à mai. Avec plus de suc­cès, des dos­siers des pré­ve­nus, pour ten­ter de savoir ce qu’a­vait fait cha­cun ce jour du 18 mars. Quête longue, sou­vent déce­vante. On conçoit que l’in­cul­pé n’a­voue pas volon­tiers sa conduite en ce moment déci­sif. Ce qui est plus éton­nant, c’est que la redou­table ques­tion : où étiez-vous, qu’a­vez-vous fait ce jour ? n’est que rare­ment posée. Vou­drait-on ne point trop insis­ter sur ce point déli­cat ? C’est dire que les ren­sei­gne­ments obte­nus ne sont pas aus­si four­nis que je l’eusse sou­hai­té. La quête cepen­dant ne fut pas inutile. Toutes pré­cau­tions prises, tous recou­pe­ments faits, et je ne retiens natu­rel­le­ment que le sûr, ce qui est. confir­mé mul­ti­ple­ment, la source ne me paraît pas si médiocre.

Sauf com­plé­ments et cri­tiques que j’at­tends, et natu­rel­le­ment sauf erreur, il me semble que j’ai pu, mieux que gros­siè­re­ment, retrou­ver et les hommes, et sur­tout les bataillons et les groupes qui « agirent » le 18 mars, et ce qu’ils firent. J’es­père que les résul­tats de cette enquête, aus­si com­plète que je le pou­vais, ne seront pas trop vite infir­més ; par d’autres sources, car d’autres sources, il ne peut pas ne pas y en avoir[[On me par­don­ne­ra de ne pas citer à chaque fois, pour chaque affir­ma­tion, l’o­ri­gine exacte. Pour les sources clas­siques, Vinoy, Da Cos­ta, Val­lès, Vuillaume, Bour­sier, Nes­tor Rous­seau, tous les témoins qui com­pa­raissent devant la com­mis­sion d’en­quête sur les évé­ne­ments du 18 mars, et tant d’autres encore, ce sont — on les recon­naî­tra faci­le­ment — celles que men­tionne toute his­toire récente de la Com­mune. S’a­gis­sant des dos­siers des conseils de guerre ou de tout autre docu­ment pui­sé dans les Archives his­to­riques de la guerre à Vin­cennes, ce serait lour­de­ment encom­brer chaque fois le bas de ces quelques pages. Car il fau­drait chaque fois tel numé­ro de dos­sier de tel conseil de guerre, soit bien plus d’une cen­taine de réfé­rences véri­fiées et recou­pées par ailleurs. Je puis four­nir natu­rel­le­ment à qui le vou­drait toute indi­ca­tion pré­cise nécessaire.]].

Jacques Rou­ge­rie
né en 1932, est un his­to­rien fran­çais, maître de confé­rences hono­raire à l’u­ni­ver­si­té Paris 1 Pan­théon-Sor­bonne. Spé­cia­liste de la Com­mune de Paris, il a renou­ve­lé en pro­fon­deur son his­toire. Sa réflexion porte aujourd’­hui sur le rap­port des com­mu­nards à la démo­cra­tie. Il a éga­le­ment conseillé Peter Wat­kins pour son film sur la Commune.

Il est l’au­teur de plu­sieurs ouvrages :
 — Pro­cès des Com­mu­nards, Jul­liard, 1964
 — Paris libre 1871, Seuil, 1971.
 — La Com­mune de 1871, PUF, coll. Que sais-je ?, 1988
 — Paris insur­gé — La Com­mune de 1871, coll. « Décou­vertes Gal­li­mard / His­toire » (no 263), Gal­li­mard, 2006, 2012 (Nou­velle édi­tion, pre­mière paru­tion en 1995). Plu­sieurs textes (articles de revue, contri­bu­tions à des colloques,inédits) sont consul­tables sur son site www.commune-rougerie.fr


communards_in_their_coffins.jpg Le mur des Fédé­rés Fédé­rés fusillés pen­dant la Com­mune de 1871

Résu­mé de la jour­née du 18 mars 1871

Le sou­lè­ve­ment du 18 mars 1871 est la riposte des Pari­siens à la déci­sion du gou­ver­ne­ment d’A­dolphe Thiers de leur reti­rer leurs armes et leurs canons. En 24 heures, le gou­ver­ne­ment et les troupes régu­lières se replient sur Ver­sailles et aban­donnent la capi­tale aux émeu­tiers. C’est le début de la Com­mune de Paris.

Le contexte

La guerre fran­co-alle­mande est désas­treuse pour la France. Paris est assié­gé par les troupes alle­mandes depuis le 18 sep­tembre 1870. Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire signe l’ar­mis­tice le 28 jan­vier. Le 26 février, l’As­sem­blée natio­nale (réfu­giée à Bor­deaux) rati­fie le trai­té de paix. Pen­dant le siège de Paris, des élé­ments de la Garde natio­nale ont déjà mani­fes­té leur mécon­ten­te­ment à pro­pos de la conduite des opé­ra­tions et leur méfiance vis-à-vis du gou­ver­ne­ment notam­ment lors des jour­nées du 31 octobre et du 22 jan­vier. La conven­tion d’ar­mis­tice pré­voyait l’oc­cu­pa­tion par­tielle de Paris ce qui exas­père les Pari­siens qui ont tenu la ville face aux armées prus­siennes et fait mon­ter la ten­sion. Cette occu­pa­tion est réduite à trois jours (1er au 3 mars).

Confor­mé­ment à la conven­tion d’ar­mis­tice, la Garde natio­nale a conser­vé ses armes et a sous sa garde les canons fabri­qués pen­dant le siège et payés par la sous­crip­tion des pari­siens qui consi­dèrent que ces 400 pièces d’ar­tille­rie leur appar­tiennent. Le gou­ver­ne­ment a fait plu­sieurs ten­ta­tives pour les récupérer.

Les pré­pa­ra­tifs

Le gou­ver­ne­ment est déci­dé à réta­blir son auto­ri­té dans Paris. Paral­lè­le­ment l’As­sem­blée natio­nale prend un train de mesures qui va faire bas­cu­ler la popu­la­tion dans la guerre civile : sup­pres­sion des mora­toires sur les loyers, les effets de com­merce, la dimi­nu­tion de la solde quo­ti­dienne des gardes nationaux.

Le 17 mars au soir, Adolphe Thiers et le Conseil des ministres décident d’en­le­ver les canons qui sont entre­po­sés à Bel­le­ville et Montmartre.

Le dérou­le­ment de l’insurrection

Le 18 mars à trois heures du matin, les sol­dats se mettent en marche vers leurs objec­tifs qui sont atteints avant 6 heures, mais les che­vaux et atte­lages pré­vus sont en retard et le retrait des pre­miers canons prend du retard. La popu­la­tion qui se réveille, se ras­semble ; les gardes natio­naux arrivent en armes. Le Comi­té cen­tral de la Garde natio­nale aler­té fait battre l’a­larme dans le XIe arron­dis­se­ment et ordonne d’é­le­ver des bar­ri­cades dans le quartier.

Vers 8 heures, des sol­dats du 88e régi­ment de ligne fra­ter­nisent avec la popu­la­tion. Le géné­ral Lecomte tente de s’y oppo­ser, ordonne de tirer sur la foule mais ses sol­dats mettent crosse en l’air. À 9 heures, le géné­ral est fait pri­son­nier et conduit au Châ­teau-Rouge, tan­dis que les 80 gen­darmes qui l’en­tourent sont emme­nés à la mai­rie du XVIIIe arron­dis­se­ment. Les troupes du géné­ral Patu­rel se dis­loquent. Une par­tie de la réserve du géné­ral Sub­vielle fra­ter­nise aus­si. La per­ma­nence du Comi­té cen­tral de la garde natio­nale est ren­for­cée par des délé­gués qui arrivent de leurs quar­tiers encore tranquilles.

Vers 10 heures, le gou­ver­ne­ment apprend que les troupes du géné­ral Faron fra­ter­nisent et aban­donnent leur maté­riel. Il y a des bar­ri­cades dans le fau­bourg Saint-Antoine, à Ménil­mon­tant. Le gou­ver­ne­ment et le com­man­dant en chef de la garde natio­nale, le géné­ral d’Au­relle de Pala­dines, tentent d’or­ga­ni­ser une offen­sive en s’ap­puyant sur les Gardes natio­naux des quar­tiers bour­geois du centre et de l’ouest de la capi­tale. Sur les 12 000 escomp­tés à peine 600 répondent à l’ap­pel et retournent chez eux lors­qu’ils constatent la fai­blesse de leurs effectifs.

Vers 13 heures, le géné­ral Lecomte est trans­fé­ré à Mont­martre sur l’ordre d’un comi­té local de vigi­lance. Il est pris à par­tie par la foule en fête et par ses propres sol­dats. Il y est rejoint par un autre pri­son­nier, le géné­ral Clé­ment-Tho­mas, un des com­man­dants de la san­glante répres­sion du sou­lè­ve­ment de juin 1848, qui a été recon­nu bien qu’il soit en civil. Vers 14 heures, le Comi­té cen­tral de la Garde natio­nale donne l’ordre à tous les bataillons de conver­ger sur l’Hô­tel de Ville. À ce moment-là, Mont­martre, la gare de Sceaux, la mai­rie du XIVe, la gare d’Or­léans, le Jar­din des Plantes, le palais du Luxem­bourg, la mai­rie du Ve sont aux mains des révoltés.

Vers 15 heures, le gou­ver­ne­ment se divise sur la conduite à tenir : quit­ter Paris pour y reve­nir en force ou orga­ni­ser la résis­tance dans les quar­tiers ouest. Affo­lé par des Gardes natio­naux qui défilent devant le minis­tère où les ministres se trouvent, Thiers décide de quit­ter Paris pour Ver­sailles et ordonne l’évacuation totale des troupes et le départ de tous les fonctionnaires.

En fin d’a­près-midi, à Mont­martre, la foule attaque le poste de la rue des Rosiers où se trouvent les géné­raux Lecomte et Clé­ment-Tho­mas, qui sont som­mai­re­ment exé­cu­tés, mal­gré l’in­ter­ven­tion du Comi­té de vigi­lance de Mont­martre ain­si que du maire du XVIIIe, Cle­men­ceau. Un peu plus tard, le géné­ral Chan­zy échappe de peu au même sort. L’Hô­tel de Ville, où Jules Fer­ry tente d’or­ga­ni­ser la résis­tance est aban­don­né par les soldats.

