Les Gilets jaunes, quittés par leur pays

avec Bru­no Latour

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Qu’est-ce que le mou­ve­ment des Gilets jaunes révèle de l’épuisement de l’organisation poli­tique et éco­no­mique de notre socié­té ? Quel est le rôle de l’État ? De la socié­té civile ? Quelle place occupe l’écologie dans la trans­for­ma­tion de la socié­té ? Dans cet entre­tien, Bru­no Latour livre ses réflexions sur ce moment poli­tique « enthousiasmant ».

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source : Repor­terre

Repor­terre — Vous avez vécu Mai 68 à Dijon. Y a‑t-il un rap­port entre Mai 68 et les Gilets jaunes ?

Bru­no Latour — Très peu. En 1968, on était dans la poli­tique d’inspiration, de chan­ge­ment de socié­té. Là, on est dans quelque chose d’autre, un virage géné­ral qui demande un chan­ge­ment beau­coup plus impor­tant. En 1968, on était encore dans l’imaginaire qu’on pour­rait appe­ler « révo­lu­tion­naire » : la socié­té se pre­nait comme objet et se trans­for­mait en quelque sorte libre­ment — on res­tait entre humains. C’était déjà com­plè­te­ment impos­sible, évi­dem­ment, mais l’imaginaire révo­lu­tion­naire conti­nuait comme en 1789. Et c’est vrai qu’entre 1789 et, disons, 1814, il n’y avait pas eu beau­coup de dif­fé­rences tech­niques de pro­duc­tion maté­rielle, alors que, pour­tant, les chan­ge­ments sociaux avaient été énormes. Alors que main­te­nant, il faut chan­ger énor­mé­ment de choses pour satis­faire la plus minus­cule des reven­di­ca­tions sur le dépla­ce­ment des voi­tures et le prix du pétrole ou sur l’alimentation. L’idée d’émancipation de la socié­té par elle-même avait beau­coup plus de plau­si­bi­li­té en 1789, déjà beau­coup moins en 1848, plus du tout en 1968 et abso­lu­ment plus main­te­nant. Le poids de la tech­no­sphère exige main­te­nant un chan­ge­ment com­plet de ce qu’est la politique.

Le sys­tème tech­nique contraint la socié­té, donc limite sa liber­té de changer ?

Pas sim­ple­ment la tech­nique, mais la tech­no­sphère, c’est-à-dire l’ensemble des déci­sions qui ont été prises et sont incar­nées dans des lois, dans des règle­ments autant que dans des habi­tudes et dans des dis­po­si­tifs maté­riels. Aupa­ra­vant, la socié­té était douée « d’autonomie », elle pou­vait se trans­for­mer elle-même. Aujourd’hui, on dépend d’une vaste infra­struc­ture maté­rielle qu’on a beau­coup de peine à modi­fier alors même qu’elle a fait son temps. Autre­ment dit, le drame est qu’on essaie de trans­por­ter un ima­gi­naire révo­lu­tion­naire, tout un voca­bu­laire poli­tique ancien, à une situa­tion tota­le­ment dif­fé­rente, qui exige une autre approche, non seule­ment des acti­vistes mais de l’État.
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Il est en fait là pour main­te­nir la société.

Il ne faut pas deman­der à l’État plus qu’il ne peut don­ner. Par essence, il s’appelle un « état », un état de choses. Il résout des pro­blèmes qu’on avait mis en place à l’étape pré­cé­dente. Il est par défi­ni­tion tou­jours en retard d’une guerre. S’il n’y a pas eu de socié­té civile active capable de le modi­fier à un moment don­né, l‘État, à l’étape sui­vante, reste « en l’état » jus­te­ment, sourd à la situa­tion. La seule ques­tion pour moi en ce moment est de savoir si l’on va pou­voir se ser­vir de la crise pour que la socié­té civile s’empare de la situa­tion et plus tard par­vienne à « rechar­ger » l’État avec ses nou­velles tâches et de nou­velles pra­tiques. Mais il ne faut rien en attendre pour l’instant.

Beau­coup de Gilets jaunes disent : « On a des bud­gets contraints, on doit sor­tir notre loyer, l’essence pour aller au tra­vail, des traites à payer. Fina­le­ment, on n’a aucune marge de manœuvre à la fin du mois. »

Cela reflète la réa­li­sa­tion que ce que le sys­tème de pro­duc­tion n’est plus là pour éman­ci­per, pour don­ner des marges de liber­té. Donc, la ques­tion est : conti­nue-t-on à main­te­nir l’idée que cela va repar­tir ou cherche-t-on à sor­tir du sys­tème de pro­duc­tion ? Le pro­blème est de savoir quelle poli­tique va avec cela.

