Dix ans après sa mort, Pierre Bourdieu (1930 – 2002) continue de susciter des réactions contrastées et ambivalentes, difficiles à définir en dehors de l’opposition frontale et aveugle entre ses adeptes et ses ennemis. Comme si le sociologue dérangeait encore, au point qu’il faudrait, pour s’en sortir avec lui, soit le canoniser, soit l’excommunier.
“L’intellectuel engagé”
Jean-Claude Chamboredon, avec qui il écrivit Le Métier de sociologue en 1967, évoquait à propos de la réception de son travail une double attitude, oscillant entre “la réfutation a priori” et “la répétition adulatrice”. La meilleure manière de dépasser cette dualité stérile consiste à prendre la mesure de son héritage, fécond et critiqué à la fois, dans le paysage des sciences sociales contemporaines, et au-delà dans le monde du militantisme, dont Bourdieu devint, dès la parution de La Misère du monde, en 1993, une figure iconique, élargissant alors sa notoriété scientifique pour revêtir les habits de “l’intellectuel engagé”, notion qu’il critiqua pourtant sévèrement au nom de sa foi dans l’autonomie de la science.
De ce point de vue, et même s’il faut se méfier des comparaisons hâtives, la trace persistante de Pierre Bourdieu dans l’espace de la pensée et de l’engagement politiques se rapproche de celle qu’a laissée le philosophe Michel Foucault, disparu, lui, en 1984. Omniprésente et fuyante à la fois, la pensée de Bourdieu convoque aujourd’hui l’image que les héritiers de Foucault ont eux-mêmes inventée pour assumer leur filiation : la “boîte à outils”. Par-delà leurs gestes d’intervention politique partagés – pour les droits des détenus chez le philosophe, pour les revendications des chômeurs chez le sociologue, parmi d’autres exemples possibles… –, Foucault et Bourdieu ont laissé chacun une oeuvre qui éclaire notre histoire et notre époque.
Comme l’écrivait le philosophe Mathieu Potte-Bonneville à propos de Foucault, il s’agit avec Bourdieu de penser “d’après lui ce qui vient après lui”. Car comme Foucault, la pensée de Bourdieu n’a pas produit une “théorie” univoque, fermée sur elle-même, mais plutôt un modus operandi, dans lequel on pioche des outils et des idées pour penser le monde social, interroger les questions de l’exclusion, de la reproduction sociale, du champ politique, du journalisme, du système scolaire, de la culture… De sorte qu’il existe aujourd’hui un usage non totalisant, libre et circulatoire de la pensée de Bourdieu, qui se nourrit d’emprunts directs autant que de révisions et de reformulations.
Bourdieu est à l’origine d’un certain nombre d’apports décisifs : les déterminations immatérielles, à travers les concepts de “capital culturel”, de “distinction” et de “pouvoir symbolique” ; la prise en compte du contexte social et historique, à travers la notion de “champ” ; l’incorporation individuelle des règles collectives, à travers la notion “d’habitus”… Ces outils ont permis un changement d’échelle dans la compréhension du monde social. La plupart des critiques, y compris de la part de ses anciens proches (de Nathalie Heinich à Bernard Lahire…), ont beau insister sur les limites heuristiques du déterminisme ou sur la manière trop systématique de penser un champ à partir de l’opposition des dominants et des dominés, il reste que ces points structurent l’analyse des conduites sociales.
“Ce que j’essaie de transmettre, c’est une manière de construire la réalité qui permet de voir les faits que, normalement, on ne voit pas”, disait-il dans son formidable cours sur l’Etat, tenu au Collège de France de 1989 à 1992, enfin édité par Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière.
“Je pense profondément qu’on n’en finit jamais de se libérer de l’évidence du social ; et parmi les instruments de production d’évidence et de sentiment d’évidence, l’Etat est sûrement le plus puissant”, souligne-t-il dans ce texte décisif dans sa trajectoire intellectuelle, dont la forme orale permet en outre une facilité de lecture assez inédite chez lui. Si, comme il n’a jamais cessé de le répéter, la vocation du sociologue consiste à dévoiler le caractère arbitraire de la réalité sociale, à “dénaturaliser” le social en révélant les rapports de domination qui le structurent, la question de l’Etat permet de l’illustrer au premier chef.
