Des violences policières aux livraisons absurdes, des plages fermées à la pénurie de masques… Comment survivre à une telle dose d’absurdité ?
Lors d’une de ces réunions en visioconférence qui ont émaillé nos semaines de confiné-es, un ami syndicaliste nous faisait remarquer que la pandémie ne construisait pas de vécu commun. Cette phrase toute simple m’a semblé très juste. Selon que l’on vit en ville, dans un pavillon ou un studio, dans un quartier de banlieue ou à la campagne, selon qu’on a des enfants ou non, des ressources financières évidemment, mais aussi selon que des proches sont décédés ou non, selon son âge et ses pathologies, l’inquiétude n’est pas la même. Les conditions d’existence en période de confinement et la possibilité même de la distanciation physique non plus, de toute évidence. La présence du virus ne se vit pas avec la même acuité.
Dans un petit village aux confins de la vallée de la Drôme, la pandémie touche parfois même au phénomène de « suspension de l’incrédulité » (suspension of disbelief). Ce terme désigne l’opération mentale qui consiste à accepter, le temps d’une fiction, de désarmer son esprit rationnel pour mieux se plonger dans l’imaginaire. C’est ainsi qu’on accepte le temps d’un film ou d’un roman que des cygnes se mettent à parler, des chiens à voler ou des gouvernements à reconnaître leurs erreurs sans en questionner la véracité. C’est la joie de l’improbable, de l’absurde, de la prestidigitation.
Mais dans le réel, la suspension d’incrédulité peut vite tourner au malaise. Déjà, allant de moins en moins souvent à Paris, les images de métro ou de centres commerciaux me semblaient de plus en plus absurdes. Les files d’attente pour profiter des soldes, les polémiques sur les réseaux sociaux, les déclarations martiales et les sorties éhontées du patronat de plus en plus lunaires. Le coronavirus a renforcé ce sentiment d’incrédulité : vus d’ici, la pandémie et ses effets semblent irréels. Il faut fournir un véritable effort de suspension of disbelief tant tout cela semble incroyable.
Ici, la vie quotidienne n’a pas changé. Les tracteurs ont continué à circuler, les vignes à être cultivées et les brebis à pâturer. On a continué à pester contre les intrusions intempestives des chiens et des sangliers. On a salué le retour des hirondelles et des martinets. Les promeneurs ont continué à apparaître, avec ou sans chien, sur le chemin qui mène au col. En fin de journée, la voisine a continué à venir s’occuper de son potager et à nourrir ses poules. Des conversations se sont engagées, de fenêtre à muret.
On continue à faire des projets, à discuter des récoltes à venir, à comparer les mérites du bac acier et des tuiles pour couvrir un séchoir, à s’échanger des bottes de radis et à s’entraider. Bien sûr, la route est plus calme, on a constaté qu’il y avait moins d’avions, et les chevreuils sont revenus. Des difficultés aussi sont apparues et pour certains métiers la suite ne va pas aller sans mal. Mais il n’y a pas eu de ruée aux urgences de l’hôpital, pas de victimes proches, pas de changement brutal de réalité. Ici, tout est resté à peu près normal.
Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?
Le fil d’actualité en semble encore plus improbable. Le gouvernement nous a‑t-il vraiment obligés à remplir une attestation où on certifie qu’on est bien qui on prétend être, de le noter par écrit dès qu’on va acheter un paquet de café et de l’auto-certifier ? Des gens se sont-ils vraiment fait tabasser par des policiers parce qu’ils n’avaient pas la dite attestation ? Les plages sont-elles vraiment fermées alors qu’on peut toujours aller au supermarché ? La ministre vient-elle vraiment de dire que les salariés pouvaient faire des dons de congés aux infirmiers pour les remercier ? On n’a vraiment toujours pas reçu les masques ? Amazon a‑t-il vraiment lancé une cagnotte participative pour payer les congés maladie de ses employés, contaminés en allant travailler ? Les entrepôts ont-ils vraiment continué à acheminer des objets absurdes, tels que des bananes mimant des ventres à bière ? Quelle dose de suspension consentie d’incrédulité faut-il pour survivre à une telle dose d’absurdité ? Ce sentiment parfois de vivre dans un film, un malentendu, ou que quelqu’un va exploser de rire en pointant la caméra cachée. Où est la frontière entre fiction et réalité ? Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?
Hélas non. Il n’y a pas de caméra cachée. Pas de dernière page du roman ni de The End sur écran qui indiqueraient qu’il est temps de retourner au réel. Juste une gigantesque dystopie. Dans cette dystopie, il y a encore de la beauté, des instants volés, des joies enfantines, mais entouré d’un tel fracas, le sel de la vie soulage à peine tant il renforce encore ce sentiment de distorsion et de malaise. Quand on passe du printemps dans le Vercors aux images de la Gare du Nord. Quand on récolte avec une excitation de gamine les premiers fraises de la saison tout en relayant les informations sur les distributions des brigades solidaires et les occupations de McDonald’s à Marseille. Quand la joie de la journée est d’avoir sauvé une nichée de rougequeues noirs… Comment vit-on avec ce sentiment déchirant d’avoir toute la beauté du monde à ses pieds pendant que la forêt brûle et de ne pouvoir « sécher la larme d’une seule feuille » ?
“Que c’est difficile de voir la forêt en pleurs, arbre après arbre.
Et que toi, tu ne puisses même pas sécher la larme d’une seule feuille…
Quand la forêt brûle, quel arbre peut se dire impartial, pour ne pas prendre feu ? “
Sherko Bekas