Qu’il faille, comme on dit, « chan­ger de sys­tème », tout le monde main­te­nant en res­sent la néces­si­té. Mais avec quels outils poli­tiques ? Dans le « grand débat natio­nal », les demandes adres­sées à l’État sont extrê­me­ment géné­rales, comme si l’État pou­vait quelque chose. Ce n’est pas la bonne façon de pro­cé­der. L’État est à refaire entiè­re­ment pour s’adapter à ces nou­velles situations.

La situa­tion révèle une éner­gie poli­tique ras­su­rante, mais aus­si une façon dépas­sée de faire de la poli­tique, où l’on se pré­ci­pite tout de suite pour pas­ser au glo­bal, au géné­ral. Il est vrai qu’une trans­for­ma­tion du sys­tème s’impose. Mais le sys­tème n’est pas en haut, ce n’est pas l’État, le sys­tème est en bas : c’est l’ensemble des condi­tions dont les gens ont besoin pour sub­sis­ter. Le moment est celui de ce que j’appelle « atter­ris­sage », qui demande en fait que l’on réa­lise com­bien nous sommes dépen­dants de la pla­nète. Jusqu’ici nous vivions en l’air, en quelque sorte, sur une terre qui n’était pas défi­nie sérieu­se­ment. Les ques­tions que posent les Gilets jaunes devien­draient à 100 % éco­lo­giques s’ils com­men­çaient à décrire leurs condi­tions d’existence.
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Pourquoi ?

Parce que dès qu’on com­mence à dis­cu­ter d’une mai­son, d’agriculture, de voi­tures ou de dépla­ce­ments, on se rend compte que chaque sujet est atta­ché à beau­coup d’autres pro­duits qui viennent de plus ou moins loin, et que tout est lié par des réseaux de dépen­dance. Cela per­met de se rendre compte que les ques­tions dites « éco­lo­giques » ne sont pas exté­rieures aux pré­oc­cu­pa­tions dites « sociales » mais au contraire inté­rieures. Encore faut-il qu’on puisse décrire ces situa­tions qui amènent de proche en proche à la réa­li­sa­tion de nos imbri­ca­tions, de nos dépen­dances, et donc, c’est là tout l’intérêt de l’exercice, aux marges de manœuvre. Il faut arri­ver à trou­ver la poli­tique qui soit capable de suivre un dos­sier comme celui de la taxe sur l’essence dans ses dif­fé­rentes intri­ca­tions avec les groupes d’intérêt qui lui sont atta­chés ; or ce groupe d’intérêts, ce sont des gens qui ne cor­res­pondent ni à un dépar­te­ment, ni à un rond-point, ni à une ONG, ni à un par­ti. Chaque affaire, chaque sujet de pré­oc­cu­pa­tion, chaque « concer­ne­ment », je ne sais pas com­ment dire, est ad hoc. Il lui faut un groupe d’intérêt à sa taille, qui soit spé­ci­fique. Le pas­sage à la géné­ra­li­té annule toutes ces dif­fé­rences et donc toutes les marges de manœuvre.

Les Gilets jaunes sont jus­te­ment par­tis de cette approche de réseaux : ils occupent des ronds-points, qui sont des espaces de cir­cu­la­tion. Et tout est par­ti de la contes­ta­tion de la taxe car­bone, deve­nue insup­por­table du fait de la contrainte quo­ti­dienne d’utiliser la voi­ture. Donc, ils décrivent leurs condi­tions d’existence, dans laquelle le sys­tème tech­nique impose la vie en réseaux.

Oui, mais cela fait trois mois que cela dure et on a tou­jours des reven­di­ca­tions incroya­ble­ment géné­rales, comme le réta­blis­se­ment de l’ISF ou la démis­sion de Macron, ce qui est sans inté­rêt par­ti­cu­lier du point de vue poli­tique. La solu­tion n’est pas d’inventer une nou­velle ins­ti­tu­tion alors que les ins­ti­tu­tions se sont vidées depuis long­temps faute de socié­té civile active.

La jus­tice sociale revient très fortement.

La jus­tice sociale, c’est comme l’amour mater­nel, tout le monde est pour. Cela veut dire quoi, d’un point de vue pratique ?

La redis­tri­bu­tion des richesses. Qu’on fasse payer les riches et un peu moins les pauvres.

