Ces animaux mutants que la cuisine génétique vous prépare

Considérés comme « renseignements commerciaux confidentiels », les données ne sont pas diffusées aux chercheurs indépendants.

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Par Agnès Rous­seaux (30 jan­vier 2012) [BASTA !
->http://www.bastamag.net/article2045.html]

Des super lapins pro­dui­sant des médi­ca­ments, des cochons « Envi­ro­pig » géné­ti­que­ment modi­fiés pour moins pol­luer, des sau­mons « Fran­ken­fish » qui gran­dissent deux fois plus vite, des vaches hyper­mus­clées, ou des chèvres dont le lait fabrique de la soie… Des États-Unis à la Chine, les cher­cheurs s’en donnent à cœur joie pour gref­fer des gènes et croi­ser des espèces. Et attendent avec impa­tience les auto­ri­sa­tions de mise sur le mar­ché. Bas­ta ! a enquêté.

Un croi­se­ment géné­tique entre cochon et sou­ris, avec un gène sup­plé­men­taire de la bac­té­rie E.coli. Cela vous ouvre l’appétit ? Ce porc trans­gé­nique a été créé par des cher­cheurs de l’université de Guelph au Cana­da. Bap­ti­sé « Envi­ro­pig », il rejette 30 à 70 % moins de phos­phore dans ses excré­ments : la modi­fi­ca­tion géné­tique lui per­met de mieux digé­rer le phos­phore du maïs ou du soja dont il se nour­rit. Cette modi­fi­ca­tion chro­mo­so­mique se trans­met de manière stable sur huit géné­ra­tions de porcs, affirment les cher­cheurs. L’élevage à des fins de recherche a déjà été approu­vé. Le minis­tère de la San­té cana­dien éva­lue en ce moment l’innocuité d’Enviropig pour auto­ri­ser sa vente dans les rayons des super­mar­chés. Ce porc géné­ti­que­ment modi­fié et pré­sen­té comme « éco­lo » pour­rait donc arri­ver un jour dans nos assiettes.

Ce pro­jet a été déve­lop­pé grâce à des fonds gou­ver­ne­men­taux et à un inves­tis­se­ment de l’association des pro­duc­teurs de porcs, Onta­rio Pork, pro­prié­taire de la marque com­mer­ciale Envi­ro­pig™. Pro­blème : le minis­tère de la San­té « n’effectue pas lui-même des tests d’innocuité sur les ali­ments trans­gé­niques et] se fie aux don­nées sou­mises par le pro­mo­teur », pro­teste le Réseau cana­dien d’action sur les bio­tech­no­lo­gies ([RCAB). Consi­dé­rés comme « ren­sei­gne­ments com­mer­ciaux confi­den­tiels », les don­nées ne sont pas dif­fu­sées aux cher­cheurs indé­pen­dants. Dif­fi­cile donc d’évaluer les réels risques sani­taires ou envi­ron­ne­men­taux. Quant à la pos­si­bi­li­té de dis­sé­mi­na­tion incon­trô­lée, le risque zéro n’existe pas. Pour preuve, en 2002, 11 por­ce­lets géné­ti­que­ment modi­fiés de l’université ont été acci­den­tel­le­ment trans­for­més en nour­ri­ture pour volaille, conta­mi­nant 675 tonnes d’aliments, dénonce le RCAB.

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Le sau­mon qui gros­sit deux fois plus vite

La pro­duc­tion d’animaux géné­ti­que­ment modi­fiés n’est pas récente. Elle date du début des années 1980, avant même les plantes OGM. Mais aujourd’hui, pour la pre­mière fois, des ani­maux por­teurs de gènes étran­gers à leur espèce pour­raient être des­ti­nés à l’alimentation humaine. En cas d’autorisation, Envi­ro­pig ouvri­ra la porte à de nom­breux autres spé­ci­mens d’animaux. Autre pro­jet en attente d’autorisation : AquAd­van­tage, le sau­mon trans­gé­nique amé­ri­cain. Créé par Aqua­Boun­ty Tech­no­lo­gies, une entre­prise de bio­tech­no­lo­gies ins­tal­lée au Mas­sa­chu­setts (États-Unis), ce pois­son géné­ti­que­ment modi­fié est obte­nu par l’addition d’un gène d’un autre sau­mon [[Le sau­mon chi­nook, la plus grosse espèce de sau­mon du Paci­fique.]], et d’un gène d’anguille, agis­sant sur la crois­sance. Image_13-2.png Bap­ti­sé par ses détrac­teurs le « Fran­ken­fish », il a la par­ti­cu­la­ri­té de gros­sir deux fois plus vite que son homo­logue non modifié.

