Les Indignés de Bruxelles : qui sont-ils ?

Visite du campement bruxellois des Indignés - Procès-verbal d'intérêt général

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par Badi Baltazar

Hier, j’ai déci­dé de faire un arrêt du côté du car­ré de Mos­cou à Saint-Gilles dans l’idée de ren­con­trer des membres de ce mou­ve­ment dit des Indi­gnés. Comme la plu­part d’entre vous j’i­ma­gine, je me suis posé pas mal de ques­tions sur cet étrange phé­no­mène. Qui sont ces gens ? Pour­quoi se sont-ils déli­bé­ré­ment ins­tal­lés sur une place au beau milieu de la capi­tale de l’Eu­rope ? Que veulent-ils ? Quelles sont leurs inten­tions ? Quels sont les inté­rêts qu’ils défendent ? Est-ce un groupe, une orga­ni­sa­tion de mili­tants ? Quelles sont leurs revendications ?

Arri­vé sur les lieux, j’ai d’a­bord consta­té que l’endroit avait des airs de fes­ti­val d’é­té, avec ses cha­pi­teaux et ses stands. Mais au fur et à mesure que je me rap­pro­chais du coeur de la place, je res­sen­tais le genre d’im­pres­sion de décou­verte et d’é­ton­ne­ment que l’on peut avoir lorsque l’on pose le pre­mier pas dans un uni­vers nou­veau. La place était lit­té­ra­le­ment occu­pée, mais pas seule­ment. Une socié­té paral­lèle sem­blait s’y être for­mé au sein même de la cité. Des tentes, des tables, des chaises, des fau­teuils, des mate­las, des échoppes, un pota­ger. Une cui­sine au centre, avec une pan­carte indi­quant que le prix de la nour­ri­ture est celui que déci­de­ra de lui accor­der l’a­che­teur. Des acti­vi­tés ludiques, des ate­liers divers, des jeunes femmes sur des échasses, une biblio­thèque à ciel ouvert, des groupes de citoyens for­més un peu par­tout sur la place, qui échangent acti­ve­ment, dans une ambiance cor­diale, décon­trac­tée mais sérieuse. Des notes se prennent, des coor­don­nées s’é­changent, des solu­tions s’in­ventent. C’est le royaume de la débrouille, une espèce de labo­ra­toire où les cher­cheurs ne sont autres que les citoyens qui s’y retrouvent, se ren­contrent, s’é­coutent et se parlent. Inutile de pré­ci­ser que j’ai vite com­pris qu’il y pla­nait autre chose qu’une simple brise de printemps. 

Sous le plus grand des cha­pi­teaux se tenait une assem­blée com­po­sée d’une cin­quan­taine de per­sonnes de tout âge, de toutes ori­gines, des chô­meurs, des enfants avec leurs parents, des étu­diants, des employés, des ouvriers, des fonc­tion­naires, des retrai­tés, des gens du voi­si­nage. Du bobo à l’al­ter­mon­dia­liste, tous sem­blaient être inté­res­sés par ce qui se dérou­lait. Sym­bo­li­que­ment, ils se pas­saient la parole en fai­sant cir­cu­ler un bout de bois, en guise de micro. Au choix, cha­cun avait l’op­por­tu­ni­té de s’ex­pri­mer, de faire part des rai­sons de ses indi­gna­tions et de ses réflexions. Des valves avaient été ins­tal­lées et le pro­cès-ver­bal de la pré­cé­dente Assem­blée Géné­rale y avait été affi­ché. La ten­dance m’a sem­blé être à la créa­tion de struc­tures spé­ci­fiques aux divers domaines qu’ils sou­haitent cou­vrir. Ces der­nières se maté­ria­lisent sous la forme de com­mis­sions. A ce jour, ont com­men­cés à être for­més des cel­lules de com­mu­ni­ca­tion, un site web ain­si qu’une logis­tique opé­ra­tion­nelle et sani­taire appré­ciable. Par ailleurs, les déci­sions prises par les acti­vistes sont actées et les poten­tiels de coor­di­na­tions natio­nales et inter­na­tio­nales sont envi­sa­gés et commentés.

J’en pro­fite donc pour ras­su­rer la bourg­mestre de la com­mune, qui d’a­près cer­taines sources serait inquiète quant aux consé­quences d’un tel ras­sem­ble­ment et je tiens à lui adres­ser les salu­ta­tions les plus paci­fiques que les débats aux­quels j’ai assis­té m’o­bligent à relayer. Une mul­ti­tude de mes­sages et de ban­de­roles ont d’ailleurs été accro­chés par­tout sur la place. Ils invitent à l’é­veil des consciences et à la mobi­li­sa­tion citoyenne. A noter que plu­sieurs d’entre elles sont en espa­gnol ou en anglais. 

