À propos d’une couverture de Politis : questions sur la photographie

par Olivier Aubert

Nous vous pro­po­sons la lec­ture d’une ana­lyse très inté­res­sante du jour­na­liste & pho­to­graphe Oli­vier Aubert sur l’u­sage des pho­to­gra­phies pro­ve­nant d’a­gences, par la presse alter­na­tive et à l’oc­cur­rence POLITIS (http://www.politis.fr/). Les contra­dic­tions de la presse alter­na­tive y sont mise en évi­dence… Publié le 3 jan­vier 2011, à l’o­ri­gine sur le site d’A­CRI­MED (http://www.acrimed.org/).
Lien de l’ar­ticle : http://www.acrimed.org/article3503.html#


À pro­pos d’une cou­ver­ture de Poli­tis : ques­tions sur la photographie

Publié le 3 jan­vier 2011 par Oli­vier Aubert

Avec la fin des grandes agences de pho­to­gra­phies de presse — rache­tées et reven­dues par des magnats des médias puis par des fonds de pen­sion — et la dis­pa­ri­tion de la rému­né­ra­tion des piges en salaire pour les pho­to­graphes, la presse, grande consom­ma­trice d’images et grande habi­tuée des coupes bud­gé­taires, gar­nit désor­mais en grande par­tie ses pages de pho­to­gra­phies issues de banques d’images créées à l’origine pour le mar­ché publi­ci­taire. Ce téles­co­page entre la pho­to­gra­phie de presse et la pho­to­gra­phie de pub serait risible, s’il ne pas­sait inaper­çu et ne façon­nait le regard du lecteur-consommateur…

Quelques ques­tions se posent alors que l’on sou­lè­ve­ra ici, non pas à par­tir des exemples mani­fes­te­ment les plus mer­can­tiles, mais à par­tir d’un numé­ro de Politis.


Des pho­tos pour « chan­ger de société » ?

Le hors-série numé­ro 53 de Poli­tis daté octobre-novembre 2010, titré « Chan­ger de socié­té », se pré­sente ainsi.

Politis_Changer_de_societe-d6707.jpg

Le numé­ro pré­sente donc, en cou­ver­ture, une pho­to­gra­phie d’un jeune homme, métis et sou­riant. Il porte des dread­locks, une che­mise blanche et un gilet de laine bleu lumi­neux. Il est assis dans la nature, un jar­din, der­rière un bureau lami­né noir imi­ta­tion bois sur lequel est posé une lampe rouge dont il est vrai­sem­blable que, comme le bureau, elle soit 100% « Made in Chi­na ». Il regarde au loin, sou­riant, médi­ta­tif, peut être lui aus­si por­té par l’un des sous-titres de ce hors-série vers le « besoin col­lec­tif », à moins qu’il ne s’agisse de désir pour « les vraies richesses ».

Cette pho­to­gra­phie qui dégage une séré­ni­té iro­nique réso­lu­ment moderne, voire un cer­tain chic, res­semble fort à une cou­ver­ture très mar­ke­ting des­ti­nées à atti­rer l’attention de l’acheteur-lecteur : une de ces images de concept qui, issues d’une banque d’images, sub­mergent désor­mais la presse, comme le confirme le cré­dit de l’image indi­qué en bas du som­maire. Elle est en effet signée Get­ty Images, l’une des prin­ci­pales banques d’images mon­diale avec l’agence Cor­bis créée par Bill Gates. Get­ty Images a été fon­dée par le petit-fils du mil­liar­daire Paul Get­ty qui a fait for­tune dans l’exploitation du pétrole. Spé­cia­li­sée à l’origine dans la four­ni­ture d’images à des agences publi­ci­taires, cette entre­prise dif­fuse aujourd’hui éga­le­ment des images d’actualité, notam­ment celles de l’AFP, mais aus­si des pho­to­gra­phies de people, de sport, d’œuvres d’art, de repor­tage docu­men­taire. Elle est aujourd’hui pro­prié­té de fonds de pen­sion américains.

En page 4 (une page dont un cha­peau indique : « Mode de vie »), la pho­to­gra­phie vient, elle, de l’agence Alto. En page 5, une image d’horloges floues est cré­di­tée AFP. D’autres pho­to­gra­phies de ce numé­ro spé­cial sont signées en pages 6, 13, 22, 36, 37 : Pho­to-Alto, Pho­to­nons­top et Images Source.

À ces images « concep­tuelles » s’ajoutent des pho­to­gra­phies signées « DR », « Droits réser­vés » : four­nies gra­cieu­se­ment par les struc­tures concer­nées par les articles ? Il y a éga­le­ment des pho­to­gra­phies réa­li­sées par des jour­na­listes qui ont au moins pour mérite, quoi qu’on pense de leur qua­li­té, de nous don­ner à voir ceux-là même dont parlent les articles. Mais on trouve aus­si une majo­ri­té de pho­to­gra­phies signées de l’AFP qui confirment que l’agence ne limite plus sa pro­duc­tion à l’actualité ou à l’information au sens large mais, atten­tive aux dési­rs de ses clients abon­nés, qu’elle four­nit désor­mais éga­le­ment ce qui dans le monde de la pho­to­gra­phie s’appelle « pho­to d’illustration », « pho­to de concept » ou « pho­to de stock ».