Vers 20 heures, l’état-major de la Garde natio­nale, place Ven­dôme, la Pré­fec­ture de police (vide) sont au mains des révol­tés alors que l’Hô­tel de Ville est encer­clé. Les ordres du Comi­té Cen­tral sont pure­ment défen­sifs : « Bar­ri­cades par­tout. Ne pas atta­quer ». Le bataillon cer­nant l’Hô­tel de Ville se retire. Jules Fer­ry reçoit l’ordre d’a­ban­don­ner l’Hô­tel de Ville. Vers 23 heures, l’Hô­tel de ville est enva­hi et le comi­té cen­tral de la Garde natio­nale s’y installe.

Vic­to­rieux dans Paris, le Comi­té cen­tral refuse de mar­cher sur Ver­sailles comme cer­tains le lui conseillaient. Son but en effet n’est pas la prise du pou­voir mais bien la résis­tance à un coup de force gou­ver­ne­men­tal, dont les inten­tions pri­mi­tives res­tent obs­cures. Pro­vo­ca­tion ? Res­tau­ra­tion (l’As­sem­blée est en effet aux deux tiers monar­chiste) ? Stra­té­gie d’A­dolphe Thiers pour s’as­su­rer l’ac­cès au pou­voir dans la san­glante répres­sion contre Paris ?

Consé­quences

Mal­gré une ultime conci­lia­tion menée par les élus pari­siens, la rup­ture entre le gou­ver­ne­ment légal et les insur­gés est consom­mée. Dès le len­de­main le gou­ver­ne­ment prend des mesures pour iso­ler les com­mu­ni­ca­tions entre Paris et la province.

De son côté le Comi­té cen­tral occupe l’Hô­tel de ville sous la direc­tion Édouard Moreau qui convainc ses col­lègues d’or­ga­ni­ser les élec­tions muni­ci­pales contre une mino­ri­té d’ins­pi­ra­tion blan­quiste qui vou­lait sans attendre mar­cher sur Versailles.

La Com­mune de Paris commence.

Source : Socié­té Popu­laire de Villefranche-sur-Saône


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Télé­char­ger “his­toire de la com­mune de 1871” de Pros­per Oli­vier Lissagaray


“L’exé­cu­tion fut aus­si folle que l’idée”

On se sou­vient que c’est par cette phrase à l’emporte-pièce que Lis­sa­ga­ray carac­té­rise, juge et condamne l’a­gres­sion gou­ver­ne­men­tale du matin du 18 mars. Je ne m’at­tar­de­rai pas long­temps sur ce point, mais peut-être y aurait-il lieu aujourd’­hui, si l’on veut recons­ti­tuer du mieux que pos­sible les réac­tions de Paris, d’exa­mi­ner davantage.

Natu­rel­le­ment, Lis­sa­ga­ray a rai­son a pos­te­rio­ri. Quelques remarques cepen­dant, rapides, mal étayées — l’his­to­rien n’est que médiocre stra­tège. L’o­pé­ra­tion aurait été de toute évi­dence mal conduite, avec trop peu d’hommes, au trop mau­vais moral.

Avec trop peu d’hommes ? 15.000 sol­dats et quelque 3.000 gen­dar­més et gar­diens de là paix. Je ne crois pas me sou­ve­nir qu’on en ait enga­gé beau­coup plus pour écra­ser l’in­sur­rec­tion plei­ne­ment déve­lop­pée de Juin 1848, ni davan­tage, de bri­gades pour conte­nir Paris le 2 décembre 1851. La ville, même avec les trop fameux canons de Mont­martre (qui n’é­taient pas char­gés, qui n’é­taient pas « bra­qués » sur Paris, mais ran­gés en bon ordre sur les Buttes, comme au maga­sin), parais­sait-elle consti­tuer un dan­ger plus consi­dé­rable ce 18 mars que vingt ans aupa­ra­vant ? On avait eu rai­son sans grand peine d’elle le 31 octobre et le 22 janvier.

insurge_s.jpg “Les insur­gés his­sant les canons sur les hau­teurs de Mont­martre” : aqua­relle de Constan­tin de la Girennerie.

Sans doute les choses ont-elles chan­gé depuis ces dates, mais la ques­tion serait pré­ci­sé­ment de savoir exac­te­ment ce qui a chan­gé. Le moral des troupes ? Il est exact qu’on « fra­ter­ni­sa » volon­tiers : à Mont­martre, comme cha­cun sait (mais, à y regar­der de près, on n’en a de preuve sérieuse que pour une frac­tion de l’un des bataillons du 88e de marche, qui en comp­tait trois) ; à Bel­le­ville et aux Buttes-Chau­mont, des témoins l’af­firment (mais la divi­sion Faron, char­gée de l’at­taque, s’est repliée, me paraît-il, en assez bon ordre, après quelques solides échauf­fou­rées, et son 109e de ligne bataille encore assez vigou­reu­se­ment l’a­près-midi au nord du Xe arron­dis­se­ment). Une dépêche de Jules Fer­ry— 10 h 30 — laisse entendre que le bataillon qui est place de la Bas­tille fra­ter­nise vrai­ment « par trop » (mais la bri­gade Wolff qui tient la place et tous ses alen­tours ne s’est reti­rée vers le centre qu’à midi, sur ordre…). On pour­rait aus­si bien dres­ser un cata­logue ins­truc­tif des troupes qui ne fra­ter­ni­sèrent ou ne se déban­dèrent pas. Toutes ces paren­thèses pour qu’on n’en vienne pas à mini­mi­ser la capa­ci­té de résis­tance, non seule­ment par « effets de foule », mais aus­si bien mili­taire, des Parisiens.

Faut-il incri­mi­ner la mau­vaise « conduite » de l’« exé­cu­tion » ? Je remarque seule­ment que ces « mau­vais » géné­raux, on les retrouve tous dans les rangs des vain­queurs de la bataille de mai. Je m’é­gare peut-être vers de fausses ques­tions, et de toute façon mes com­pé­tences et mes sources me contraignent à esqui­ver le pro­blème. C’est ce que j’au­rai à dire plus loin des réac­tions popu­laires réelles qui me force à ces inter­ro­ga­tions. Je demeure per­sua­dé que le 18 mars ne fut pas que tran­quille dou­ceur fra­ter­ni­sante et navrante déban­dade militaire.

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Deux remarques encore, qui peuvent contri­buer à une ana­lyse plus exacte de ce qui se pas­sa le 18 mars. Avec la pre­mière, je ne quitte pas le ter­rain des opé­ra­tions mili­taires. Qu’on les consi­dère d’un peu près ! Elles visent juste. S’il est bien ques­tion de « canons », il est ques­tion aus­si de bien plus que cela : on le devi­nait d’ailleurs à lire la décla­ra­tion de Thiers du 17 mars. Le plan offen­sif est net. Il s’a­git de reprendre Mont­martre, Bel­le­ville, la Vil­lette. les XVIIIe, XIXe, XXe arron­dis­se­ments. Depuis l’ar­mis­tice et la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment Thiers, l’au­to­ri­té, on peut le consta­ter à lire sim­ple­ment les dépo­si­tions faites devant la Com­mis­sion d’en­quête sur l’in­sur­rec­tion du 18 mars, a bien grand-peine à s’exer­cer dans la capitale.

Et ces trois hauts lieux de la révo­lu­tion sont, eux déjà, comme de petites villes (énormes en réa­li­té par leur popu­la­tion) tota­le­ment indé­pen­dantes, car­ré­ment rebelles, hors abso­lu­ment de l’ordre et de la loi. Ce n’est pas assu­ré­ment le maire Cle­men­ceau qui est maître dans le XVIIIe ; ce sont — rivaux en même temps que confon­dus, et tous deux de forte nuance blan­quiste — le sous-comi­té d’ar­ron­dis­se­ment de la garde natio­nale, rue des Rosiers, et le comi­té de vigi­lance du Châ­teau-Rouge qui s’y font obéir, cela depuis le 3 mars au moins. À la Vil­lette, depuis le même 3 mars, le club de la Mar­seillaise, rue de Flandre, s’est consti­tué en « comi­té de salut public », diri­gé par l’in­ter­na­tio­nal Pillioud, et règne, en l’ab­sence d’ailleurs depuis long­temps de toute muni­ci­pa­li­té régu­lière. Pas de muni­ci­pa­li­té depuis long­temps non plus à Bel­le­ville (il y a une vague com­mis­sion muni­ci­pale, démis­sion­naire depuis un bon mois), et le 27 février, l’at­mo­sphère deve­nant déci­dé­ment irres­pi­rable pour ses troupes, le géné­ral Caillié, com­man­dant le 2e sec­teur, der­nier repré­sen­tant de l’ordre dans le XXe, a dû quit­ter son quar­tier géné­ral du 79 rue de Bel­le­ville, lais­sant libre cours à « l’a­nar­chie ». Une note cueillie au hasard d’un dos­sier de conseil de guerre m’ap­prend qu’à peu près aus­si­tôt Eudes l’y a rem­pla­cé « avec son état-major », Eudes qui, le 15 mars — là chose était faite bien aupa­ra­vant — est recon­nu par le Comi­té cen­tral comme chef de la XXe légion. Eudes qui cor­res­pond aus­si avec Duval. S’il veut gou­ver­ner, le Gou­ver­ne­ment doit maî­tri­ser ces hau­teurs qui le défient.

On a en outre très rai­son­na­ble­ment pris soin d’i­so­ler le XIe arron­dis­se­ment d’où une éven­tuelle res­cousse pou­vait venir aux rebelles, le blo­quant au nord, lui inter­di­sant toute redou­table incur­sion en direc­tion du centre, de l’Hô­tel de ville par ailleurs soli­de­ment pro­té­gé, par l’oc­cu­pa­tion de la Bas­tille, du bou­le­vard Richard-Lenoir, du haut de la rue du Fau­bourg-du-Temple. Pareille­ment, l’oc­cu­pa­tion en force de la place Cli­chy. pare­ra à toute inter­ven­tion des Bati­gnolles. Ce n’est pas tant ici là stra­té­gie qui m’oc­cupe : j’ob­serve plu­tôt que ce « plan » des­sine admi­ra­ble­ment, en par­fait néga­tif, les contours du Paris déjà rebelle, ou qui pour­rait le devenir.