Mais est-ce que cela fait une poli­tique ? Ce n’est pas un cahier de doléances. C’est pré­ci­sé­ment l’absence de des­crip­tion de la situa­tion qui donne l’impression aux gens qu’ils font de la poli­tique quand ils disent ce genre de choses. Mais, c’est quoi, en pra­tique ? Dans tel vil­lage, tel rond-point, le lien entre tel super­mar­ché et les pay­sans qui sont là — com­ment cela peut-il être modi­fié ? Les gens montent en géné­ra­li­té et disent « il faut taxer les riches ». D’accord. Mais c’est l’expression d’une indi­gna­tion et d’un sou­hait, cela ne fait pas une construc­tion poli­tique capable de don­ner à ceux qui l’énoncent l’envie de faire autre chose et de pas­ser à l’action autre­ment que par la mani­fes­ta­tion. Il suf­fit de lire un cahier de 1789 du Tiers-Etat, peu importe lequel, pour voir ce que veut dire pas­ser de la plainte même authen­tique et res­pec­table à la doléance active qui désigne clai­re­ment ses enne­mis et ses solu­tions, tout en décri­vant avec une extrême pré­ci­sion les condi­tions de vie col­lec­tive de ceux qui ensemble écrivent le cahier. Cela n’a rien à voir avec la simple expres­sion d’une opi­nion, encore une fois estimable.
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Cela peut se tra­duire par des chan­ge­ments poli­tiques très forts. Durant la Révo­lu­tion fran­çaise, la nuit du 4 août 1789 a lan­cé un pro­ces­sus de redis­tri­bu­tion des richesses. La ques­tion fis­cale a entraî­né le bou­le­ver­se­ment politique.

Atten­dez, le paral­lèle n’est pas à notre avan­tage. En trois mois, en 1789 on passe des états géné­raux à la nuit du 4 août… Mais en trois mois aujourd’hui, où voyez-vous les méta­mor­phoses de ce qu’on ne peut pas vrai­ment appe­ler un « mou­ve­ment » social ? Il me semble que ce qui bloque dans la situa­tion actuelle, c’est qu’on lui impose un modèle d’émotion poli­tique inadap­té. Jadis, cette trans­for­ma­tion sociale était infi­ni­ment plus facile à faire parce qu’on n’avait pas à prendre en compte l’analyse mul­tié­chelles des réseaux de déci­sions tech­niques prises depuis l’arrivée du car­bone dans notre socié­té. En 1789, l’économie n’était pas car­bo­née ! C’est tou­jours utile de prendre le car­bone — et le nou­veau régime cli­ma­tique — comme fil direc­teur, pour com­prendre pour­quoi il est deve­nu si dif­fi­cile de chan­ger quoi que ce soit.

Aujourd’hui, ces plaintes tout à fait légi­times sur la réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té s’adressent à un État inca­pable de se trans­for­mer rapi­de­ment faute d’une socié­té civile active et détaillée. Par exemple, les débats des Gilets jaunes lors de l’assemblée de Com­mer­cy res­tent à un niveau de géné­ra­li­té extra­or­di­naire. C’est com­pré­hen­sible. Mais cela ne résout en rien le pro­blème d’ajuster l’analyse à cette situa­tion où les gens ont un voca­bu­laire poli­tique cen­tré soit sur l’identité quand s’ils sont plus à droite, soit sur l’imaginaire révo­lu­tion­naire quand ils sont plus à gauche.

Quand on demande : « Taxons les riches » ou « Ren­ver­sons le capi­ta­lisme » ou « Sau­vons la pla­nète », les marges de manœuvre ne sont décou­vertes pour per­sonne. Les marges de manœuvre existent seule­ment si l’on s’aperçoit que les dix pay­sans bio du coin n’arrivent pas à vendre leurs pro­duits dans le super­mar­ché à côté du rond-point que l’on occupe. Mais pour réa­li­ser toutes ces marges de manœuvre encore faut-il décrire pré­ci­sé­ment la situa­tion de départ.