Objec­tif affi­ché : réduire la pres­sion sur les éco­sys­tèmes marins. AquAd­van­tage est une « alter­na­tive sou­te­nable au sau­mon d’élevage », affirme l’entreprise. La Food and Drug Admi­nis­tra­tion (FDA) (l’agence de l’alimentation états-unienne) demande que ces sau­mons soient éle­vés dans des bas­sins sur terre, et non dans des cages en mer, pour réduire les risques de dis­sé­mi­na­tion et de croi­se­ment avec des espèces sau­vages. Et donc à proxi­mi­té des consom­ma­teurs, « ce qui réduit l’impact envi­ron­ne­men­tal asso­cié au fret », plaide Aqua­Boun­ty. Pour­tant les œufs du sau­mon sont actuel­le­ment pro­duits à l’Île-du-Prince-Édouard, au Cana­da, et seraient expé­diés au Pana­ma pour l’élevage en cas de pro­duc­tion de masse… Aqua­Boun­ty ne pro­duit que des sau­mons femelles, sté­ri­li­sées. Mais la sté­ri­li­sa­tion n’est effi­cace qu’à 99,8 %, admet l’entreprise.

Un pois­son « sans dan­ger », selon les auto­ri­tés sanitaires

Au Cana­da, l’étiquetage des OGM n’est pas obli­ga­toire. « Il sera impos­sible pour les consom­ma­teurs de savoir si leur sau­mon est OGM ou pas. Tout le sec­teur des pro­duc­teurs de sau­mons risquent de souf­frir des craintes des consom­ma­teurs et du manque de trans­pa­rence », met en garde Éric Darier, direc­teur de Green­peace Qué­bec. Aqua­Boun­ty a dépo­sé une demande d’autorisation auprès de la FDA pour com­mer­cia­li­ser son pro­duit. En sep­tembre 2010, celle-ci a esti­mé que ce sau­mon était « sans dan­ger » pour l’homme et pour l’environnement. Mais elle a éga­le­ment deman­dé des don­nées com­plé­men­taires : les études four­nies par l’entreprise concer­naient un sau­mon éle­vé au Cana­da, et non au Panama.

En 2011, des par­le­men­taires se sont déme­nés pour blo­quer toute appro­ba­tion [[Notam­ment des repré­sen­tants de l’Alaska qui voient dans ce pro­jet une menace pour l’industrie du sau­mon dans leur État.]]. En juin, la Chambre des repré­sen­tants a inter­dit à la FDA de dépen­ser des fonds en 2012 pour l’approbation de ce sau­mon. Mais en sep­tembre, le Dépar­te­ment de l’agriculture des États-Unis a accor­dé une aide de 494 000 dol­lars à Aqua­Boun­ty pour pour­suivre ses recherches. Objec­tif : rendre son sau­mon trans­gé­nique com­plè­te­ment sté­rile, pour contrer les argu­ments sur les risques de dis­sé­mi­na­tion. La bataille est loin d’être terminée.

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Un pou­let géné­ti­que­ment résis­tant à la grippe aviaire

Et en France ? « Tout a été arrê­té. On peut faire des “modèles ani­maux” pour la recherche fon­da­men­tale ou pour des appli­ca­tions médi­cales, ce n’est pas contes­té. Mais pour les usages ali­men­taires, il n’y pas plus de pro­jets de trans­ge­nèse, affirme Louis-Marie Hou­de­bine, ex-direc­teur de recherche à l’Institut natio­nal de la recherche agro­no­mique (Inra). Les tech­niques se sont pour­tant amé­lio­rées, ce serait aujourd’hui beau­coup plus simple à mettre en œuvre. » Les plantes géné­ti­que­ment modi­fiées « ne sont que la par­tie émer­gée de l’iceberg », écri­vait-il pour­tant en 2007. « Il existe en effet au moins autant d’animaux que de plantes qui sont géné­ti­que­ment modi­fiés. » Mais les contraintes sont impor­tantes : « Il y a une sur­en­chère dans l’autocensure au sein de l’Inra, notam­ment du fait de la pres­sion des arra­cheurs d’OGM », déplore ce fervent par­ti­san des orga­nismes géné­ti­que­ment modifiés.

Le cher­cheur vante pour­tant les miracles de la « trans­ge­nèse ani­male ». Aux éle­veurs bre­tons, il annonce dans une confé­rence fin 2011 la pro­duc­tion pro­chaine en France du porc trans­gé­nique. Ter­mi­né les algues vertes ! Demain, il ne sera plus néces­saire de réduire le nombre de por­che­ries indus­trielles, le porc géné­ti­que­ment éco­lo résou­dra les pro­blèmes de pol­lu­tion ! « Les Bri­tan­niques ont créé des pou­lets trans­gé­niques résis­tants à la grippe aviaire, et à toutes les bac­té­ries de H5N1 », s’enthousiasme-t-il.