Trou­ve­ra-t-on des failles à ce plan ? Rien en direc­tion de la rive gauche ; mais ce n’est pas si sûr. Rien d’of­fen­sif (sauf un pro­jet vers la Gla­cière, non réa­li­sé), mais on ne la néglige pas. Les quais sont for­te­ment défen­dus, les points clés de pas­sage, place Saint-Michel, pont d’Aus­ter­litz, bien tenus, on garde le Pan­théon, avec des réserves au Luxem­bourg. On peut consi­dé­rer d’ailleurs comme sûrs (ils le seront à peu près) les « bour­geois » VIe et VIIe. Les XIVe et XVe, peu peu­plés ; loin­tains, peuvent-ils consti­tuer un dan­ger ? (Ils auront tout de même leur rôle le 18 mars.) On ne s’est pas trop sou­cié non plus du XIIIe, lui aus­si loin­tain, lui aus­si mai­gre­ment peu­plé. Seule­ment, c’é­tait l’ar­ron­dis­se­ment du blan­quiste Duval, un arron­dis­se­ment qui, comme Bel­le­ville, comme Mont­martre, s’est « libé­ré » — coïn­ci­dence ? — dès le 3 mars ; Duval est deve­nu le chef d’une peu nom­breuse, mais vigou­reuse XIIIe légion. De là va venir la plus réso­lue des contre-attaques.

Ma seconde remarque — ano­dine en appa­rence — touche au pro­blème des termes dont on qua­li­fie la jour­née du 18 mars. Un me semble avoir été trop négli­gé (sauf, encore, par Georges Laronze) ; c’est pour­tant celui même dont usent una­ni­me­ment acteurs et témoins com­mu­neux. « Mise en scène imi­tée du 2 décembre », note le relieur Clé­mence dans son petit agen­da conser­vé aux archives de la Pré­fec­ture de police. Adolphe Bouit, Mal­jour­nal (qui sont comme Clé­mence du Comi­té cen­tral, et éga­le­ment de l’in­ter­na­tio­nale), le bizarre Lul­lier, Jules César Zéan­ger­ler, capi­taine au 74e bataillon de Bel­le­ville, tant d’autres, si « obs­curs » qu’il ne vaut pas de rap­pe­ler leurs noms, tous parlent d’un « autre », d’un « nou­veau » Deux décembre (Alle­mane ne dit pas autre chose : « coup d’E­tat monar­chique »). Ce n’est pas seule­ment un mot que je suis en train d’a­jou­ter à la liste. C’est ain­si pré­fé­ren­tiel­le­ment qu’on devrait qua­li­fier ce qu’on nomme par­fois le « mau­vais coup » du 18 mars ; car c’est ain­si, avec tout le poids dont le terme est char­gé, que l’a res­sen­ti en pro­fon­deur ce Paris popu­laire pétri de sou­ve­nirs. On est reve­nu de vingt ans en arrière, de nou­veau la Répu­blique, ce mot char­gé aus­si de tout un poids, toute la Répu­blique avec tous les espoirs : qu’elle porte, est cruel­le­ment, abso­lu­ment « en dan­ger ». Pour qui sait un peu son Paris du XIXe siècle, l’emploi de ce simple qua­li­fi­ca­tif « Deux décembre » peut nous faire — timi­de­ment mais cer­tai­ne­ment — entrer dans cette his­toire si dif­fi­cile à dire des « men­ta­li­tés ». À le négli­ger, il me paraît qu’on court le risque de man­quer quelque chose d’es­sen­tiel dans l’his­toire pro­fonde des réac­tions populaires.

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Mati­née défensive

Mais j’ai pro­mis de décrire, heure par heure, lieu par lieu, pas à pas. Com­men­çons — pour­quoi pas ? — par Mont­martre, si bien connu, du moins nous le dit-on. C’est tou­jours avec inté­rêt qu’on relit ces pages de La Véri­té sur la Com­mune, qui furent pour Hen­ri Lefebvre la révé­la­tion, « le » docu­ment qui dévoile le sens de la jour­née. Mais non sans amu­se­ment (cette his­toire du duel qui mit aux prises, gros sabre contre fine épée, l’ou­vrier Pigerre — ébé­niste de chez Pleyel que nous connais­sons bien — et un vaillant colo­nel — on ne sait de quel régi­ment —, cela a quelque peu un air de Rocam­bole). Non sans cer­tains aga­ce­ments, car trop de détails dans cette Véri­té et dans le récit tout entier de Lefebvre, appa­raissent à l’exa­men trop sou­vent inexacts ; sans par­ler de la fameuse pause « casse-croûte », à midi (midi, ce n’est pas l’heure de déjeu­ner pour le popu­laire au XIXe siècle) qui ferait retrou­ver la « quo­ti­dien­ne­té » en plein exer­cice de la spon­ta­néi­té. J’ai dit déjà aus­si que l’exé­cu­tion des géné­raux n’é­tait pas pour moi l’é­vé­ne­ment néces­sai­re­ment déterminant.

Je serai plus terre-à-terre. Qui, quand, com­ment, sinon pourquoi ?

Les troupes sont à pied d’œuvre à cinq heures du matin, et, atte­lages ou pas, com­mence l’é­va­cua­tion des canons, qui ne sont gar­dés que par une dizaine d’hommes du 61e bataillon de la garde natio­nale, naguère for­mé sous Blan­qui et Razoua, « milice pré­to­rienne » des comi­tés de Montmartre.

Au petit matin, foule, et femmes certes ; c’est chose à ne pas négli­ger, même si l’on n’en peut mesu­rer l’im­pact réel, mais on en a assez dit là-des­sus. Ce qui me frappe, c’est la puis­sante una­ni­mi­té avec laquelle réagissent les bataillons du XVIIIe. Dans la jour­née, sur vingt bataillons qui existent réel­le­ment, tous ou à peu près vont se dres­ser. Trois absents seule­ment : le 32e, un bataillon « à petit numé­ro » (celui de Sut­ter Lau­mann), enten­dons de ceux qui exis­taient avant les grandes levées du siège et sont pro­ba­ble­ment à majo­ri­té bour­geoise : il est de garde à la mai­rie et y reste ; le 245e (de la Goutte-d’Or) qui « a refu­sé de se lais­ser armer » : les bataillons à « gros numé­ro », for­més les der­niers, sont sou­vent com­po­sés de vété­rans dont on peut conce­voir que la vigueur com­ba­tive ne soit pas bien grande ; le 124e enfin, pour­tant soli­de­ment et depuis long­temps “fédé­ré” : mais il est du quar­tier de la Cha­pelle, loin du théâtre des événements.

Qui voit-on agir dès le matin, et sur­tout sur la Butte ? Le pre­mier, le 78e (Nord du quar­tier Cli­gnan­court) qui, après s’être réuni bou­le­vard Orna­no, se porte sur les hau­teurs : c’est lui qui prin­ci­pa­le­ment, bien que les sources clas­siques ne le men­tionnent jamais, a fait mettre la crosse en l’air au 88e. Il ne tarde pas à être assis­té du 79e (Cli­gnan­court Ouest), du 169e (Cli­gnan­court Est), bataillon de Pigerre et de Simon Mayer (dont on fait à tort un offi­cier du 79e), des 125e (qui a « démis­sion­né » son com­man­dant) et 215e de la Goutte-d’Or. Le 129e (Cli­gnan­court, encore) est très tôt « mas­sé près des Buttes » et ne va pas tar­der à aller mon­ter la garde rue des Rosiers.

Six bataillons donc, immé­dia­te­ment levés, tous du quar­tier concer­né. Pas dans leur tota­li­té bien sûr, et, si l’on aime­rait le savoir, il est impos­sible de dire com­bien d’hommes, sur les 1.000 à 1.500 que peut comp­ter cha­cun, ont répon­du au rap­pel. Selon La Véri­té sur la Com­mune, Pigerre n’au­rait rameu­té qu’une « colonne » (est-ce le 169e ?) d’à peu près 300 hommes. La « foule » aidant, cela fait tout de même une masse non négli­geable sur les deux pla­teaux de Mont­martre où sont les canons. Il n’y a pas de toute façon que cette riposte « directe ». D’autres groupes occupent rapi­de­ment des points stra­té­giques de l’ar­ron­dis­se­ment. Le 158e (Cli­gnan­court Nord) se réunit et s’ins­talle bou­le­vard Orna­no, puis au poste clé de la rue Myr­rha. Le 220e (Goutte-d’Or) est « de piquet » rue Mar­ca­det. Le 152e tient soli­de­ment, dans le même quar­tier, la rue Doudeauville.

C’est un peu plus tard sans doute que le 64e « for­mé des habi­tants de la Grande-Rue de La Cha­pelle, com­man­dant Arnold, dépê­ché parle Comi­té cen­tral, s’é­ta­blit place Saint-Pierre. Et comme on est encore dans cette mati­née en posi­tion défen­sive (une défen­sive qui en réa­li­té enferme les troupes dans ce quar­tier sur lequel elles se sont impru­dem­ment jetées), on consti­tue un puis­sant bar­rage sur les « bou­le­vards exté­rieurs » : le révo­lu­tion­naire 61e (vers onze heures seule­ment) occupe le bou­le­vard de Cli­chy, le 189e le bou­le­vard Roche­chouart, et le 166e le bou­le­vard de la Cha­pelle. Avec des bar­ri­cades ? Sûre­ment ! Les auteurs et jour­na­listes les ont bien situées, « au car­re­four des rues Lepic, des Abbesses et des Dames », « place Blanche au débou­ché des rues Blanche et Fon­taine », « au pour­tour de la tour Sol­fe­ri­no et du mou­lin de la Galette », place et rue des Abbesses, rue des Mar­tyrs, rue Gabrielle, rue Ger­main-Pilon, etc. Mais quand furent-elles éri­gées ? Avant midi, selon Louis Fiaux, seule­ment à par­tir de dix-sept heures, si l’on en croit le jour­nal La Liber­té. Cela importe-t-il tel­le­ment au fond ? Dès avant midi, il est évident qu’a­vec des hommes et aus­si quelques tas de pierres Mont­martre s’est pro­té­gé de tout retour offen­sif pos­sible en pro­ve­nance du Paris cen­tral. On a dû per­fec­tion­ner après, et, peut-être seule­ment sur le soir, mul­ti­plier des for­ti­fi­ca­tions beau­coup plus tôt com­men­cées. La seule ques­tion dont il me paraisse qu’il vaille la peine qu’on se la pose est de savoir si, et com­ment Mont­martre, cité vite (et faci­le­ment) inter­dite et inac­ces­sible, est, de la défen­sive, pas­sé à l’offensive.

