Après la nouvelle loi du travail [[La nouvelle loi du travail au Venezuela, un pas de plus vers la vraie vie]] élaborée et promulguée en mai 2012 sur la base de plus de 19000 propositions venues des syndicats et d’autres organisations de travailleurs, les vénézuéliens discutent, élaborent une nouvelle loi fondamentale pour la démocratie. Son but sera de renforcer les droits de la communication populaire dans un paysage encore dominé par les médias privés[[ Vénézuéla, qui étouffe qui ?]]. Ce texte sera soumis en 2013 au vote des député(e)s de l’Assemblée Nationale. Conversation avec Jesús Suárez, actuel président de Catia TVe, télévision communautaire enracinée dans l’ouest populaire de Caracas.
Thierry Deronne – Jesús, tu es un des organisateurs des assemblées citoyennes qui façonnent la loi de la communication populaire. Peux-tu nous parler de ce processus ?
Jesús Suarez — Au Venezuela nous avons souvent commencé « à l’envers ». C’est le cas des télévisions communautaires comme Catia Tve qui fut parmi les premières à sortir de la clandestinité et à être légalisées, avec Teletambores. Tout ça grâce à une astuce qui nous a permis de contacter le président en 2000. Celui-ci a intuitivement saisi l’enjeu. Il a commencé à connecter les fils d’une solution au problème de l’illégalité des médias populaires : il fallait créer un cadre pour autoriser les émissions de notre télévision à laquelle participaient les habitants de notre quartier depuis des années.
Entre ce premier règlement légal de 2000, et le 30 mars 2011 où nous avons relancé le débat populaire autour d’une nouvelle loi, plus ambitieuse, dix ans ont passé, dix ans d’efforts permanents d’apprentissage des outils mais aussi de formation à un nouveau concept de communication. Après leurs actions de résistance face au black-out des médias privés lors du coup d’État contre Chavez en 2002, nos médias populaires ont perdu une part de leur visibilité, ont perdu de l’importance pour certains fonctionnaires. Dans certains secteurs de l’État on s’est dit : « ils sont en train de s’éteindre, laissons-les disparaître ». Notre loi va recouvrer cette visibilité, réaffirmer notre présence après tout ce travail de fourmis, nous avons résisté à tout et nous continuerons à tenir bon. En 2013, nous revenons tous ensemble, avec des idées différentes, parfois opposées, vers cet espace de discussion qu’est l’Assemblée Nationale, pour qu’elle contribue à propulser le débat sur la communication populaire au plan national. La conjoncture actuelle est historique : il est possible d’impulser des lois d’initiative citoyenne, depuis la base populaire. C’était une des promesses des dernières législatives : que les lois ne soient plus faites d’en haut mais que les citoyens puissent les rédiger depuis leurs espaces de vie, de travail, de production.
T.D. – Quels sont les principaux points en discussion ?
J. S. — Nous parlons d’organisation : pourquoi créer des médias ? Comment servent-ils les luttes, l’organisation ? Le second thème, qu’on a souvent tendance à reléguer en bas de liste, c’est l’aspect économique. Impossible de parler des ressources nécessaires sans d’abord répondre clairement à la question de l’objectif du média. Beaucoup d’espaces étaient en voie d’asphyxie par faute de moyens, à deux doigts de fermer. La loi viendra à leur secours, pour leur dire « tenez-bon, il y a une lumière au bout du tunnel ». Pour nous, politiquement, ce qui est non-négociable, c’est de continuer à subir la dictature commerciale sur le patrimoine public des ondes, il est temps de changer. Eux savent que nous voulons les substituer et dès qu’ils en auront l’occasion, ils chercheront à nous écraser de nouveau, comme lors du coup d’État de 2002.
T.D. – Comment évolue le débat ?
J.S. — Dans le débat qui a lieu aux quatre coins du pays et qui est organisé par des courants, des génération très différentes, au-delà des accords de fond sur les besoins techniques, il y a une grande diversité d’opinions. Par exemple, sur comment écrire un scénario, comment le réaliser avec les gens. Il y a une grande discussion sur le rythme, les couleurs, l’esthétique mais aussi sur les niveaux de décision du mouvement des médias populaires, du local au national. En 2013, nous avons fait approuver cinq premiers articles de cette loi. Le processus d’approbation a été freiné à cause des différents processus électoraux mais aussi parce que le travail de l’assemblée s’est porté d’abord sur la loi du travail.