On m’a dit qu’il y avait 600.000 reven­di­ca­tions sur Inter­net ! Je vou­drais savoir si, sur ces 600.000 reven­di­ca­tions, il y a une des­crip­tion pré­cise d’un seul petit début de réseaux avec les noms et les détails. La poli­tique, cela tourne autour d’objet de dis­pute pré­cis, des affaires, des causes, des « concer­ne­ments ». Une géné­ra­li­té, ça ne fait pas de la poli­tique sauf si l’on s’adresse à l’État ou si l’on pré­tend prendre sa place. Mais l’État aujourd’hui est tota­le­ment inca­pable d’anticiper ce qu’il faut faire pour pas­ser du sys­tème de pro­duc­tion visant le déve­lop­pe­ment à l’infini, à un sys­tème qui sup­pose de pou­voir durer sur un ter­ri­toire viable. Son maillage ter­ri­to­rial est com­plè­te­ment inadap­té à ce chan­ge­ment radi­cal de mode de sub­sis­tance. Donc, il est sûr que si l’on ne fait qu’adresser des opi­nions à un État sourd et inerte, même si on adresse 3 mil­lions d’opinions, cela ne sert à rien. Don­nez-moi une des­crip­tion, cela pèse 10.000 opinions.

Cela signi­fie­rait quoi, la des­crip­tion ? « Je vis à Saint Sym­pho­rien ou à Fon­taine-en-Bel­le­vue, et le bureau de poste est par­ti, l’usine qui exis­tait a fer­mé, des télé­tra­vailleurs s’installent… »

Il faut d’abord se décrire soi-même. Le pro­blème est que le néo­li­bé­ra­lisme a indi­vi­dua­li­sé tout le monde. On est obli­gé de recom­men­cer au niveau indi­vi­duel puisqu’on a indi­vi­dua­li­sé les gens. Aujourd’hui, un vil­lage ne serait abso­lu­ment pas capable d’écrire un cahier de doléances comme en 1789 parce que les habi­tants ne se connaissent pas, ou parce qu’ils ont des sta­tuts com­plè­te­ment dif­fé­rents et des inté­rêts tota­le­ment diver­gents ! C’est incroyable, la diver­si­té d’un vil­lage. Et je ne parle pas d’une ville.

Donc, le pro­blème est qu’il faut renouer le lien, l’ancrage : « Vous, Madame, vous, Mon­sieur, vous, chef d’entreprise, de quelles res­sources dépen­dez-vous ? La des­crip­tion de votre dépen­dance va révé­ler que ce dont vous avez besoin, vous en êtes pri­vé par quelqu’un que vous nom­mez et qui est là. » Et qui n’est pas « le capi­ta­lisme », qui n’est pas « les riches », qui n’est pas « Macron »… mais qui est peut être un col­lègue ou un voi­sin. Par exemple, votre adver­saire est peut-être ce syn­di­cat agri­cole, tout près de vous, qui vous empêche jus­te­ment de vivre de la vente de votre viande comme un éleveur.
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C’est à ce moment que com­mence à se refaire, à se renouer de la poli­tique, parce qu’on com­mence à nom­mer les adver­saires aus­si bien que les alliés dans un pay­sage que l’on com­mence à peu­pler de lieux, d’institutions, de gens. On ne demande pas juste à l’État de faire quoi que ce soit. Le mal­heu­reux, il ne peut rien du tout. On pose alors la ques­tion cru­ciale, celle qui taraude toute cette affaire de « débat natio­nal » : avec qui est-on d’accord pour rédi­ger une doléance ciblée ? C’est le pro­blème prin­ci­pal, parce que le néo­li­bé­ra­lisme a tota­le­ment ato­mi­sé toutes les rela­tions ordi­naires, si bien qu’on est obli­gé en effet de repas­ser par l’individu : « Toi, dans ta situa­tion, décris tes moyens de sub­sis­tance qu’on sache de qui et de quoi tu dépends. » Si on com­pare avec mon modèle, qui est celui des cahiers de doléances de 1789, il est vrai qu’il y a très peu de gens qui savent avec qui ils vont pou­voir écrire le moindre cahier.

Parce qu’on est deve­nu individualiste.

C’est très bien d’être indi­vi­dua­liste mais il faut des sous pour pou­voir l’être ! Pour être néo­li­bé­ral, il faut de l’argent ! Sans argent, le néo­li­bé­ra­lisme est une immense source de frus­tra­tion. Le drame actuel est d’avoir néo­li­bé­ra­li­sé tout le monde, mais sans don­ner les mêmes res­sources à tout le monde pour pro­fi­ter à fond de la désaf­fi­lia­tion géné­rale, de l’autonomie, du choix tota­le­ment libre.

Le deuxième pro­blème, c’est la ques­tion des enjeux. Les cahiers de doléances de 1789 décri­vaient leurs situa­tions et les injus­tices qui sont liées. Ils fai­saient exac­te­ment ce que ne fait pas le « grand débat natio­nal » : la des­crip­tion pré­cise de la situa­tion. Le « grand débat » recueille des opi­nions ; c’est un vaste son­dage sans même le res­pect des statistiques.