Dans La Noblesse d’Etat, paru un an avant ce cours, Bourdieu avait déjà cherché à montrer que l’Etat peut être approprié par des gens qui usent de celui-ci comme d’un patrimoine. Mais ce qui l’intéresse ici, c’est la “pensée d’Etat” qui nous habite, comme une croyance collective intégrée en chacun de nous, qui nous détermine. Comment s’est-elle historiquement constituée et quels en sont les effets sur l’ordre social ? Bourdieu rappelle le mot du romancier Thomas Bernhard dans Les Maîtres anciens : “Nous avons tous l’Etat dans la tête.”
Au coeur même de notre mémoire par exemple, nous retrouvons toujours l’Etat, les fêtes civiques et religieuses, un ensemble de structures de la temporalité sociale. En reprenant une partie de la définition de Max Weber, Bourdieu estime que l’Etat détient le “monopole de la violence physique et symbolique”.
“L’Etat est le nom que nous donnons aux principes cachés, invisibles, de l’ordre social, et en même temps, de la domination à la fois physique et symbolique comme de la violence physique et symbolique.”
Parce que nos catégories de perception sont historiquement construites, Bourdieu se propose de faire “l’histoire de la genèse des structures étatiques”, c’est-à-dire “l’histoire de notre propre pensée”, la “philosophie véritable de nos propres instruments de pensée, de notre propre pensée”. Faire un détour par ce qu’il appelle la “genèse”, c’est “se donner quelques chances d’échapper à la pensée d’Etat”. Afin de fournir des instruments pour dénaturaliser nos modes de pensée, contre ce qu’il appelle “l’amnésie de la genèse”, il n’y a que “la pensée génétique”.
La soumission inconsciente à un ordre social
Partant de plusieurs de ses enquêtes antérieures – sur le capital symbolique en Kabylie, sur les stratégies matrimoniales des paysans béarnais, sur la haute fonction publique et la politique française du logement –, le sociologue analyse le processus par lequel les individus subissent une normalisation sociale sans le savoir : ce processus inconscient (l’amnésie de la genèse) fait qu’une chose très arbitraire est oubliée en tant que telle.
Grand lecteur de Norbert Elias, Charles Tilly, Max Weber, Karl Marx, Ernst Cassirer, Erwin Panofsky…, dont il intègre et discute les textes fondateurs, Bourdieu étudie comment s’est constituée cette sorte de “grand fétiche” qu’est l’Etat et rappelle, sur la longue durée, la “montée progressive des clercs”, c’est-à-dire du capital culturel comme condition d’accès au pouvoir et comme instrument de reproduction du pouvoir. De sorte que l’Etat est devenu “cette banque centrale de capital symbolique, cette sorte de lieu où s’engendrent et se garantissent toutes les monnaies fiduciaires qui circulent dans le monde social et toutes les réalités qu’on peut désigner comme fétiches, qu’il s’agisse d’un titre scolaire, de la culture légitime, de la nation, de la notion de frontière ou de l’orthographe”.
L’un des effets les plus saisissants de ce fétiche diagnostiqué par Bourdieu est “l’effet de croyance, de soumission généralisée à l’Etat”, qui forme cette institution au pouvoir extraordinaire de “produire un monde social ordonné sans nécessairement donner d’ordres, sans exercer de coercition permanente”. En cela, Bourdieu se distingue des célèbres théories du contrat (Hobbes, Locke…) qui dans l’histoire de la science politique éclairent la logique de construction de l’Etat. Pour le sociologue, les contrats les plus sûrs sont les contrats tacites, inconscients, ceux que l’on ne signe pas, qui ne se perçoivent pas comme tels :
“L’ordre social repose sur un nomos qui est ratifié par l’inconscient de sorte que, pour l’essentiel, c’est la coercition incorporée qui fait le travail.”