Le XVIIIe n’est pas res­té tout à fait seul « dans cette bataille locale ». Il n’est pas impos­sible que le 228e, du IXe arron­dis­se­ment, y soit inter­ve­nu « avec Ber­ge­ret » (et non, comme on le dit, le 128e, qui est du Xe). Mais ce que redou­taient sur­tout les gou­ver­ne­men­taux, c’é­tait l’in­ter­ven­tion des Bati­gnolles. Elle eut lieu, quoique par­tielle. Du XVIIe (quar­tiers des Epi­nettes et des Bati­gnolles seule­ment), deux bataillons se por­tèrent sur le point fort qu’é­tait la place Cli­chy, le 207e, « dès sept heures », qui exhor­ta les troupes régu­lières à se reti­rer, et (vers la même heure, un peu plus tard ?) le 244e, « en par­tie » du moins, qui, ayant « chas­sé son com­man­dant qui refu­sait de faire battre la géné­rale », « fra­ter­ni­sa » avec la troupe et la « désar­ma ». L’in­ter­ven­tion ne fut sûre­ment pas sans impor­tance, mais on peut noter que dans son ensemble le XVIIe n’a pas dans cette mati­née (ni plus tard dans la jour­née) fait preuve de tel­le­ment de vigueur. Leur incur­sion faite place Cli­chy, 207e et 244e sont reve­nus très vite s’oc­cu­per à mettre en défense leur propre parc de canons, entre les rues Legendre et des Moines, où était déjà ins­tal­lé le 91e, le bataillon révo­lu­tion­naire de l’arrondissement.

Au total peu d’en­thou­siasme ou de déter­mi­na­tion. Le 33e (« petit numé­ro ») aura quelques vel­léi­tés d’a­gir ; pour, contre l’ordre, les témoi­gnages sont vagues, et la pre­mière hypo­thèse est la plus pro­bable : il pro­je­tait d’al­ler place Cli­chy, il s’ar­rête au bou­le­vard de Cour­celles. Les 222e et 223e, de la plaine Mon­ceau, sont silen­cieu­se­ment pour l’ordre. Le 155e des Bati­gnolles a net­te­ment « refu­sé de mar­cher ». De même le 90e (Bati­gnolles) qui s’est conten­té d’al­ler occu­per le parc Mon­ceau et le bou­le­vard Male­sherbes : c’est agir sans rien faire. Trois bataillons sur dix sont seuls à se pro­non­cer pour la Répu­blique. Mais les Bati­gnolles ont tout de même — toutes pro­por­tions conser­vées — aidé Montmartre.

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Ailleurs ? Cet ailleurs qui est pro­ba­ble­ment, sûre­ment de plus d’im­por­tance ! La divi­sion Faron atta­quait Bel­le­ville et la Vil­lette, sans doute avec trop peu d’hommes ici — car si, comme l’ont fait les his­to­riens, on s’é­tait trop bra­qué sur la cita­delle de Mont­martre ; ces autres hau­teurs n’é­taient pas moins coriaces. C’est le 173e de Bel­le­ville (dont est le membre du Comi­té cen­tral Adolphe Bouit) qui paraît s’être le pre­mier oppo­sé à l’en­lè­ve­ment des canons qui sont sur la butte Piat en haut de la rue du même nom, vers les sept ou huit heures, aidé du 74e, du même quar­tier. Le 135e (Père-Lachaise, com­man­dé par Ran­vier) vient à dix heures leur prê­ter main-forte, et défendre (ou s’emparer de) la mai­rie de l’ar­ron­dis­se­ment, occu­pée par les troupes. Il n’est pas seul : le 76e et le 159e de Cha­ronne sont mon­tés leur don­ner la main, ain­si que le 203e, de l’a­vis de tous « un des plus mau­vais bataillons du Xe », recru­té dans le coin Nord-Est du quar­tier de l’hô­pi­tal Saint-Louis, qui jouxte Bel­le­ville, Foules natu­rel­le­ment, et le quar­tier « se couvre de bar­ri­cades ». Je n’en repère pré­ci­sé­ment cepen­dant qu’une à l’o­rée de la rue de Tour­tille, gar­dée par le 63e (Bel­le­ville) ; on dit que le 80e (Père-Lachaise) est « aux bar­ri­cades du quar­tier » toute la ; jour­née et y res­te­ra le lendemain.

L’af­faire a été chaude, mais au fond rapide et facile. Sept bataillons sont inter­ve­nus le matin (la ques­tion res­tant tou­jours de savoir avec com­bien d’hommes), dix au total « agi­ront » dans la jour­née, sur un total de seize — il faut défal­quer deux bataillons de l’ordre, à petit numé­ro, 27e de Cha­ronne et 30e de Bel­le­ville, ou bien inertes, comme le 240e (Bel­le­ville), for­mé pro­ba­ble­ment de vété­rans (c’est un bataillon « auxi­liaire »). À sou­li­gner que si Bel­le­ville a promp­te­ment et for­te­ment réagi (bien que trois de ses bataillons, pour­tant for­te­ment fédé­rés, n’aient ou ne semblent avoir rien fait : les 172e, 174e, 201e (peut-être sont-ils quelque part « de piquet »), on fait montre de plus de mol­lesse à Cha­ronne, où le 218e se conten­te­ra le 18 mars d’un « ser­vice de quar­tier », où le 234e, après s’être réuni, se dis­perse sur ordre de son com­man­dant. Dans le proche XIXe, les choses sont allées encore plus sim­ple­ment. La salle de la Mar­seillaise est (c’est fait depuis long­temps) « éri­gée en for­te­resse », un seul bataillon a eu à inter­ve­nir pour pro­té­ger les pièces qui sont aux Buttes-Chau­mont : le 164e, celui du vieux mili­tant Lagarde, qui a fait 1830 et 1848, et repré­sen­té un moment le bataillon et l’ar­ron­dis­se­ment au Comi­té cen­tral. Le 147e a « occu­pé la rue Mathis ». Deux bataillons seule­ment sur les douze de l’ar­ron­dis­se­ment ; je ne les retrouve pas par ailleurs dans la journée.

La vic­toire popu­laire n’a pro­ba­ble­ment été si faci­le­ment acquise que parce qu’on n’a­vait enga­gé que trop peu de troupes sur cet Est cru­cial, pro­ba­ble­ment aus­si trop loin de leurs bases. Mais il faut comp­ter aus­si et peut-être sur­tout avec ce qui se passe dans ces deux énormes cités four­mi­lières qui font écran en direc­tion de l’Est de la capi­tale, le Xe arron­dis­se­ment, qui approche les 150.000 habi­tants, le XIe, qui les a lar­ge­ment dépas­sés. Dix-neuf bataillons pour le Xe. On a vu déjà le 203e aller prê­ter main-forte à Bel­le­ville. Le matin sont sur pied le 24e de Lis­bonne, pour­tant un « petit numé­ro », au mar­ché Saint-Mar­tin, le 107e de Bru­nel, à la Grange-aux-Belles, qui est déjà inter­ve­nu dans l’é­chauf­fou­rée du 27 jan­vier, au moment de l’ar­mis­tice ; le 128e est rue Bichat, le 109e place de Rou­baix, devant la gare du Nord (encore un des acteurs du 27 janvier).

Des autres, en ce matin, je n’ai pas trou­vé trace d’ac­ti­vi­té, mais quatre encore, qui inter­vien­dront dans l’a­près-midi où nous les retrou­ve­rons, se mettent pro­ba­ble­ment déjà à pied d’oeuvre. Il y a sur­tout le XIe, dont on s’est à peu près cor­rec­te­ment pro­té­gé, mais qui s’a­gite vio­lem­ment. Spon­ta­né­ment, mais aus­si, dès sept heures au moins, à l’ins­ti­ga­tion de Ran­vier et de Mor­tier qui sont du Comi­té cen­tral. Il « se couvre » comme les autres, pro­ba­ble­ment plus que les autres, de bar­ri­cades que Léo­ni­das Jénart, com­mer­çant (l’un des mani­fes­tants du 31 octobre), reçoit la charge de sur­veiller et d’or­don­ner. On dénombre comme bar­ri­cades, au moins en fin de jour­née, outre celle de la rue de Tour­tille, rue de Paris « en haut de la rue du Fau­bourg-du-Temple », « au car­re­four des rues Piat et Rébe­val », « à l’angle des rues Cla­vel, de la Mare et de la Vil­lette », « au car­re­four des rues des Prés, des Lilas et des Bois », « aux angles des rues de Cri­mée, des Fêtes et des Solitaires ».

Mais Le pro­blème est le même ici qu’ailleurs : quelles de ces bar­ri­cades furent dres­sées dès le matin, quelles plus tard ? C’est « vers dix heures » que furent éri­gées les prin­ci­pales bar­ri­cades de la rue du Fau­bourg- Saint-Antoine, notam­ment au coin de la rue Saint-Ber­nard, au débou­ché de la rue de Cha­ren­ton, blo­quant ain­si la Bas­tille. Le 66e bataillon de la garde (ancien bataillon d’A­vrial) est pro­ba­ble­ment der­rière, puisque c’est lui qui, vers midi ou peu après, se dis­pose sur la place de la Bas­tille que les troupes ont reçu l’ordre d’a­ban­don­ner (après, selon Le Rap­pel, des négo­cia­tions entre le maire Mot­tu et l’Hô­tel de ville, en fait sans doute parce que, les troupes recu­lant de toute part, la Bas­tille deve­nait par là même une pointe trop dan­ge­reu­se­ment avan­cée en direc­tion du Paris de l’Est).

À la même heure, bar­ri­cades rue de la Roquette, et dans la mati­née encore sûre­ment rue de Cha­ronne, gar­dées par les 67e et 190e, aux deux extré­mi­tés de la rue Bas­froi, siège du Comi­té cen­tral, mais éga­le­ment parc à canons, gar­dées par le 138e (ancien com­man­dant Eudes), place Vol­taire où sont les 211e et 241e, rue Sedaine où est le 180e ; rue Saint-Sabin, rue Saint-Sébas­tien … Onze bataillons au moins sont sur pied : aux pré­cé­dents, il faut ajou­ter le 57e (en par­tie seule­ment, car il est « divi­sé »); le 65e « de piquet » rue de l’O­rillon, dans le quar­tier Sainte-Mar­gue­rite, le 192e, du même quar­tier, le 58e, qui bien que lui aus­si divi­sé a reçu l’ordre d’al­ler occu­per la caserne de Reuilly dans le XIIe. Seize bataillons inter­vien­dront en tout dans la jour­née, ce qui est à la fois beau­coup, et peu rela­ti­ve­ment, l’ar­ron­dis­se­ment en comp­tant en tout vingt-six : peut-être mes éva­lua­tions sont-elles ici sous-estimées.