T.D. Au Brésil les Sans Terre parlent d’une nécessaire « réforme agraire des ondes ». Seule l’Argentine a osé légiférer pour redistribuer les fréquences quasi monopolisées par le latifundio commercial et pour équilibrer l’espace public hertzien, en octroyant un tiers au privé, un tiers au public et un tiers aux associations. Que proposez-vous pour démocratiser le spectre radio-électrique ?
J.S. — La discussion a été dure. Mais pour nous un contrôle du spectre hertzien à la manière des argentins ne garantirait rien de plus que : « tu as droit à un tiers ». Cela signifierait que beaucoup de collectifs devraient se battre pour entrer dans ce tiers. Et quand ce tiers arrivera à saturation, où entreront les autres ? Notre réflexion part du principe de refuser le confinement à un « morceau » du spectre. Battons-nous pour 100 % de spectre citoyen. Il y aussi débat sur la puissance de transmission. Nous revendiquons le droit de transmettre non plus seulement à l’échelle locale mais nationale. Nous sommes 560 radios et un peu plus de trente télévisions communautaires. Le problème est que parfois la puissance ne te permet pas de transmettre au-delà de deux pâtés de maison. Les médias sont faits pour atteindre un grand nombre de personnes, la faiblesse de transmission revient à sous-utiliser un outil tel que la télévision.
T.D. – Lors de discussions des collectifs avec la Commission Nationale des Communications en 2000, certains défendaient le concept de communauté de travail plutôt que celui d’une communauté limitée à un espace réduit. Par exemple, une communauté de pêcheurs s’étendant sur toute la côte ou comme en Bolivie, une radio des mineurs fonctionnant sur toute une cordillère. D’autres redoutaient une perte d’identité communautaire si l’échelle de transmission passait du local au national… Qu’en est-il aujourd’hui ?
J. S. – In fine, c’est le téléspectateur qui choisit, qui zappe. Mais la fréquence doit offrir une qualité de transmission. Un émetteur de télévision exige beaucoup plus de puissance qu’une radio. Par exemple ici à Catia Tve nous avons besoin de 2,5 KiloWatts ou plus pour atteindre tout Caracas. C’est pour cela que nous avons besoin d’une loi. L’autre jour je discutai avec Angel Palacios (Cinéaste Vénézuélien) et je lui disais que la télévision est un phénomène massif, plus lent que la radio en termes de production, qu’elle est un phénomène culturel en soi et qu’elle est aussi un média pour temps de paix. En cas d’agression militaire, nous ne pourrions pas faire grand chose. Nous ne pourrions pas déménager tous nos équipements, et même ainsi, au premier essai de transmettre, on nous localiserait et on nous détruirait. Contrairement au Salvador où la guérilla déplaçait en permanence son émetteur de radio, lançait les nouvelles et changeait de lieu. La radio peut mieux résister en temps de guerre. Mais la télévision a besoin de temps pour produire. En temps de paix les gens peuvent voir une multiplicité de chaînes simultanément et notre proposition est simplement que toutes les chaînes soient disponibles pour le téléspectateur. Pourquoi ne pourrions-nous voir ce que font les habitants de Petare ou de Barlovento ou de Mérida ?
Si produire prend du temps, imagine combien de temps il faut pour produire huit heures de production inédite par jour. Faute de capacité de production beaucoup sous-utilisent leur fréquence. Quand est sorti le règlement des médias communautaires en 2000 tout le monde dans le pays s’est dit : « je peux monter ma télévision, il me suffit d’une antenne, d’une caméra et d’un émetteur ». Sauf que beaucoup ont sous-estimé la base opérationnelle, le comment et le pourquoi faire une télévision. A quoi bon tant d’efforts pour ne transmettre que deux heures par jour ? Ensuite est venu le choc avec la culture dominante d’une télévision commerciale aux images brillantes, aux fonds simplifiés, au rythme rapide.