Le néo­li­bé­ra­lisme a indi­vi­dua­li­sé la per­cep­tion par tout le monde de soi-même et dis­sous nombre de liens sociaux. Mais ce qui se passe dans le mou­ve­ment des Gilets jaunes, par exemple à Com­mer­cy, c’est la ten­ta­tive de refaire un sujet collectif.

Bien sûr !

Il faut pas­ser par là, non ?

Oui bien sûr, mais enfin, vous auriez éton­né les vieux mili­tants des années 1960 si vous leur aviez dit qu’un mou­ve­ment social, « c’est for­mi­dable parce qu’on se retrouve ensemble et qu’on se parle cha­leu­reu­se­ment ». De la cha­leur, ils en avaient à foi­son dans d’innombrables cel­lules, asso­cia­tions, comi­tés, etc. Cela fait pen­ser à Nuit debout, en 2016. C’est impor­tant que les mal­heu­reux sujets néo­li­bé­raux retrouvent des liens de parole et de soli­da­ri­té, oui, mais ce n’est pas leur faire injure que de recon­naître que c’est juste le début. Ensuite, il faut pas­ser à la des­crip­tion des situa­tions concrètes pour qu’on com­mence à repé­rer les inté­rêts diver­gents et voir avec qui on s’allier contre qui. Cela m’étonnerait beau­coup que, dans un rond-point, si on pour­sui­vait la des­crip­tion des condi­tions de sub­sis­tance de cha­cun, on main­tien­drait la chaude una­ni­mi­té que nous décrivent les journaux.
J’ai lu plu­sieurs fois des pro­pos de Gilets jaunes dire : « On s’entend très bien, mais on évite de par­ler des sujets qui fâchent. » Si on est bien ensemble mais qu’on évite les sujets qui fâchent, on ne fait pas de la poli­tique ! Ce qui est rageant, c’est de voir qu’ils essaient de se battre mais qu’on les a for­cés à être des indi­vi­dus néo­li­bé­raux à opi­nions per­son­nelles et que cela les para­lyse d’autant plus que l’État auquel ils s’adressent est aux abon­nés absents, par défi­ni­tion. On sait bien, tout le monde l’a dit, on ne fait pas une socié­té avec des indi­vi­dus. Seule­ment, avant la période actuelle, on n’avait jamais eu de « vrais indi­vi­dus ». Main­te­nant, on les a. Voi­là, de vrais sujets tota­le­ment iso­lés les uns des autres comme des len­tilles dans un sac de len­tilles. Com­ment faire de la poli­tique avec ça ?
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Cette décou­verte du plai­sir d’être ensemble n’est-elle pas une réac­tion au néolibéralisme ?

Oui, c’est la condi­tion ini­tiale. Mais le goût d’être ensemble exis­tait aupa­ra­vant : les gens étaient dans les églises, dans les par­tis, dans d’innombrables modes de grou­pe­ments. Les gens avaient des cen­taines de façons d’avoir des inté­rêts com­muns mais, sur­tout, ils étaient capables de décrire les condi­tions maté­rielles de leur soli­da­ri­té. C’est du mar­xisme élé­men­taire : les gens qui tra­vaillent sur une chaîne ont des inté­rêts com­muns parce que la chaîne les lie. Il faut refaire main­te­nant, avec la ques­tion éco­lo­gique, le même tra­vail de réins­crip­tion dans les liens et les atta­che­ments que le mar­xisme a fait à par­tir de la fin du XIXe siècle. Sachant que les êtres aux­quels on est relié pour sub­sis­ter, ce ne sont plus les êtres dans la chaîne de pro­duc­tion ou dans les mines de char­bon, mais tous les êtres ancien­ne­ment « de la nature ». Et que c’est beau­coup plus com­pli­qué, et donc, c’est mon argu­ment, beau­coup plus nécessaire.
Donc, ce tra­vail, qui va le faire ? Pas l’État. Pas des experts, même s’il faut des experts, des socio­logues, des éco­no­mistes… Il n’y a que les gens eux-mêmes ! Et, c’est là évi­dem­ment la par­tie posi­tive du mou­ve­ment des Gilets jaunes : des gens se remettent à par­ler, à réta­blir la base humaine nor­male. Mais, l’étape sui­vante c’est de dire : « Mais où sommes-nous ? » Et ensuite seule­ment : « Que vou­lons-nous faire ? » De toute façon, il est impos­sible que les reven­di­ca­tions, si elles deviennent concrètes, soient les mêmes par­tout. La com­plexi­té de l’atterrissage sur les condi­tions d’existence fait que cela ne peut pas abou­tir aus­si­tôt dans une vision géné­rale. C’est la fin de la façon ancienne de faire de la poli­tique. Ce qui est bien pour l’écologie !