À noter que le XIIe arron­dis­se­ment, au moins sa par­tie nord qui appar­tient au fau­bourg Saint-Antoine, est res­té assez inerte, en dépit des efforts de Mon­tels, un ancien du 31 octobre, qui le par­court pour ten­ter de le sou­le­ver. Seuls ont pris les armes les 73e et 122e ; le 52e est très réser­vé ; on ne sait pas exac­te­ment pour quel camp la 1re com­pa­gnie du 56e tient la mai­rie, et ce n’est que le soir que le 200e chasse son com­man­dant qui a refu­sé de suivre le Comi­té cen­tral, le sur­len­de­main que le 93e fait de même. Da Cos­ta a déjà fait remar­quer com­bien le Fau­bourg — a‑t-il « vieilli » ?, n’est-il pas un peu aus­si à l’é­cart des grands lieux d’o­pé­ra­tion ? — avait somme toute assez peu réagi.

Dans les autres arron­dis­se­ments ouvriers, le IIIe et le IVe, for­te­ment occu­pés par les troupes, on a quelque peine à se retrou­ver. Est-ce dès le matin que Pin­dy a sou­le­vé dans le IIIe son 86e bataillon, pour s’emparer de la mai­rie, ou le ten­ter, car, place du Temple, la situa­tion est plus que confuse ? Le 87e est lui aus­si de piquet à la mai­rie, mais s’est ran­gé du côté de l’ordre ; le 205e éga­le­ment, mais pour quel camp ?, ain­si que le 239e, qui s’est réuni rue de Tur­bi­go et a révo­qué son com­man­dant. Le 55e refuse obs­ti­né­ment de sor­tir de son quar­tier (des Enfants-Rouges). On n’a de cer­ti­tude que pour le 54e (Sainte-Avoye) qui a mani­fes­té avec 200 hommes, d’ailleurs de façon plu­tôt erra­tique, à l’Hô­tel de ville (ce que pour­rait confir­mer une dépêche de 11 h 25 du chef de cabi­net de Fer­ry), puis (à moins que ce ne soit avant) au Luxem­bourg, où il fra­ter­nise natu­rel­le­ment avec les sol­dats, pour dis­pa­raître ensuite de la scène. Dans le IVe, rien encore, sauf une « vigi­lance » qu’on a du mal en fait à déceler.

Et les quar­tiers dits « bour­geois » ? On ver­ra plus loin que les Ier, IIe, VIIIe, VIe et VIIe, qu’on dit si volon­tiers indif­fé­rents, se sont pro­non­cés plus net­te­ment qu’on ne le croyait pour le gou­ver­ne­ment. Ce que je note briè­ve­ment, c’est qu’on y vit quelques vel­léi­tés d’as­sis­ter le Comi­té cen­tral. Une petite frac­tion du 92e, du IIe, une éga­le­ment, et plus impor­tante du 106e, du VIIe, ten­tèrent dès le matin de se por­ter sur Mont­martre, mais sans doute n’al­lèrent pas bien loin. En revanche, le 228e, de la par­tie nord du IXe, y était. Le 193e bataillon (autre­fois com­man­dé par Var­lin) s’est réuni, mais a été « dis­sua­dé par son com­man­dant » d’intervenir.

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Gar­dons-nous — comme fit en somme le gou­ver­ne­ment — de négli­ger la rive gauche ouvrière. Il paraît bien ne s’être rien pas­sé le matin dans le XVe. Dans le XIIIe, le « géné­ral » Duval, dès neuf heures, a réuni, nous dit-on, tous ses bataillons (en réa­li­té huit sur dix, car il ne faut pas comp­ter avec le 42e, petit numé­ro, et le 120e qui ne pren­dra les armes que le len­de­main). Il s’a­git d’a­che­ver d’as­su­rer l’ordre, l’ordre nou­veau, dans l’ar­ron­dis­se­ment déjà « libre » depuis le début du mois. Le 101e, fer de lance, est place d’I­ta­lie et y dis­pose judi­cieu­se­ment ses canons, avec le 176e. Le 112e s’est assu­ré de la per­sonne du com­mis­saire de police du quar­tier de la Gare, le 177e de celui du quar­tier d’I­vry. Le 133e (non pas comme on le dit le 13e) occupe la raf­fi­ne­rie Say, puis la voie du che­min de fer d’Or­léans, le 185e à l’« Hôtel des Hari­cots » à Ivry, ancienne mai­son d’ar­rêt de la garde nationale.

Duval est sur une défen­sive pru­dente, mais son action est bien plus impor­tante que celle d’Al­le­mane dans le Ve, qui fait son­ner le toc­sin et, avec une petite frac­tion de son 59e, pose çà et là quelques postes d’ob­ser­va­tion. N’ou­blions pas le XIVe, où le matin deux mou­ve­ments se téles­copent en quelque sorte. Le chef de légion Hen­ry avait comme Duval, mais un peu plus tard, à par­tir des 11 ou 12 mars, com­men­cé la « libé­ra­tion » de son quar­tier, opé­ra­tion qui se pour­suit encore dans la nuit du 17 au 18, si bien qu’à cinq heures du matin on pro­cède encore à l’ar­res­ta­tion de quelques gen­darmes ; « puis tout rentre dans l’ordre ». On n’a que le temps de souf­fler, puisque vient alors la nou­velle de l’at­taque gou­ver­ne­men­tale. « Un grand mou­ve­ment d’hommes armés » se fait à dix heures dans le quar­tier de Plai­sance, où le 103e s’ins­talle en force, où le 146e cerne la mai­rie, le 217e le com­mis­sa­riat de police, tan­dis que tous les autres bataillons (104e, 136e, 202e, 243e, sauf le « petit » 46e) viennent au rappel.

Que dire dès lors de ce que fut le rôle de la poi­gnée, de la petite quin­zaine de membres du Comi­té cen­tral qui sié­gèrent dans la mati­née rue Bas­froi ? Ils n’é­taient pas nom­breux, beau­coup arri­vèrent tard, après dix heures, comme Bour­sier, Fer­rat, Billio­ray. Arnold et Ber­ge­ret étaient venus, mais aus­si­tôt repar­tis dans le XVIIIe, et Var­lin dans le XVIIe — trop tard pour qu’on puisse consi­dé­rer que c’est lui qui a « sou­le­vé » les Bati­gnolles. Ils don­nèrent des ordres, mais sans doute prin­ci­pa­le­ment Nes­tor Rous­seau, qui a, dans une note au conseil de guerre qui le juge, dévoi­lé le grand « plan » du Comi­té cen­tral. Billio­ray, Assi le confirment, il ne s’a­gis­sait en réa­li­té que de conseiller la défen­sive : « ne pas atta­quer…, se tenir sur la défen­sive étant don­né le mou­ve­ment des troupes ». Est-ce bien un plan d’action, cela ? Ce n’é­tait qu’al­ler dans le sens des réac­tions popu­laires spon­ta­nées. J’ai dit que l’ordre don­né aux 65e et 192e — n’est-il pas seule­ment lui-même geste de défense ? — n’a­vait pas été exé­cu­té. Ce matin du 18 mars, s’il est faux que le Comi­té cen­tral n’ait rien fait, il n’est pas exact non plus qu’il ait réel­le­ment « agi ». Il est vrai qu’il avait dépê­ché Arnold à Mont­martre pour se mettre à la tête du 64e ; Arnold qui à son tour déclare, en fin de mati­née sûre­ment : « Tout paraît aller très bien… Il faut s’emparer du Quai d’Or­say, Impri­me­rie, Pré­fec­ture de police, Hôtel de ville… C’est le coup de balai à don­ner. » Mais ceci est du res­sort de ce qui va se pas­ser dans l’après-midi.

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L’a­près-midi offensive

On la connaît avec un peu plus de détails : par la presse, par des témoi­gnages de toute sorte. Mais il y a bien des flous à com­bler, et sur­tout une appré­cia­tion d’en­semble à don­ner. On devient plus ferme au Comi­té cen­tral, pro­ba­ble­ment après la lettre d’Ar­nold, et Nes­tor Rous­seau parle d’« un plan d’at­taque for­mi­dable par la rive droite et la rive gauche… ». Ce plan a‑t-il été exé­cu­té, dans quelle mesure ; est-ce bien sur­tout ce plan qui a été exécuté ?

Peu après midi, le point fort de la Bas­tille est à la fois aban­don­né par les troupes et conquis par les « insur­gés », (encore qu’on voie peu de rai­sons de les qua­li­fier ain­si). Dès avant midi, les troupes refluaient de par­tout, pas tou­jours en déban­dade, non pas seule­ment pour s’être heur­tées à ce « mur » de gelée ou de confi­ture qu’au­rait été « la foule », mais aus­si devant une résis­tance armée bien carac­té­ri­sée. Les quar­tiers popu­laires vont pas­ser à l’offensive.

Qui le pre­mier ? Les heures ne sont pas faciles à fixer. Il me semble que c’est Duval (donc « l’ar­mée révo­lu­tion­naire », du moins ce qu’il en existe). Ses arrières assu­rés, il passe vers qua­torze heures dans le Ve arron­dis­se­ment où — Alle­mane en témoigne — on l’at­tend impa­tiem­ment. Pré­ci­sons que le « for­mi­dable plan » dont nous parle Nes­tor Rous­seau n’est conçu que vers 14 heures : il est peu pro­bable que Duval en ait été aver­ti. Il ne s’a­vance de toute façon, que len­te­ment, en ter­rain sûr, avec le 101e, le 176e, le 177e, peut-être le 184e. Les uns remontent le bou­le­vard de l’Hô­pi­tal jus­qu’au Jar­din des Plantes et à la gare d’Orléans.

L’ob­jec­tif prin­ci­pal, c’est le Pan­théon et la rue Souf­flot, qui com­mandent le bou­le­vard Saint-Michel ; le Pan­théon est un très impor­tant dépôt de car­touches. Il est inves­ti, avec l’aide du 118e, du nord du Ve arron­dis­se­ment (dont la 1re com­pa­gnie occupe depuis peu la mai­rie, sur la même place du Pan­théon), et du 119e, du sud, qui va res­ter sur place. Il est pris vers 16 h 30. Le Ve s’est éveillé : le 160e occupe le bou­le­vard Saint-Ger­main, le 163e le bou­le­vard de Port-Royal, et c’est à peu près dans le même temps (avec l’aide du 163e) que la frac­tion du 59e que dirige Alle­mane occupe, comme il nous le raconte, trom­pant le 21e qui est de l’ordre, l’E­cole des Mines et la porte du Luxem­bourg qui donne sur l’a­ve­nue de l’Ob­ser­va­toire. En trois heures ou à peu près, Duval et ses amis se sont empa­rés de tout l’ar­ron­dis­se­ment. On ne va pas plus loin pour l’ins­tant. D’a­bord conso­li­der ce que l’on vient de prendre.