T.D. – Vous proposez que chaque fois qu’une concession donnée à un média pour exploiter le patrimoine public du spectre hertzien arrive à son terme, l’État octroie la concession prioritairement à un média communautaire.
J.S. — Exactement.
T.D. – A ce rythme ne faudra-t-il pas attendre longtemps pour que la proportion de médias populaires puisse soulever la chape de plomb commerciale ?
J.S. — La puissance de transmission des télés populaires est déjà en train de passer de 25 Watts à 750 Watts, puis à 1 KiloWatts et enfin à 2,5 KiloWatts. On n’a pas eu besoin de loi pour le faire ! La loi permettra de recadrer la vision des fonctionnaires d’État mais il n’y aucun texte qui nous a interdit de monter en puissance ! La seule limite se trouvait dans ce règlement de 2000 qui obligeait le média à ne transmettre que sur sa communauté locale. A présent une communauté ne va pas se voir seulement chez elle, elle va être visible pour les autres. Fondamentalement notre discussion est : ouvrons le spectre hertzien, ouvrons les ondes radio et TV, mais ouvrons aussi la puissance.
T.D. – Le Venezuela vient de faire un bond technologique en passant à la télévision numérique, ce qui multiplie le spectre quasi à l’infini, avec de nouvelles chaînes en tout genre, une haute définition et une plus grande facilité de réception pour la population. Cela veut dire aussi que le secteur privé peut croître à l’infini…
J. S. — Débat difficile ! Les concessions données au secteur privé ont augmenté en effet, en même temps que les concessions octroyées aux médias communautaires. La question fondamentale serait : comment nous organiser pour produire des contenus au point que les gens nous regardent plus que les chaînes privées. Nous pouvons disposer de mille chaînes mais il s’agit de la relation avec le public. Les gens reçoivent des dizaines de fréquences via DirectTV mais les statistiques montrent qu’ils ne regardent vraiment que 4 ou 5 chaînes. C’est un grand thème de notre débat : le processus de la formation audiovisuelle. Comment faire pour que le plaisir qu’éprouve une famille à se voir ici puisse être ressenti par une autre famille qui n’a rien à voir avec elle, là-bas, à l’autre bout du pays.
Si on rassemble les talents, les forces productives sur une seule fréquence communautaire sur Caracas, pour pouvoir créer chaque jour des programmes inédits, on peut imaginer que cette chaîne va captiver davantage que les chaînes séparées actuelles. L’oeil va pouvoir sauter d’une télénovéla populaire réalisée dans la Pastora, à ce que fait mon ami à Petare, au récit d’une expérience passionnante qui se déroule à Gramoven.
Par rapport à l’État le thème fondamental de notre loi est de réaffirmer notre lutte, notre vision historique : l’État doit apporter les moyens, les ressources suffisantes et conséquentes, pour que la propriété publique, citoyenne, démocratique des ondes radio et de télévision, devienne réalité, c’est-à-dire pour que nos médias puissent produire beaucoup plus et puissent émettre avec toute la puissance, sans limite.
Rencontre de télévisions communautaires à Barlovento du 20 au 22 février 2013 pour discuter de la loi de communication populaire : Teletambores, TV Limón et Zamora TV (État d’Aragua), Selva TV (Amazonas), Calipso TV (Bolívar), TV San Joaquin et TV Mora (Carabobo), ALBA TV, TV Caricuao, Catia TV, TV San Agustin (Caracas), Coro TV (Falcon), Lara TV et Kabudare TV (Lara), TV Bailadores et Tatuy TV (Mérida), Afro TV, TV Petare, Guatopo TV et Telecimarron (Miranda), Montaña TV, Rubio TV, Jaureguina TV, Alternativa TV (Táchira), Tarmas TV (Vargas), Bolívar TV et Camunare Rojo (Yaracuy) et Canal Z et Quijote Tv (Zulia). Photo : Alba TV.
Source de l’article : blog de Thierry Deronne
Annexe : Loi en deuxième discussion : ley-segunda-discusic3b3n.docx”>brouillon actuel de la loi, en cours de modification (espagnol)
Notes :