J’a­voue que plon­gé dans ce micro­cosme bouillant d’éner­gie posi­tive, j’é­tais quelque peu intri­gué. Faut dire que ce genre d’es­pace de par­tage spon­ta­né n’est pas cou­rant. Per­son­nel­le­ment, je n’ai jamais vu ça de ma vie en Bel­gique. Ces gens — venus de par­tout, par­tout en Europe et ailleurs dans le monde — qui déli­bé­ré­ment se réunissent sur des places, les occupent jour et nuit et y réor­ga­nisent une vie sociale, embryon­naire certes mais effec­tive. C’est abso­lu­ment remar­quable. Ce que je veux expri­mer c’est que le fait même que ces gens agissent de la sorte — s’ins­cri­vant dans une démarche constam­ment en mou­ve­ment vu que telle est sa rai­son d’être — est une révo­lu­tion en soi. Ce sont avant tous les men­ta­li­tés et les modes de vie en socié­té qui sont ici repensés.

J’in­siste cepen­dant sur le fait qu’il faut rai­son gar­der et évi­ter de se lais­ser hap­per par je ne sais quelle ten­ta­tion pas­sion­née. Selon moi, dans l’é­tat actuel, le mou­ve­ment nais­sant dont je témoigne n’est qu’un vec­teur de prise de conscience pour les citoyens qui s’y iden­ti­fient et y contri­buent. Néan­moins, leurs inten­tions et leurs actions n’en sont pas moins pro­fondes et sin­cères. Ce que ces gens res­sentent, l’éner­gie qu’ils inves­tissent, leurs idées, leur créa­ti­vi­té et leurs rêves d’é­qui­té sont tout sauf ano­dins et peu en parle, voire pas du tout. Les quelques jour­na­listes qui ont dai­gné faire réfé­rence à ces mou­ve­ments jaillis­sants sous la ban­nière d’une démo­cra­tie réelle un peu par­tout dans le monde, oublient ou taisent l’es­sen­tiel. Au-delà de la fina­li­té, du poten­tiel d’ex­pan­sion et de réa­li­sa­tion de ces mou­ve­ments, le fait que ces gens en arrivent à des­cendre dans les rues et les places et à les occu­per pour pou­voir exis­ter et avoir la pos­si­bi­li­té de s’ex­pri­mer et de se faire entendre, est une illus­tra­tion gran­deur nature du constat d’é­chec per­ma­nent de nos socié­tés actuelles. Et vou­loir pré­sen­ter cette réa­li­té comme une simple grogne de chô­meurs ou de jeunes en situa­tion de pré­ca­ri­té est d’au­tant plus réduc­teur et intel­lec­tuel­le­ment malhonnête.

D’un point de vue fac­tuel, les sys­tèmes éco­no­miques, poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nels ne répondent plus aux attentes des popu­la­tions et ont, je le répète, prou­vé leurs incom­pé­tences. La confiance dans la classe poli­tique en place est à son plus bas niveau et ce qui rend ce phé­no­mène citoyen d’au­tant plus impor­tant selon moi, c’est para­doxa­le­ment sa mon­dia­li­sa­tion. Ces citoyens qui se mobi­lisent sont tout sauf des illu­mi­nés. Ils ont toute leur rai­son et leurs rai­sons et ils tendent à por­ter la voix de Mon­sieur Tout Le Monde. Et ce qui me touche pro­fon­dé­ment, c’est l’i­dée qu’ils le fassent vrai­ment dans l’in­té­rêt de Mon­sieur Tout Le Monde. D’a­près les dis­cus­sions que j’ai pu avoir avec cer­tains acti­vistes, l’u­nique pré­ten­tion qui les anime à ce stade est de créer et de déve­lop­per cet espace de dia­logue, d’ex­pres­sion et de débat. Toutes les pen­sées, toutes les ten­dances de la popu­la­tion sont ame­nées à y être repré­sen­tées. En un mot, c’est un mou­ve­ment qui s’ouvre à tous et qui consti­tue une pos­si­bi­li­té pour tout un cha­cun de prendre part aux acti­vi­tés ou de prendre l’i­ni­tia­tive d’en éla­bo­rer. C’est une plate-forme de libre choix et de libre pen­sée, ce que les ins­ti­tu­tions aux com­mandes sont mani­fes­te­ment inca­pables de proposer.