Demeu­rons sur la rive gauche ouvrière. Ce qui se passe dans le XIVe n’a sans doute en ce jour rien de bien écla­tant, mais n’en est pas moins impor­tant. On conquiert défi­ni­ti­ve­ment le quar­tier, ce que l’on avait com­men­cé en fin de mati­née. Tous les bataillons (sauf un) sont debout. À 16 h 30, le 146e s’empare de la mai­rie, place de Mon­trouge ; Hen­ry et la famille révo­lu­tion­naire des Avoine, des Inter­na­tio­naux, s’y ins­tallent aus­si­tôt : le fait mérite d’être sou­li­gné, car on n’a pas pris beau­coup de mai­ries ce 18 mars. Autour de cette mai­rie, trois bar­ri­cades, à l’angle de la chaus­sée du Maine et de la rue de Vanves, place d’En­fer, au car­re­four des Quatre-Che­mins, isolent, der­rière le cime­tière de Mon­trouge, un tri­angle impre­nable qui com­mande tout l’ar­ron­dis­se­ment, désor­mais tota­le­ment déli­vré et auto­nome. On ne fera pas plus ici.

On bouge aus­si sur la rive droite, un peu après Duval. La situa­tion n’est pas tou­jours d’une grande clar­té, mais cela ne vient pas seule­ment des sources : la confu­sion devait être dans la réa­li­té. Pin­dy, avec le 86e, (qui tient ou ne tient pas la mai­rie du IIIe), s’empare de la caserne des Minimes, puis se porte vers l’Im­pri­me­rie natio­nale, vers quinze heures ; celle-ci a déjà été prise « une heure aupa­ra­vant » par le 167e du Xe, avec les Debock, père et fils, qui la feront fonc­tion­ner pen­dant la Com­mune (remar­quons que cette prise de l’« Impri­me­rie », elle est dans le plan sug­gé­ré en fin de mati­née par Arnold). Il l’oc­cupe en tout cas. Bru­nel, qui vient avec son 107e du pont de la Grange-aux-Belles, rejoint par le 24e de Lis­bonne (une frac­tion) s’empare, pro­ba­ble­ment vers les 16 heures, de la caserne du Châ­teau-d’Eau, où est venu éga­le­ment le 211e, du XIe. Tous les dos­siers consul­tés disent d’ailleurs que les bataillons ont plu­tôt assis­té à « l’en­va­his­se­ment par la foule » de la caserne, qui n’é­tait sans doute plus trop bien gar­dée puisque, « une heure avant, quinze à vingt gardes de la 4e com­pa­gnie du 170e (Xe) » y avaient déjà péné­tré. Les troupes de Bru­nel s’en vont ensuite en recon­nais­sance par la rue du Temple, lor­gnant évi­dem­ment en direc­tion de l’Hô­tel de ville. Ran­vier, cepen­dant, orga­nise Bel­le­ville, et Mor­tier le XIe.

Plus au nord et à l’ouest, à Mont­martre et aux Bati­gnolles, on tient une conduite dont il n’est pas com­mode de démê­ler le sens, si du moins l’on veut y cher­cher une quel­conque stra­té­gie. À 14 h 30, la rue Bas­froi expé­die au XVIIe (où est Var­lin), au XVIIIe (où sont Ber­ge­ret et Arnold) l’ordre de des­cendre au plus vite s’emparer de l’é­tat-major de la garde natio­nale place Ven­dôme. Le dos­sier de Mal­jour­nal nous apprend que c’est lui qui a por­té cet ordre, qui a bien été reçu. Mais com­bien va-t-on attendre avant de le mettre à exé­cu­tion, cet ordre ! Sans doute fal­lut-il ras­sem­bler les hommes, et l’on dit que Var­lin, aux Bati­gnolles, y eut grand-peine et n’en recru­ta guère plus de 300. Il y eut aus­si d’autre part les gestes « spon­ta­nés », évi­dem­ment « indis­ci­pli­nés », dans le fond plu­tôt erra­tiques, de bataillons de Mont­martre. Selon le jour­nal La Liber­té du 20 mars, aux alen­tours de quatre heures (pro­ba­ble­ment un peu avant), trois bataillons de Mont­martre, pre­nant par la rue des Mar­tyrs, se diri­gèrent vers l’Hô­tel de ville. J’en ai retrou­vé au moins deux, le 61e, le « bataillon Razoua », et le 168e, non pas d’ailleurs exac­te­ment ensemble. Ils allèrent faire cette espèce de pro­me­nade (pour­quoi, sur quels ordres ?) ; pous­sèrent-ils d’ailleurs jus­qu’à l’Hô­tel de ville ? rien n’y confirme leur pré­sence, et s’en retour­nèrent, « avant l’as­sas­si­nat des généraux ».

L’ex­pé­di­tion sur la place Ven­dôme atten­dait : elle ne com­men­ça qu’à dix-huit heures, avec quatre bataillons, le 166e de Mil­lière (non le dépu­té fusillé pen­dant la Semaine san­glante, mais un mar­chand de four­ni­tures pour lai­tiers), venant du bou­le­vard de la Cha­pelle, le 64e d’Ar­nold, venant de la place Saint-Pierre, le 91e de Var­lin, venant des Bati­gnolles, et, si l’on en croit Laronze, le 152e. Quatre bataillons, mais en tout et pour tout 1.500 à 2.000 hommes, y com­pris des zouaves et sol­dats en déban­dade. C’est peu. On ne prit l’é­tat-major que vers 20 h 30 ou 21 heures, et en même temps le minis­tère de la Jus­tice. Confluaient ensuite place Ven­dôme le 203e (Xe), après avoir été prê­ter main-forte le matin à Bel­le­ville, et le 194e, du XIe, qui venait de faire une curieuse valse-hési­ta­tion : à 18 h 30, il mani­fes­tait vio­lem­ment, selon une dépêche offi­cielle de Fer­ry, devant l’Hô­tel de ville, mais ne s’y attar­da pas.

C’é­tait un point fort de la résis­tance qu’on venait de prendre, mais dans le cœur du Pari­sien, c’é­tait l’Hô­tel de ville qui comp­tait, et c’est sa prise qui sera déci­sive. L’ordre main­te­nant se décom­pose dans le centre névral­gique. Dans le IVe, le matin puis­sam­ment occu­pé, où main­te­nant les troupes com­mencent visi­ble­ment à fai­blir, les bataillons popu­laires s’en donnent à cœur joie. Si le 212e (bataillon pour­tant soli­de­ment fédé­ré, et dont est l’In­ter­na­tio­nal Fran­quin) « refuse de mar­cher », si le 96e de Clé­mence (éga­le­ment de l’Internationale) paraît tou­jours — quoi qu’on pré­tende — « de piquet à domi­cile », le 150e, celui de l’In­ter­na­tio­nal Hec­tor Pied­noir, occupe la « pointe Rivo­li », à la hau­teur de l’é­glise Saint-Paul ; le 94e, de l’In­ter­na­tio­nal Fran­çois Gérar­din, prend les armes et par­ti­cipe au « pillage » de la Caserne des Céles­tins ; le 254e enfin prend part à l’oc­cu­pa­tion de la pla­cé de la Bas­tille, « ter­ro­rise les quar­tiers Saint-Ger­vais et de l’Ar­se­nal », occupe pour un temps là mai­rie de la place Baudoyer.Trois à quatre bataillons sûre­ment se sont mêlés à la bataille, peut-être plus, sur dix (mais deux à « petit numéro »).

Main­te­nant l’ob­jec­tif, c’est l’Hô­tel de ville. « Dans l’a­près-midi », les 143e et 175e, du Xe — le fait est à noter — ont eu à repous­ser une assez vio­lente offen­sive du 109e de ligne sur la salle de la Mar­seillaise où trois canons sont pris et repris ; il a fal­lu éta­blir une forte bar­ri­cade au car­re­four Lafayette pour empê­cher un nou­veau retour des troupes. Mais bien­tôt Bru­nel (107e), Lis­bonne (24e) des­cendent vers la place de Grève par la rue du Temple. Plu­sieurs sources parlent d’une colonne de trois bataillons qui, par­tant du bou­le­vard Roche­chouart, s’y serait ache­mi­née par la rue du Fau­bourg-Pois­son­nière : je n’en trouve pas trace, à moins qu’il ne s’a­gisse du groupe pré­cé­dent. Pin­dy vient de son côté vers dix-huit heures par la rue Vieille-du-Temple, avec son 86e auquel s’est joint le 144e (Enfants-Rouges). L’Hô­tel de ville, c’est aus­si l’ob­jec­tif des Bel­le­vil­lois, des « petits-gris » (ils por­taient capote mar­ron). Ceux-là se sont mis en route vers dix-set heures. Une colonne com­man­dée par Ran­vier, qui semble avoir été com­po­sée des 63e, 74e, 76e, 135e et 208e, passe par la rue du Fau­bourg-du-Temple, la place du Châ­teau-d’Eau, la rue du Temple. Deux autres colonnes devaient venir par les rues Ober­kampf, Com­mines et Vieille-du-Temple ; sous Eudes peut-être, mais elles ne bou­gèrent pas pro­ba­ble­ment. D’Eudes, en tout cas, il est sûr qu’il n’al­la pas loin ; cer­tains témoins disent qu’il ne dépas­sa pas l’Im­pri­me­rie natio­nale, les autres ignorent ce qu’il a fait. Ran­vier arrive place de Grève « par les quais » à 21 h 30 ; Bru­nel et Pin­dy devaient y être depuis 19 h. 30. Du XIe « une frac­tion » du 123e et le 195e (le bataillon d’Hen­ri Mor­tier) les a rejoints, mais pro­ba­ble­ment plus tard. On sait par les dépêches de Fer­ry — qui vou­lait tenir — que l’Hô­tel de ville fut non pas exac­te­ment « pris », mais éva­cué par les troupes à 21 h. 55, que les fédé­rés y entrèrent donc vers 22 heures ou peu après. Fer­ry peut bien décla­rer qu’il pou­vait résis­ter vic­to­rieu­se­ment : avouons que la pré­sence au mini­mum — car mon compte est cer­tai­ne­ment insuf­fi­sant — d’une grosse dizaine de bataillons devait être assez impres­sion­nante, et qu’elle ne fut pro­ba­ble­ment pas pour rien dans la déci­sion de retrait.