Le fac­teur nou­veau par rap­port à 1789 mais aus­si par rap­port au monde du mar­xisme, c’est la ques­tion cli­ma­tique, qui trans­forme les condi­tions d’existence ?

Oui. Mais au moment où il faut ajou­ter des élé­ments qui n’étaient pas du tout pré­vus dans la poli­tique comme « affaire », comme « cause », c’est-à-dire des condi­tions de sub­sis­tance qui dépassent de très loin le sys­tème de pro­duc­tion. Si on réuti­lise un mode de des­crip­tion et même d’émotion et d’animation poli­tique inadap­tée, ça se joue comme spec­tacle, c’est sym­pa­thique, mais ne peut pas faire de politique.

Pour­sui­vons le paral­lèle avec la Révo­lu­tion fran­çaise : il y a un « ancien régime cli­ma­tique » et un « nou­veau régime cli­ma­tique ». Dans l’ancien régime, le cli­mat n’était pas inté­gré à la poli­tique. Main­te­nant, il est inté­gré à la poli­tique comme un des enjeux essen­tiels. Et ce n’est pas tant par la ques­tion du CO2 que par celle des condi­tions de sub­sis­tance. Le terme de « crise de sub­sis­tance » est un terme de la Révo­lu­tion fran­çaise qui n’est pas inexact quand on l’applique à notre situa­tion. Nous vivons bien une « crise de sub­sis­tance ». Nous nous aper­ce­vons qu’il faut se poser la ques­tion : « Que fait-on quand les insectes, les glaces, les êtres vivants disparaissent ? »

Ce moment est à la fois enthou­sias­mant d’un point de vue poli­tique — c’est le bon côté de ce qui se passe en ce moment — et déses­pé­rant parce que devant cette nou­velle situa­tion, on construit pour l’instant une scène d’émotions et de paroles inadap­tée. On en reste à : « J’ai mon opi­nion, je l’exprime et je suis content » et je l’adresse à l’État avec la confiance totale dans sa capa­ci­té d’action et je m’indigne qu’il n’agisse pas ! Com­ment l’État peut-il répondre à 600.000 opi­nions ? Il ne fera que choi­sir deux ou trois trucs et se modi­fie­ra à la marge. Ce n’est pas à l’État qu’il faut s’adresser.
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À qui alors ?

S’il y a une socié­té civile, c’est aux gens eux-mêmes ! C’est quand même la jus­tesse de ce qui se passe en ce moment, aus­si cri­tique que l’on puisse être sur la façon dont les choses se déroulent. Il n’y a que la socié­té civile pour résoudre un pro­blème dont per­sonne, sur­tout pas l’État, n’a la solution.

Les gens doivent s’adresser à eux-mêmes ?

Évi­dem­ment, cela s’appelle quand même l’intuition démo­cra­tique par excel­lence ! À eux et à eux seuls pour l’instant, jusqu’à ce que l’État sur cer­tains points puisse prendre le relais, après s’être réfor­mé. Pre­nons l’exemple du Brexit. Il a fal­lu deux ans pour que les Anglais s’aperçoivent qu’ils étaient liés à l’Europe ! Ils sont pas­sés d’une opi­nion sur leur iden­ti­té à la réa­li­sa­tion de leurs dépen­dances à une mul­ti­tude de liens dont beau­coup viennent d’ailleurs, de l’Europe. C’est ça, le virage qu’il m’intéresse de poin­ter du doigt. Est-on capable de faire cette opé­ra­tion avec le « débat national » ?

On a besoin de décou­vrir à qui on est lié, et à quoi ?

