Communiqué sur mon retour au Parlement européen et en Turquie
Je remercie de tout cœur Mme Judith Sargentini et Fair Trials International de m’avoir invité à parler à cette tribune.
Ma présence ici met officiellement fin à 14 ans d’interdiction d’accès au Parlement décrété pour le même motif que mon signalement Interpol : une action de protestation pacifique menée ici-même le 28 novembre 2000 contre la présence du ministre turc des affaires étrangères de l’époque M. Ismail Cem.
Après ce simple chahut destiné à attirer l’attention internationale sur les prisonniers politiques turcs agonisant dans la plus longue grève de la faim de l’histoire, j’ai été refoulé de multiples fois aux portes de ce Parlement alors que j’accompagnais en tant que traducteur/interprète des délégations d’avocats et de représentants d’ONG turques.
Non, Interpol n’est pas seule à blâmer dans la criminalisation que j’ai eu à subir.
Mais je me réjouis de pouvoir revenir ici et remercie M. Pascal Heymans, chef d’unité de la sécurité qui m’a radié de la liste noire du Parlement européen.
L’action de protestation menée ici même m’a valu d’être accusé en Turquie de chef d’organisation terroriste et d’être à la merci d’une notice rouge d’Interpol lancée par un tribunal à Ankara.
Suite à l’émission de ce mandat d’arrêt international, j’ai été arrêté dans 3 pays différents.
Le 28 avril 2006, la police néerlandaise m’arrêta au bord d’une autoroute alors que je me rendais à Amsterdam pour la préparation d’un concert. Mon signalement Interpol m’a valu d’être incarcéré pendant 68 jours.
Le 17 juin 2013, la police espagnole m’arrêta en compagnie de ma famille à la cathédrale-mosquée de Cordoue alors que nous passions quelques jours de vacances. Cette fois, à cause d’Interpol, je fus privé de liberté pendant 5 jours.
Le 21 novembre 2013, la police italienne m’arrêta à l’aéroport Orio al Serio à Bergamo alors que je me rendais à une conférence sur la Syrie. A cause d’Interpol, je fus privé de liberté pendant 111 jours dont 12 jours en prison et 99 jours en assignation à résidence.
Interpol m’a ainsi en tout volé 184 jours de liberté. Cela fait au total plus de 6 mois de captivité.
Finalement, grâce à Fair Trials International et à la mobilisation internationale, Interpol m’a définitivement radié de ses fichiers le 22 août dernier.
Fort de ces victoires successives, le 9 septembre dernier, j’ai décidé de passer à l’offensive en demandant à mes juges turcs de pouvoir comparaître librement en Turquie afin de me défendre et d’obtenir un acquittement.
Le 24 octobre dernier, la 10e Cour d’assises d’Ankara a accepté ma requête. Elle m’a octroyé un sauf-conduit d’une durée de 3 mois qui prendra fin le 24 janvier prochain.
Ce vendredi 12 décembre, je suis donc attendu à mon procès à Ankara.
Comme annoncé dans mon dernier communiqué de presse, c’est aujourd’hui, depuis cette tribune, que je compte annoncer mon choix d’assister ou non à mon procès en Turquie.
Après mûre réflexion et consultation de mes amis, camarades et soutiens, je renonce provisoirement à mon projet de retour.
Il est en effet plus sage pour moi de ne pas offrir à mes tortionnaires ce qu’ils interprèteraient comme une capitulation.
D’autant que récemment encore, mes tortionnaires se sont servis de moi pour exercer une torture physique et mentale sur des activistes arrêtés à Istanbul.
Les policiers ont été jusqu’à exhiber des photos privées en disant aux jeunes militants qu’ils torturaient : « Pendant que vous en bavez, votre leader Kimyongür boit du vin dans des bars en Europe. »
On peut s’attendre à tout de la part d’une police qui en arrive à un tel degré de bassesse.
Qui se souvient encore du sort réservé le 16 novembre 1987 aux deux dirigeants communistes turcs Nabi Yagci et Nihat Sargin dès leur arrivée à l’aéroport d’Ankara après 7 années d’exil en Europe.
MM. Yagci et Sargin ont été arrêtés sur le tarmac malgré le fait qu’ils étaient accompagnés d’une impressionnante délégation de leaders politiques, de journalistes occidentaux et d’eurodéputés.
Les deux militants communistes seront ensuite torturés pendant 19 jours dans le « Derin Arastirmalar Laboratuvari » (DAL), le Laboratoire des recherches approfondies de la Sûreté turque à Ankara.
MM. Yagci et Sargin ne seront libérés que le 4 mai 1990, soit 900 jours après leur arrestation à l’aéroport d’Ankara.
Il y a également le cas emblématique et plus actuel de la sociologue turque Pinar Selek exilée en France.
La semaine dernière, la justice turque a lancé un mauvais signal dans l’affaire de cette sociologue turque, une affaire qui dure depuis 16 ans.
Ce vendredi 4 décembre, un procureur a en effet requis la perpétuité à l’encontre de Mme Selek poursuivie pour participation à un attentat à l’explosif en 1998. Le souci est que cet attentat n’a jamais existé.
D’après les rapports d’expertise, il ne s’agissait non pas d’un attentat mais d’un accident survenu suite à une fuite de gaz.
Dans les tribunaux turcs, on n’est jamais à l’abri de « preuves » fabriquées et de « témoins anonymes ».
Troisièmement, ce mardi 2 décembre, le Parlement turc a adopté un projet de loi du gouvernement qui renforce l’emprise de l’exécutif sur l’appareil judiciaire.
Cette nouvelle loi permettra au gouvernement d’évincer tous les magistrats non-alignés à la politique d’Erdogan.
En outre, des débats en commission parlementaire vont avoir lieu cette semaine à propos d’un projet de loi élargissant les pouvoirs de la police. Ce projet de loi permettra aux forces de sécurité de recourir à des armes à feux dans les manifestations.
Le climat politique en Turquie ne me permet ainsi ni de parvenir sain et sauf au tribunal d’Ankara ni de me défendre face à un tribunal impartial.
Aujourd’hui, la Turquie d’Erdogan est un Etat policier, un Etat toujours plus policier où la justice est toujours plus politisée, un Etat qui ne donne aucune chance à la liberté.
Merci de votre attention.
Bahar Kimyongür
Plus d’informations : www.leclea.be
Liens vidéo et presse écrite relatifs à la conférence au Parlement européen sur la répression en Europe et en Turquie.
Bahar Kimyongür au Parlement Européen
Le militant Bahar Kimyongür n’assistera pas à son procès en Turquie
La répression politique « exportée » en Europe via Interpol