D’au­tant qu’on n’é­tait pas inac­tif rive gauche. Dans le cou­rant de l’a­près-midi le XVe, sur­tout le quar­tier de Gre­nelle, a pris les armes, sous le com­man­de­ment de Fal­tot. Si, « petits numé­ros » tou­jours, le 45e et le 47e ont « refu­sé de s’ar­mer » sauf de maigres frac­tions, Fal­tot emmène les 81e, 82e et 131e par les quais. Il dit dans son inter­ro­ga­toire n’a­voir pas per­son­nel­le­ment dépas­sé la place de la Concorde, y avoir mani­fes­té devant la sta­tue de Stras­bourg, puis être ren­tré chez lui. Il laisse cepen­dant entendre que cer­tains bataillons « ont vou­lu aller au Luxem­bourg », et en effet, par la rue de Sèvres, le 156e et le 165e bataillon, suc­ces­si­ve­ment, ont mar­ché sur le parc, mais n’y sont pas res­tés. L’ac­tion offen­sive paraît n’a­voir pas été ici bien vigou­reuse : il s’a­git plu­tôt d’une démons­tra­tion de force dont on ne sait exac­te­ment l’am­pleur. Sur les neuf bataillons que compte l’ar­ron­dis­se­ment, six ont « mar­ché », et dans la nuit on retrouve le 127e à l’Hô­tel de ville, venu par on ne sait quel che­min. Pro­ba­ble­ment était-il allé rejoindre Duval, qui, lui, agit beau­coup plus militairement.

Après avoir occu­pé le Quar­tier latin, il lance « vers 22 ou 23 heures » (on voit qu’il est pru­dent, sans doute aus­si mal infor­mé de ce qui se passe déjà autour de l’Hô­tel de ville) par le bou­le­vard Saint-Michel, par les quais depuis le pont d’Aus­ter­litz, ses troupes sur la place et le pont Saint-Michel : 101e, 176e, 177e et 184e, du XIIIe, flan­qués main­te­nant du 118e, du Ve, et peut-être du 127e. Visait-il lui aus­si l’Hô­tel de ville ? C’est pro­bable, mais celui-ci est déjà pris et son prin­ci­pal rôle va être d’oc­cu­per la Pré­fec­ture de police, elle aus­si déser­tée. Il n’y a pas de rai­son pour autant de réduire les « blan­quistes » qu’il conduit au seul rôle de futurs poli­ciers de la Com­mune, ne visant que cette fameuse Pré­fec­ture, que Raoul Rigault, qui est pré­sent, convoite. La manœuvre était assu­ré­ment plus large, savam­ment et pru­dem­ment conduite, par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse. On peut seule­ment obser­ver que ce qui se fai­sait rive gauche était assez mal (ou n’é­tait pas) coor­don­né avec ce qui se fai­sait rive droite.

Ce n’est nul­le­ment le récit de la prise du pou­voir et de son par­tage que j’en­tends faire ici, après tant d’autres. Plu­tôt faire un bilan de ce qui s’est pas­sé « mili­tai­re­ment » (du côté du peuple) dans la jour­née, envi­sa­ger quelles conclu­sions on peut (ce que l’on peut) tirer du long cata­logue de petites obser­va­tions « évé­ne­men­tielles » auquel je viens de procéder.

1. Le rôle de la « foule », les « effets de foule », je les admets volon­tiers. Mais ils ne doivent ni ne peuvent sup­plan­ter ou occul­ter ce que fut l’ac­tion mili­taire popu­laire des bataillons de la garde natio­nale. Que, dans les quar­tiers popu­laires, une pro­por­tion de bataillons qui va de plus de la moi­tié à un peu moins de la tota­li­té, ici cinq sur douze, ou onze sur vingt-six, là douze sur seize…, aient « bou­gé », mani­fes­té, se soient défen­dus dans la mati­née ou aient contre-atta­qué dans l’a­près-midi ou la soi­rée, est un fait incon­tes­table et sur­tout de poids : à. tout le moins une cin­quan­taine de bataillons, très approxi­ma­ti­ve­ment, et le chiffre est sûre­ment insuf­fi­sant. Ce n’est pas dans un mur de confi­ture, encore une fois, que sont venues s’en­gluer les troupes régu­lières ; c’est à une riposte directe et gra­duée qu’elles ont eu affaire.

2. La riposte était-elle concer­tée ? On ne peut pas ne pas poser le pro­blème du rôle que tinrent les orga­ni­sa­tions, aus­si bien le Comi­té cen­tral de la garde natio­nale que « l’ar­mée révo­lu­tion­naire » qu’Eudes et Duval avaient pro­je­tée, mais n’eurent pas le temps d’organiser.

Il y aurait plus à dire, mais ce n’est pas le lieu ici de le faire, sur ce qu’é­tait à la veille du 18 mars l’or­ga­ni­sa­tion et le poids de la Fédé­ra­tion de la garde repré­sen­tée par son Comi­té cen­tral (non pas glo­ba­le­ment et super­fi­ciel­le­ment, en repre­nant l’af­fir­ma­tion clas­sique d’Ar­nold le 15 mars que 215 bataillons sur 260 sont fédé­rés, chiffres qui ne sont que très gros­siè­re­ment exacts, mais lieu par lieu et quar­tier par quar­tier). À s’en tenir au rôle de ceux qui ont sié­gé rue Bas­froi, les conclu­sions paraissent assez claires. Par la force des choses, dans la « mati­née défen­sive » rien de posi­tif, rien de « consi­dé­rable ». Je rap­pelle que cet ordre don­né aux 65e et 192e qu’on bran­dit pour démon­trer la réa­li­té d’une action de la rue Bas­froi à ce moment, n’a pas été exé­cu­té. On doit par­ler plu­tôt de ripostes locales, spon­ta­nées, sans pour autant négli­ger le rôle sur lequel je ne puis non plus m’at­tar­der des « sous-comi­tés » locaux — XVIIIe, XIIIe, XIVe, XIe et XXe…, ni celui de per­son­na­li­tés : Ran­vier, Mor­tier, Eudes aus­si, qui contri­buent à ameu­ter les bataillons des XIe et XXe sont membres du Comi­té cen­tral, Duval, Hen­ry sont des chefs de légion recon­nus à l’as­sem­blée de la Fédé­ra­tion du 15 mars.

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L’Appel, André Devam­bez, 1907. Musée d’Art et d’His­toire de Saint-Denis. © ADAGP, Saint-Denis, musée d’art et d’his­toire — I. Andréani

Dans l’a­près-midi offen­sive, il en va ou il com­mence d’en aller autre­ment. Arnold le matin avait dési­gné des objec­tifs pré­cis, qui sont ceux qui sont conquis le soir. Le plan dont parle Nes­tor Rous­seau n’é­tait peut-être pas si for­mi­dable, mais, gros­siè­re­ment, c’est bien lui qui a été sui­vi. Tou­jours avec un fort retard sur l’ho­raire, si horaire il y avait, qu’il s’a­gisse de la prise de la place Ven­dôme ou de celle de l’Hô­tel de ville.

Et à peu près avec les groupes dési­gnés. Orga­ni­sa­tion, spon­ta­néi­té ? le petit état-major de la rue Bas­froi com­mande, en même temps qu’il les suit, les mou­ve­ments des bataillons « insur­gés ». Ce qu’il com­mande n’est pas tou­jours : exé­cu­té ni fait en temps pré­vu, mais est fina­le­ment, réa­li­sé. Aus­si bien ce qu’il « com­mande » n’est-il ou presque (à quelques mou­ve­ments erra­tiques près) que ce que les bataillons pou­vaient ou allaient faire spon­ta­né­ment. On peut bien m’ob­jec­ter que la réponse est nor­mande, l’or­ga­ni­sa­tion qu’il y eut n’é­tant qu’or­ga­ni­sa­tion du spon­ta­né. Mais cela me semble bien décrire la réa­li­té confuse du 18 mars. L’Hô­tel de ville et l’é­tat-major de la place Ven­dôme n’é­taient-ils pas les objec­tifs « obli­gés », que ce soit la rue Bas­froi ou tel groupe de bataillons de tel quar­tier qui en décident ? Je ne veux ni dimi­nuer ni exa­gé­rer le rôle du Comi­té cen­tral, l’a­près-midi sur­tout, Il fut effec­tif, mais ne fut que ce qu’il pou­vait être.

Et, pour ne s’en tenir qu’à elle, « l’ar­mée révo­lu­tion­naire » des « géné­raux » Duval et Eudes ? Si Eudes n’a pas fait grand-chose (du moins tenait-il bien la place forte essen­tielle de Bel­le­ville), Duval a agi, vigou­reu­se­ment, sinon déci­si­ve­ment Son action fut beau­coup plus qu’un appoint, et elle n’é­tait pos­sible que grâce à la forte struc­tu­ra­tion blan­quiste des bataillons qu’il com­man­dait. Il ne semble pas (du moins rien ne le prouve) que ce soit à des ordres du Comi­té cen­tral, que visi­ble­ment il ignore, qu’il ait obéi. Il œuvrait de son côté, je ne dis pas pour sa bou­tique. Il se trouve que son inter­ven­tion sûre­ment pré­pa­rée, si elle ne fut pas réel­le­ment coor­don­née avec ce qui se pas­sait ailleurs, allait for­cé­ment dans le même sens, puisque encore une fois les objec­tifs étaient « obli­gés ». Quand, sous pré­texte d’y voir plus clair, on sim­pli­fie, par­lant action du Comi­té cen­tral de la garde, « pré­mé­di­ta­tion » blan­quiste, spon­ta­néi­té…, on ne fait fina­le­ment qu’obs­cur­cir les choses, car tout, le 18 mars, s’est néces­sai­re­ment entre­la­cé, et ne pou­vait que s’en­tre­la­cer étroi­te­ment, en des temps divers, mais aus­si en des mou­ve­ments étroi­te­ment conver­gents. En véri­té le 18 mars, cha­cun agit à sa manière, mais tout va et doit être consi­dé­ré ensemble ; et des ques­tions sélec­tives où des défi­ni­tions étroites n’é­clairent en rien ce qui se pas­sait. Vu de plus près, puis, en tota­li­sant, de plus haut, on s’a­per­çoit qu’il n’y eut pas que confu­sion, mais au bout du compte réunion et addi­tion, pour un résul­tat qui ne fut pas négli­geable. Parce que, mul­tiple et divers, le Paris révo­lu­tion­naire est éga­le­ment un.