L’iconographie obser­vable dans ce hors-série n’est pas sans inté­rêt puisqu’elle per­met de prendre la mesure d’un acte, de mesu­rer un glis­se­ment for­mel, accom­pli dans la plu­part des médias l’ayant pré­cé­dé, un glis­se­ment qui pour­rait bien être éga­le­ment dis­crè­te­ment « idéologique ».

… Ou des pho­tos pour illus­trer la socié­té existante ?

La presse dite d’opinion uti­li­sait jusqu’il y a peu, à des fins d’illustration et d’accompagnement des articles, des pho­to­gra­phies d’information, qu’elles soient d’actualité, de por­trait, de repor­tage ou docu­men­taires, et cela pour trai­ter des ques­tions poli­tiques, sociales, de culture ou des ques­tions de socié­té. Les pho­to­gra­phies désor­mais prin­ci­pa­le­ment uti­li­sées pour illus­trer les ques­tions de socié­té telles que ce type de hors-série, de dos­siers ou d’articles, « mode de vie », « bien vivre », « loi­sirs » etc. viennent aujourd’hui de banques d’images tota­le­ment mon­dia­li­sées créées pour le mar­ché de la publi­ci­té et de la communication.

Conçues non pas comme des pho­to­gra­phies d’information sur des sujets thé­ma­tiques à des­ti­na­tion de « lec­teurs-citoyens », elles sont réa­li­sées par des pho­to­graphes, le plus sou­vent publi­ci­taires, pour s’adresser au « lec­teur-consom­ma­teur ». Leur pro­duc­tion n’est plus dic­tée par le sou­ci d’informer mais par celui de séduire, de four­nir matière à iden­ti­fi­ca­tion et donc de sus­ci­ter le désir, étape indis­pen­sable dans l’univers de la publi­ci­té pour inci­ter à l’acte d’achat à même, paraît-il, de pro­cu­rer « bien-être » et sen­ti­ment d’accomplissement.

Élé­ment essen­tiel de pro­pa­gande depuis son appa­ri­tion, l’image et notam­ment la pho­to­gra­phie semblent aujourd’hui ne don­ner lieu à aucune réflexion et à aucun débat au sein des struc­tures qui en font l’usage. L’évolution des modes de repré­sen­ta­tion pho­to­gra­phique ces cin­quante der­nières années est pour­tant lar­ge­ment por­teuse de sens et de mes­sages. Si ce n’était le cas, com­ment expli­quer la place si impor­tante qui y est consa­crée, son omni­pré­sence sur tous les sup­ports, qu’ils soient impri­més ou numé­riques ? Aucune des grandes dic­ta­tures ou des sys­tèmes d’oppression qui se sont épa­nouis au XXe siècle n’ont en tout cas négli­gé la pro­duc­tion d’une ico­no­gra­phie célé­brant ses valeurs en construi­sant les figures posi­tives cen­sées don­ner « corps et visages » aux modèles pro­mus par son idéo­lo­gie. N’en est-il pas de même en ces temps où le capi­ta­lisme et le mar­ché triomphent sur tous les continents ?


À infor­ma­tions alter­na­tives, pho­to­gra­phies alternatives ?

Poli­tis, qui demeure un titre enga­gé sur un cer­tain nombre de com­bats n’aurait il pas le temps de s’interroger sur la place et la fonc­tion de la pho­to­gra­phie dans ses pages alors même que cha­cun recon­naît que nous sommes sub­mer­gés d’images, et peut-être même tout bon­ne­ment sous leur influence ?

Il existe sans doute de nom­breuses rai­sons, très inéga­le­ment convain­cantes, qui peuvent expli­quer un tel choix : la volon­té de conqué­rir de nou­veaux lec­teurs, la contrainte de se pro­cu­rer des pho­to­gra­phies avec un bud­get réduit, voire très réduit, le sou­ci de faire « un beau numé­ro », la dif­fi­cul­té de trou­ver les pho­tos adé­quates pour ce dos­sier, l’absence de temps et de com­pé­tence, etc. On se gar­de­ra donc de « sur-inter­pré­ter » le choix de ces pho­to­gra­phies qui ne sont que des illus­tra­tions, de leur don­ner abu­si­ve­ment un sens sym­bo­lique, poli­tique, idéo­lo­gique. Mais il est pour le moins para­doxal de faire sa cou­ver­ture avec une image dif­fu­sée par une agence qui appar­tient à un fonds de pen­sion amé­ri­cain quand il est ques­tion de « chan­ger de société ».