La reconnaissance de la légitimité est un acte de connaissance qui n’en est pas un, “un acte de soumission doxique à l’ordre social”. En plus de densifier tous les apports théoriques de sa sociologie depuis les années 60, ce cours sur l’Etat est aussi pour Bourdieu l’occasion d’opérer un virage personnel sur un front plus directement politique. Prenant ses distances avec les théories d’Elias ou de Foucault, qui retiennent uniquement l’aspect disciplinaire de l’Etat, il rappelle que l’Etat est aussi assistance et philanthropie. C’est dans ce cadre qu’il diagnostique une lutte interne permanente entre “l’Etat de la main droite” et “l’Etat de la main gauche”.
Or, au début de ces années 90, il perçoit que l’Etat de la main gauche est menacé. Tout ce qui a été construit depuis le XVIIe siècle (le Welfare State) s’écroule. Il dénonce ainsi ce travail de déconstruction d’une morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective, regrette les effets du retrait de l’Etat et des politiques néolibérales, la démolition de l’idée de service public, “la dévalorisation du dévouement obscur à l’intérêt collectif”… De ce point de vue, la puissance de ce texte tient en grande partie à ce qu’il opère la transition entre le tropisme scientifique du Bourdieu sociologue, dont il résume la pensée, et le militantisme politique de l’intellectuel des années 90.
Toute la pensée de Bourdieu se déploie dans ce cours sur l’Etat, où l’on retrouve ses principales intuitions sociologiques et sa posture critique, mais où l’on perçoit aussi le glissement vers la prise de parole dans l’espace public pour en dénoncer les dérives politiques et les impasses sociales. Autant point de rupture que principe de continuité, ce cours sur l’Etat est un moment de bascule dans son oeuvre où, sans sacrifier la rigueur d’une réflexion au sommet de sa maturité (parachevée par ses Méditations pascaliennes en 1997, La Domination masculine en 1998 et son Esquisse pour une auto-analyse en 2004), la colère d’un engagement politique affleure enfin.
Contre le nouvel ordre néolibéral en train de s’imposer, il défend les grévistes de décembre 1995, lance les Etats généraux du mouvement social en 1996, soutient le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997, crée la maison d’édition Raisons d’agir… Trois ans avant la parution de La Misère du monde, six ans avant Sur la télévision, deux livres d’intervention sortant des codes du livre scientifique, ce cours sur l’Etat annonce donc le changement de braquet du sociologue. Si quelques proches, comme Nathalie Heinich (Pourquoi Bourdieu), lui ont reproché de ne s’être jamais expliqué sur ce virement, on peut aussi y voir un simple élargissement de son domaine d’intervention opéré à partir d’un même motif, obsessionnel, comme le coeur de sa vie même : la lutte contre les modes de domination sociale, dont la compréhension des mécanismes constitue un préalable libérateur.
La connaissance des déterminations reste une condition nécessaire de leur affranchissement. Sa théorie de la pratique, souvent critiquée pour son scepticisme et son désenchantement (comment agir lorsqu’on prend la mesure de ses déterminismes sociologiques ?), ne visait qu’à permettre aux agents d’exercer leurs capacités critiques au sein de l’espace social. En cela, sa pensée est devenue “classique” et irradie l’époque de ses contre-feux fragiles mais démystificateurs.
Jean-Marie Durand
Source : Les inrocks
Lire Pierre Bourdieu, sur l’Etat, cours au Collège de France (1989 – 1992) (Seuil, Raisons d’agir), 656 pages, 30 €
Colloque le 23 janvier, une journée d’étude organisée par Franck Poupeau, Sébastien Roux, Gisèle Sapiro et Loïc Wacquant réunira sociologues, historiens, anthropologues et politistes pour penser, à partir de leurs problématiques, l’actualité de Pierre Bourdieu
Soirée Bourdieu, une aventure théorique et politique, le 16 janvier à 19 h à la Maison des Métallos, Paris XIe