Je n’ai pas dit vrai­ment, se plain­dront cer­tains, qui à pro­pre­ment par­ler « a agi ». J’ai ali­gné des numé­ros de bataillons, pré­ci­sé leur quar­tier d’o­ri­gine, mais je ne montre rien de leur com­po­si­tion, de ce que fut le « per­son­nel révo­lu­tion­naire », s’il faut bien l’ap­pe­ler de ce nom. Quels hommes, de quel métier, de quel sta­tut, de quel âge, et ain­si de suite… ? J’es­quive bien des ques­tions qu’un his­to­rien du « socio­pro­fes­sion­nel » des insur­rec­tions et des révo­lu­tions se devrait de poser. Ceci pour­ra être l’oc­ca­sion d’un autre tra­vail, autre­ment appro­fon­di. L’en­quête n’est pas si com­mode ni for­cé­ment signi­fi­ca­tive. On sait fort peu, et l’on ne peut savoir grand-chose, de la com­po­si­tion et de la nature des bataillons (ou de leurs frac­tions) qui se dres­sèrent le 18 mars, sinon qu’ils étaient « popu­laires ». Une étude trop minu­tieuse ne nous per­drait-elle pas dans des laby­rinthes au fond bien inutiles ?

Il me semble que ce qui était impor­tant, c’é­tait de dire les quar­tiers qui prirent part à là lutte à tra­vers l’ac­tion de tel ou tel bataillon. De ces quar­tiers, on com­mence à connaître assez bien les carac­té­ris­tiques, grâce à des enquêtes en effet « socio­pro­fes­sion­nelles », effec­tuées à par­tir des listes élec­to­rales par exemple, puisque les élec­teurs sont aus­si les gardes nationaux.

Bel­le­ville, le XIe, le IIIe, et aus­si Mont­martre, ce sont les clas­siques « métiers pari­siens », très divers, et mêlés dans de très diverses pro­por­tions ; le XIIIe c’est d’a­bord le cuir (mais bien d’autres choses éga­le­ment) ; le XVe les métaux (mais pas seule­ment et de loin), etc… L’en­quête est à poursuivre.

Mais les « per­son­na­li­tés » révo­lu­tion­naires comptent aus­si et sûre­ment non moins. Je n’en ai cité que quelques-unes en pas­sant. Je m’ins­cris en faux contre cette qua­li­té d’« obs­curs » dont on a trop vite pris l’ha­bi­tude d’af­fu­bler les mili­tants du Comi­té cen­tral, de la Fédé­ra­tion de la garde par exemple. À bien y regar­der, tous sont fort connus, dans leur quar­tier, qu’ils repré­sentent, mais aus­si bien, pour peu que l’on essaie d’ap­pro­fon­dir, dans le mou­ve­ment ouvrier et syn­di­cal de la fin de l’Em­pire ou dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. À l’exa­men, c’est peut-être le fait qui paraît (sou­vent) déci­sif que l’intervention de ces hommes, sur un ter­rain natu­rel­le­ment déjà pro­pice et pré­pa­ré : l’homme et le quar­tier sont en rela­tion très étroite. Ici le blan­quiste, là l’In­ter­na­tio­nal, ailleurs le membre du Comi­té cen­tral, plus sou­vent le simple délé­gué de com­pa­gnie ou de bataillon à la Fédé­ra­tion, sans éti­quette for­cé­ment appa­rente, mais bien connu ou recon­nu dans le lieu où il agit.

Un des pro­blèmes des plus impor­tants est de savoir ce qui, au bout du compte, a été réel­le­ment conquis, obte­nu, et gar­dé, en cette fin du 18 mars. Beau­coup et peu à la fois. Beau­coup, puisque les quar­tiers déjà qua­si­ment libres le sont main­te­nant défi­ni­ti­ve­ment, que d’autres (le XIVe ou le XVe) sont venus s’a­jou­ter à leur liste : c’est toute la péri­phé­rie ouvrière de Paris. On s’est empa­ré des grandes casernes, de l’Hô­tel de ville, de la Pré­fec­ture de police, de la place Ven­dôme. C’est fon­da­men­tal, est-ce suf­fi­sant ? Des minis­tères, on ne tient que celui de la Jus­tice, proche de la place Ven­dôme. Com­bien de mai­ries sur­tout, car le pou­voir des maires élus en novembre 1870 reste, en dépit de tout, un pou­voir consti­tué par l’exer­cice de la volon­té popu­laire. Le peuple ne pos­sède en toute sûre­té que les mai­ries des XIXe, XXe, XIIIe, XIVe, XVe, Ve, six sur vingt. Le Comi­té de légion du XVIIe, nous dit Ver­gès d’Esbœuf, a, dans la soi­rée, obte­nu d’oc­cu­per une petite salle à la mai­rie des Bati­gnolles. Les mai­ries des IIIe, IVe, Xe, XVIIIe, XIe même, quar­tiers popu­laires, ne sont nul­le­ment conquises, même si quelques-unes ont été occu­pées dans la jour­née : confu­sion, inad­ver­tance absence de pro­jet, ou bien résis­tance décla­rée. Une frac­tion du 105e bataillon du VIIe (quar­tier du Gros-Caillou) s’é­tait empa­rée de sa mai­rie d’ar­ron­dis­se­ment, mais n’a pu la conser­ver, pas plus que ne l’ont été celles du IIIe et du IVe. Il fau­dra encore quelques jours dif­fi­ciles avant de s’as­su­rer de ces centres petits, mais déci­sifs du pouvoir.

Résis­tances cer­taines et sou­vent effi­caces. Les témoins appe­lés devant les enquê­teurs de la com­mis­sion sur l’in­sur­rec­tion sont après coup faci­le­ment una­nimes. On ne pou­vait rien, s’a­gis­sant sur­tout de la garde natio­nale, même des quar­tiers « hon­nêtes ». « Nous avons bat­tu le rap­pel, per­sonne n’est venu ». C’est vrai sou­vent, mais dès que l’on appro­fon­dit un peu on constate que c’est assez lar­ge­ment inexact. Il n’y eut pas qu’i­ner­tie ou indif­fé­rence « bour­geoises », parce qu’on n’ap­pré­ciait pas la fin du mora­toire des échéances, ou les pro­jets de loi muni­ci­pale. Tout le XVIe tient bon, avec ses deux bataillons, 38e et 72e, et ce jus­qu’à la fin mars : il est vrai qu’il est pro­té­gé par l’é­loi­gne­ment du centre où bouillonnent les émo­tions populaires.

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Mais il est loin d’être le seul. Sans comp­ter ceux qui, sans avoir exac­te­ment « ripos­té » le 18 mars, ne s’é­veille­ront que le len­de­main ou les len­de­mains, tiennent et résistent dans le IIe, le 148e. qui en garde la mai­rie, le 100e, le 227e…, et le 149e, com­man­dant De Que­vau­villiers, qui garde la mai­rie du Ier, mai­rie où résistent éga­le­ment le 112e, du Ier, le 5e qui, le 18 mars même, signe une adresse una­nime de défiance contre le Comi­té cen­tral, le 14e, qui garde la poste de la Banque de France. Dans le VIIIe, le 3e, un « bon » bataillon, est place de la Made­leine et reproche aux sol­dats qui se débandent d’a­voir aban­don­né Mont­martre, le 4e se déclare ouver­te­ment pour l’ordre. Dans le IXe, des gardes natio­naux « hon­nêtes » ne lâchent pas la mai­rie, le 116e et le 117e se déclarent et se montrent car­ré­ment hos­tiles à l’in­sur­rec­tion, le 229e s’ins­talle, pour l’ordre, de piquet rue Le Pele­tier. Ici, sur neuf bataillons, deux seule­ment se sont pro­non­cés « pour l’é­meute », le 228e qui, on l’a vu, s’est por­té à Mont­martre, le 204e (dont l’an­cien com­man­dant était le blan­quiste Levraud), mais il est au fort de Vin­cennes et se garde de le quit­ter pour l’instant.

Dans le VIe, le 84e conserve la mai­rie « pour l’ordre ». On n’al­lon­ge­ra pas cette énu­mé­ra­tion ; mais, dès avant le 18 mars presque tous les bataillons du Ier et du IIe arron­dis­se­ments, les com­man­dants des bataillons du IVe et ceux de plu­sieurs bataillons du IIIe s’é­taient pro­non­cés pour le gou­ver­ne­ment contre le Comi­té cen­tral. Le 1er, le 3e et le 112e bataillons ont défen­du la place Ven­dôme, et s’ils en ont été dépos­sé­dés, ce ne fut pas sans mal, et ils res­tent prêts à la contre-offen­sive qui a son siège dans quelques cita­delles non négli­geables, mai­ries de la Banque et de Saint-Ger­main-l’Auxer­rois, la Banque de France, la Bourse, le Grand Hôtel, bou­le­vard des Capu­cines, les gares du Nord et Saint-Lazare, l’E­cole poly­tech­nique, le palais du Conseil d’E­tat, les hau­teurs du Tro­ca­dé­ro… ; tous points d’où pour­rait, mais dont ne sau­ra pas ou ne pour­ra pas rebon­dir, la situa­tion ayant évo­lué, l’a­mi­ral Saisset.

Je n’o­se­rais pré­tendre avoir répon­du à toutes les ques­tions que posait le 18 mars ; je sou­haite seule­ment avoir fait avan­cer un peu l’en­quête. À la fin de cette nuit du 18 où en cette aube du 19, beau­coup est acquis au peuple, peut-être pas encore l’es­sen­tiel, ou pas tout à fait encore. Ce qui débute, c’est — et pour toutes les rai­sons que je viens de dire, entre autres ; — ce que j’ai ailleurs appe­lé « l’in­cer­taine semaine », du 18 au 26 mars, avec ses trac­ta­tions, ses affir­ma­tions, ses avan­cées et ses reculs de part et d’autre qui sont aus­si et d’a­bord l’ex­pres­sion d’une situa­tion d’an­ta­go­nisme ou de com­bat très concrète. J’aime beau­coup cette phrase de l’historien Pierre Vilar : « A la fin de l’Oc­tobre d’Ei­sen­stein, il est dit : « La Révo­lu­tion est faite » ; nous savons bien qu’elle com­men­çait. » Le 18 mars n’é­tait lui aus­si que commencement.

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L’Attente, André Devam­bez, 1911. Musée d’Art et d’His­toire de Saint-Denis. © ADAGP, Saint-Denis, musée d’art et d’his­toire — I. Andréani

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