Vous serez sans doute tous d’ac­cord avec ce constat : tous les indi­ca­teurs sont au rouge. Signal que nous sommes arri­vés à une étape char­nière dans l’é­vo­lu­tion du dés­équi­libre mon­dial. Les fos­sés dont nous avons cri­blé notre espace de vie sont deve­nus tel­le­ment grands que l’é­mer­gence de mou­ve­ments citoyens devien­dra de plus en plus dif­fi­cile à conte­nir. Je pense donc que comme toute mani­pu­la­tion, l’a­lié­na­tion et l’in­jus­tice démon­tre­ront leurs limites elles aus­si, ce qui m’o­blige à saluer tous les hommes et toutes les femmes qui ont déci­dé que leur des­tin était entre leurs mains, que le monde peut être autre chose qu’un espace de concur­rences féroces et immo­rales et qu’en face des poli­tiques et de la finance pri­vée il y des êtres humains qui ont en com­mun les mêmes volon­tés de paci­fi­ca­tion de la pla­nète. Nul doute que les efforts soient à four­nir sur les plans du fond et du long terme, mais le défi en vaut la chan­delle. Je sou­haite de ce fait aux indi­gnés d’i­ci et d’ailleurs d’a­voir la force de gar­der l’es­poir que je par­tage avec eux de recon­qué­rir notre sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Gar­dons à l’es­prit que cha­cun de nous est une éner­gie poten­tielle et chaque par­ti­cule d’éner­gie posi­tive, d’in­tel­li­gence, d’ex­per­tise et de force de tra­vail que nous pour­rons cana­li­ser seront bénéfiques.

Je tiens éga­le­ment à sou­li­gner que bien que la nais­sance du mou­ve­ment des Indi­gnés bruxel­lois soit sur­ve­nue dans la fou­lée de ses voi­sines euro­péennes, sa par­ti­cu­la­ri­té me semble être à l’i­mage de ces citoyens : posi­tifs, bon vivants et à des années lumières de tous les cli­chés de vio­lence ou de désordre que cer­tains oiseaux de mau­vais augures col­portent. Le besoin qu’ils ont de tout remettre à plat et de vou­loir refondre les bases d’une nou­velle vie en socié­té devrait, il me semble, être encou­ra­gé, sou­te­nu et ren­for­cé. Contrai­re­ment à ce qui se lit dans la presse ou sur les promp­teurs, leur démarche n’est pas apo­li­tique, au contraire elle est plei­ne­ment poli­tique : se réunir, débattre, échan­ger, se mobi­li­ser et agir pour le bien de la cité et de ses habi­tants, n’est-ce pas l’es­sence même de l’acte politique ?

Ce soir, je suis retour­né au cam­pe­ment pour assis­ter à l’As­sem­blée Géné­rale qui s’y tient quo­ti­dien­ne­ment. Je fus à la fois sur­pris et exci­té de m’a­per­ce­voir que le nombre des par­ti­ci­pants avait qua­si­ment tri­plé depuis la veille. D’ailleurs, pour répondre au suc­cès des débats, le petit bout de bois qui ser­vait de micro avait entre-temps été tro­qué contre un méga­phone. Je tiens à témoi­gner que j’y ai ren­con­tré des gens excep­tion­nels, des citoyens conscients et plei­ne­ment en accord avec eux-mêmes. L’é­mo­tion que j’y ai res­sen­tie et la sin­cé­ri­té de leurs actions auront, quoi qu’il arrive, mar­quer mon esprit. Assis­ter à une telle mani­fes­ta­tion d’hu­ma­ni­té et de par­tage est tout sim­ple­ment bon pour le moral. Il est ras­su­rant et récon­for­tant de se dire qu’il existe encore des êtres humains si for­te­ment atta­chés à leurs idéaux de liber­té et de solidarité.

Néan­moins, il faut aus­si recon­naître que la sur­vie de cet élan de citoyen­ne­té dépen­dra de sa capa­ci­té à occu­per l’es­pace, à mobi­li­ser les masses et à démul­ti­plier les ini­tia­tives intel­li­gentes. Par le biais de ce libre buvard, je ne peux que vous invi­ter à vous joindre à cette mer­veilleuse aven­ture humaine, qui je l’es­père, n’en est qu’à ses bal­bu­tie­ments. L’i­dée débat­tue ce soir de for­mer un cam­pe­ment iti­né­rant de com­mune en com­mune semble suivre son petit bon­homme de che­min. Et de nom­breuses acti­vi­tés sont pré­vues sur la place du car­ré de Mos­cou tout au long du week-end, n’hé­si­tez donc pas à y faire un saut pour vous faire votre propre idée de ce qu’est cette com­mu­nion de citoyens dont le rêve à par­ta­ger est de contri­buer à la construc­tion d’un monde dans lequel les gou­ver­ne­ments repré­sen­te­raient et défen­draient réel­le­ment les inté­rêts des élec­teurs, d’un monde moderne où l’hu­main pour­rait enfin être au centre des préoccupations.

A bon entendeur,

Badi BALTAZAR

Vous pou­vez suivre l’ac­tua­li­té du mou­ve­ment des Indi­gnés de Bruxelles sur le site :
http://www.indignes.be/