Il reste que le recours à ce type d’images de la part d’un jour­nal enga­gé n’est pas une simple ques­tion d’esthétique pure. Peu réflé­chi, il peut tra­duire une muta­tion d’un lien entre lec­teurs et jour­na­listes — un chan­ge­ment sym­bo­lique du rap­port au lec­teur. L’usage de ce type d’images consa­cre­rait alors le pas­sage du lec­teur au rang de cible mar­ke­ting, de client, per­dant son appar­te­nance de membre d’une com­mu­nau­té sym­bo­lique qu’il consti­tuait jusqu’alors avec la rédac­tion : une rédac­tion avec laquelle au fil des pages et dès la cou­ver­ture, le lec­teur par­ta­geait un ensemble de valeurs et de préoccupations.

Il fau­drait alors inter­ro­ger la néces­si­té d’utiliser autant d’images en n’omettant pas qu’un jour­nal marque son iden­ti­té, son posi­tion­ne­ment et le lec­to­rat auquel il s’adresse aus­si par les choix visuels qu’il fait : en presse comme dans de nom­breux autres réa­li­sa­tions humaines, le fond et la forme demeurent indis­so­ciables et sont loin d’être le fruit du hasard. La fin n’est-elle pas conte­nue dans les moyens ?

La rédac­tion de Poli­tis réflé­chit sans doute à tout cela. D’autant que la logique du « four­nis­seur d’images », c’est à dire les stra­té­gies com­mer­ciales des banques d’images qui four­nissent des pho­to­gra­phies, est loin d’être anodine.


La logique des « four­nis­seurs d’image »

La ces­sion de droits de repro­duc­tion de pho­to­gra­phies « à prix cas­sés » à la presse n’a rien de fortuit.

Il peut s’agir d’une stra­té­gie de visi­bi­li­té qui a pour objec­tif de gagner de nou­veaux mar­chés plus lucra­tifs. Ou alors d’une stra­té­gie d’investissement de « niches » qui, négli­gées jusqu’alors, garan­tissent un flux régu­lier de reve­nus même s’ils ne sont pas très impor­tants. Ou encore du sou­ci de valo­ri­sa­tion maxi­male de « pro­duits » dont ce ne sont pas les dif­fu­seurs-man­da­taires qui ont sup­por­té les coûts de pro­duc­tion. À moins que ces ces­sions « à prix cas­sés » ne s’inscrivent dans une logique de guerre éco­no­mique qui, avec force « dum­ping », vise à faire à terme dis­pa­raître les concur­rents. Cha­cune de ces hypo­thèses est plau­sible, bien qu’il manque études et élé­ments comp­tables qui per­met­traient de trancher.

Peut-être même ne s’agit-il, tout sim­ple­ment, que d’une logique de sur­vie de la part de struc­tures en dif­fi­cul­tés qui, « par­fois », « par mégarde », pour­raient omettre de rever­ser aux pho­to­graphes leurs rému­né­ra­tions : des pra­tiques qui sont mon­naie cou­rante dans un sec­teur éco­no­mique tota­le­ment déré­gle­men­té et, par consé­quent, en proie à une redou­table concur­rence dont nous connais­sons les consé­quences dans d’autres sec­teurs : « dum­ping », « mass-mar­ket », « vente à perte », « opti­mi­sa­tion des coûts de pro­duc­tion », « exter­na­li­sa­tion », « pres­ta­taire de ser­vice », etc.

Et si les stra­té­gies et les pra­tiques de ces banques d’images aux mon­tages capi­ta­lis­tiques com­plexes étaient peu ou prou ana­logues à celles de sec­teurs éco­no­miques tels que ceux du café, de la canne à sucre, de l’arachide, du trans­port mari­time, du BTP ? Et si, der­rière ces images, des pro­duc­teurs, hommes et femmes, vivaient des réa­li­tés pro­fes­sion­nelles très éprou­vantes parce qu’ils sont sou­mis à des logiques impla­cables et pas­sa­ble­ment belliqueuses ?

Ne retrouve-t-on pas dans le monde de la pho­to­gra­phie et de la presse, des pro­duc­teurs iso­lés, un mar­ché glo­ba­li­sé, des prix de rému­né­ra­tion impo­sés par des inter­mé­diaires et des ache­teurs peu regar­dants sur les condi­tions de pro­duc­tion ? Bref, des carac­té­ris­tiques qui se répandent par­tout depuis que la « glo­ba­li­sa­tion » ou la « mon­dia­li­sa­tion » ont his­sé les « éco­no­mies d’échelles », le « dis­count », le « low cost », en valeur en soi qui, dans le cas de la pho­to­gra­phie, trans­forment un arti­sa­nat en ter­rain de stra­té­gies financières ?

S’il s’agit là des ten­dances les plus lourdes, peut être devient-il urgent que dans les rédac­tions (y com­pris celle de Poli­tis) on s’interroge vrai­ment sur les images qu’on publie, sur leur sens, leur pro­ve­nance, leur rému­né­ra­tion et ce qu’elles pro­duisent à moyen et long terme sur une société.

Oli­vier Aubert, jour­na­liste et pho­to­graphe indépendant