De se poser trois ques­tions : « Quels sont les êtres et les choses qui vous per­mettent de sub­sis­ter ? » Et pas seule­ment d’argent. Puis : « De quoi dépen­dons-nous ? Qui dépend de nous ? » Et ensuite : « Que sommes-nous prêts à défendre ? Qui sommes-nous prêts à atta­quer ? Avec qui se défendre ? »
Il ne faut pas sau­ter direc­te­ment à la troi­sième ques­tion, qui risque sans cela d’être trop géné­rale et de ne pro­cu­rer aucune capa­ci­té d’agir. Il n’est pas si facile de savoir tout de suite, sur une ques­tion pré­cise, qui sont nos enne­mis et sur­tout avec quels alliés les com­battre effi­ca­ce­ment. Pour avoir des inté­rêts, il faut être capable de décrire les situations.
C’est d’autant plus indis­pen­sable que, aujourd’hui, l’ignorance sur la façon de chan­ger com­plè­te­ment notre sys­tème de pro­duc­tion est totale et par­ta­gée. Si l’on revient aux cahiers de doléances de 1789, il y a une dif­fé­rence très impor­tante, c’est que quand 1789 est arri­vé, il y avait eu trente ou qua­rante ans de dis­cus­sions dans toutes les élites et dans le Tiers État sur les réformes à faire. Aujourd’hui, l’État fran­çais n’a pas la moindre idée de com­ment sor­tir du sys­tème de pro­duc­tion et pas­ser à une situa­tion éco­lo­gi­co-com­pa­tible. En fait, ce n’est pas à l’État de le pen­ser, il n’en est pas encore capable.

C’est à la socié­té. En fait, vous dîtes : « Refaites socié­té ! » après trente ans d’individualisation.

On n’a jamais eu de révo­lu­tion qui atten­dait de l’État sa transformation…

Il y a quand même un jeu par rap­port à l’État. Il orga­nise le « grand débat », en espé­rant que cela va affai­blir le mou­ve­ment social.

C’est du petit machiavélisme !

C’est la bataille du moment.

Oui, mais elle ne m’intéresse pas. Moi, je suis plu­tôt tour­né vers le futur, et ce n’est pas la peine d’être pro­phète pour pré­voir que la crise actuelle pré­fi­gure toute celles qui vont venir : com­ment conci­lier jus­tice sociale et atter­ris­sage sur la terre… ou ce que j’appelle le ter­restre. Ça, c’est la poli­tique des cent pro­chaines années.
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Les choses se passent en ce moment. Il faut du temps pour décrire.

Oui, il faut du temps.

Les Gilets jaunes pour­raient-ils durer deux ans ?

Je ne suis pas sur les ronds-points, ce n’est pas mon monde, alors je ne peux pas en dire grand-chose. Mais, je sou­ligne juste qu’il ne faut pas rater l’occasion pour que des gens nom­breux s’aperçoivent de la dif­fé­rence énorme entre expri­mer une opi­nion sur une injus­tice en l’adressant à l’État, et s’organiser eux-mêmes pour démê­ler dans leurs condi­tions d’existence avec qui s’associer contre qui. Ce sont les désac­cords sur des ques­tions qu’il faut creu­ser, et au début elles sont for­cé­ment locales, pré­cises. Ensuite, ces ques­tions se délo­ca­lisent mais elles ne deviennent pas géné­rales et glo­bales pour autant. Elles sont plu­tôt réti­cu­lées. En tous cas, on n’est plus comme des len­tilles dans un sac de len­tilles. À par­tir du moment où les ques­tions deviennent une cause, elles consti­tuent un échan­tillon de socié­té civile, qui va deve­nir une doléance au sens tech­nique du terme. Des amis et des enne­mis vont se révé­ler. Et là, on revient à de la poli­tique clas­sique, qui a tou­jours été orga­ni­sée autour de causes.

Et alors l’État pour­ra faire quelque chose ?

En se réfor­mant, oui. Mais ce n’est pas lui qu’il faut viser. La trans­for­ma­tion de la socié­té, de son infra­struc­ture maté­rielle, est une entre­prise tel­le­ment colos­sale que ce n’est pas quelque chose à deman­der à l’État, ou au pré­sident. Il y a là un pro­blème d’asymétrie des éner­gies. La ques­tion éco­lo­gique ne sera jamais réso­lue par une dic­ta­ture éta­tique. On est dans le même pro­blème que l’ancien pro­blème « mar­xiste ver­sus libé­ral ». Je suis libé­ral, dans ce sens.

C’est-à-dire ?

Je veux libé­rer la socié­té civile de l’État. Pou­vons-nous enfin avoir une phi­lo­so­phie poli­tique, une série d’émotions poli­tiques ajus­tées à la vraie situa­tion dans laquelle nous nous trou­vons col­lec­ti­ve­ment pris par l’emprise de la glo­ba­li­sa­tion ? L’écologisme n’est pas encore par­ve­nu à l’obtenir. Il a réuti­li­sé un cadre révo­lu­tion­naire qui n’était plus adap­té. Il a fait comme si on pou­vait res­sus­ci­ter l’idée révo­lu­tion­naire d’une socié­té auto­fon­dée qui se réfor­me­rait libre­ment elle-même. Du coup, tous les sujets dits « de nature » se sont retrou­vés à l’extérieur des luttes sociales et hors de la ques­tion de la jus­tice sociale. Pour que les sujets éco­lo­giques deviennent inté­rieurs, il faut décrire nos condi­tions réelles et pra­tiques de sub­sis­tance. Et alors, mais alors seule­ment tout ce qui était exté­rieur au social, passe à l’intérieur. Jusqu’ici, les sujets d’écologie res­taient des sujets dont tout le monde se dés­in­té­res­sait — sauf Repor­terre bien sûr ! Mais les choses changent vite, heureusement.

J’ai relu « Où atter­rir ? » Vous y par­lez des migrants de l’intérieur qui sont quit­tés par leurs pays.

S’il y avait une bonne défi­ni­tion des Gilets jaunes, il y a deux ans, quand j’ai écrit le livre, c’est quand même bien celle-là, non ? Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quit­tés par leur pays.
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Qu’est-ce que cela veut dire ?

Quand on perd son pays, une des consé­quences, c’est d’essayer d’en récu­pé­rer un.

Ils n’ont plus leurs atta­che­ments, leurs enracinements ?

Il n’y a pas qu’eux. Le moder­nisme s’est super­po­sé à un sol qu’il n’a pas pris en compte. Brus­que­ment, ce sol arrive et il faut prendre en compte… Gaïa ! La sur­prise est géné­rale. « Ah bon ! On n’est pas sur le sol sur lequel on croyait être ? » C’est cela la situa­tion dont tout le monde se rend compte en même temps, quelle que soit sa posi­tion poli­tique : « Tout le monde a per­du son sol. » Mais cette décou­verte est beau­coup plus pénible pour ceux qui ne sont pas capables de bou­ger, d’imaginer aller sur Mars ou en Nou­velle-Zélande, comme les très riches. Ceux-ci n’ont pas l’impression que la terre se rétré­cit. Mais les autres, si. C’est pour cela que les migrants de l’intérieur et les migrants de l’extérieur sont dans la même situa­tion, quoiqu’à des niveaux de tra­gé­die très dif­fé­rents. Mais c’est un sen­ti­ment géné­ral. Et c’est ce sen­ti­ment géné­ral de perte de terre, que j’appelle atter­ris­sage — d’autres l’appellent un crash ou un effondrement.

Nous vivons une muta­tion sem­blable à celle de l’époque de Gali­lée, quand on a décou­vert que la pla­nète tour­nait. Gali­lée a appris aux gens que la Terre ne bouge pas comme on croyait. Tout le monde était com­plè­te­ment affo­lé. Main­te­nant, c’est pareil. Le bou­le­ver­se­ment est général.

Où en sont les poli­tiques ? Absents, dému­nis, dépassés ?

Ce n’est pas à eux qu’il faut s’adresser. Il est enthou­sias­mant de voir qu’il y a des gens qui s’agitent. Les poli­tiques sont indis­pen­sables, l’État aus­si, mais après, plus tard, une fois que la socié­té civile a fait tout le bou­lot, alors le petit sup­plé­ment des gou­ver­ne­ments et des États est pos­sible et impor­tant. Pas avant. Pour l’instant, des mil­liers de gens, dont beau­coup de jeunes, ont tota­le­ment chan­gé de direc­tion dans la vie. Il se pro­duit une reter­ri­to­ria­li­sa­tion, une réim­plan­ta­tion. C’est ce que doit faire la socié­té : s’ancrer.

Le pro­blème est qu’elle ne sait pas où elle est. Si on change de Terre, avec le nou­veau régime cli­ma­tique, c’est comme de décla­rer que la Terre tourne autour du soleil. C’est une muta­tion de même ampleur. C’est ce qui est à la fois exci­tant et angois­sant. Mais ne nous plai­gnons pas : enfin ça bouge !

Pro­pos recueillis par Her­vé Kempf

Pho­tos : © Mathieu Génon/Reporterre

Des cahiers de doléances de 1789

Sur la sug­ges­tion de Bru­no Latour, voi­ci deux cahiers de doléances pré­sen­tés en 1789, l’un de Niort, l’autre de Travers :