Cette volaille est pro­duite par des cher­cheurs des uni­ver­si­tés de Cam­bridge et d’Edimbourg, qui espèrent élar­gir pro­chai­ne­ment leurs résul­tats à la pro­duc­tion de pou­lets trans­gé­niques résis­tants à de nom­breuses mala­dies. Man­ger ces pou­lets pré­sen­te­ra-t-il un risque ? « Il n’y a aucune rai­son de pen­ser que ces poules pour­raient être dan­ge­reuses d’une quel­conque façon. La nature de la modi­fi­ca­tion géné­tique est telle qu’il est extrê­me­ment impro­bable que cela puisse avoir des effets néga­tifs sur les per­sonnes consom­mant les pou­lets ou les œufs », affirme le site de l’université. En atten­dant la (pro­chaine ?) confir­ma­tion de l’Autorité euro­péenne de sécu­ri­té des ali­ments (Efsa).

« Quand les gens sont malades, ils sont presque prêts à accep­ter n’importe quoi »

Le seul risque sani­taire des ani­maux trans­gé­niques serait la dif­fu­sion d’allergènes, expliquent les cher­cheurs. « Mais j’imagine qu’on a dû don­ner à man­ger ces ani­maux ou des sou­ris trans­gé­niques à des rats, pen­dant trois mois », explique Louis-Marie Hou­de­bine, qui est éga­le­ment membre du comi­té d’experts sur les bio­tech­no­lo­gies, au sein de l’Agence natio­nale de sécu­ri­té sani­taire (Anses), qui éva­lue les ali­ments conte­nant des OGM. « C’est un excellent moyen d’alerte pour per­ce­voir d’éventuels pro­blèmes, estime le cher­cheur, iden­tique à ceux mis en place pour l’évaluation des médi­ca­ments. » Quant à la dis­sé­mi­na­tion incon­trô­lée, elle n’est à craindre que pour les ani­maux « qui nagent ou volent : un porc qui s’échappe, cela n’arrive pas tous les jours ! Il suf­fit d’ajouter un grillage autour des por­che­ries. » Certes…

Les pro­jets en cours ? Des vaches trans­gé­niques au déve­lop­pe­ment mus­cu­laire aug­men­té, des porcs GM dont le lait est enri­chi en pro­téines nutri­tives pour éle­ver un plus grand nombre de por­ce­lets. Une chèvre avec un gène d’araignée pro­dui­sant une pro­téine de soie ultra-solide dans son lait, qui sert à la fabri­ca­tion de gilets pare-balles. Ou, un peu moins encom­brant, le ver au gène d’araignée… La trans­ge­nèse ani­male est aus­si uti­li­sée par l’industrie phar­ma­ceu­tique. « Dans le domaine médi­cal, l’opposition à la trans­ge­nèse ani­male sera nulle. Quand les gens sont malades, ils sont presque prêts à accep­ter n’importe quoi », affirme Louis-Marie Houdebine.

Un super lapin qui pro­duit vos médicaments

Image_11-8.png Le cher­cheur a cofon­dé une start-up, Bio­pro­tein Tech­no­lo­gies Inc., spé­cia­li­sée dans la pro­duc­tion de pro­téines et de vac­cins, grâce au lait de lapines géné­ti­que­ment modi­fiées : « À par­tir d’un gène iden­ti­fié par ses clients, Bio­Pro­tein Tech­no­lo­gies conçoit des lignées de lapines trans­gé­niques secré­tant la pro­téine d’intérêt dans leur lait. » Dans des quan­ti­tés allant du gramme à la dizaine de kilo­grammes. Bio­Pro­tein Tech­no­lo­gies pro­pose aux socié­tés phar­ma­ceu­tiques de nom­breux ser­vices, de la « pro­duc­tion rapide de quelques dizaines de grammes de pro­téines pour des tra­vaux de recherche », à « l’élaboration de modèles ani­maux pour l’étude fonc­tion­nelle de mala­dies humaines ». Rem­pla­ce­ra-t-on bien­tôt les usines phar­ma­ceu­tiques par des éle­vages de lapins ?

En France, l’animal trans­gé­nique, c’est aus­si de l’art ! Le pro­jet « GFP Bun­ny » est né à Jouy-en-Josas, sous l’impulsion de Louis-Marie Hou­de­bine. En 2000, l’Inra crée le pre­mier lapin fluo­res­cent (sous une lumière ultra­vio­lette), grâce à un gène de méduse. Le lapin est expo­sé lors d’événements cultu­rels. Une affaire qui a fait polé­mique au sein même de l’Inra. Au début des années 2000, l’animal trans­gé­nique de com­pa­gnie a aus­si eu son heure de gloire en Asie. Le TK1, pois­son-zèbre fluo­res­cent – lui aus­si grâce à un gène de méduse – quitte les labo­ra­toires de Sin­ga­pour. 100 000 pois­sons mutants de com­pa­gnie sont pro­duits en moins d’un mois, Taï­wan auto­rise la vente, et le tra­fic s’organise vers les pays voi­sins. Aucune dis­sé­mi­na­tion ? Tai­kong Corp. assure en 2003 que les pro­chaines géné­ra­tions de pois­sons seront ren­dues sté­riles… Sachant que le pois­son-zèbre peut pro­duire jusqu’à 200 œufs par ponte, il est temps de s’en pré­oc­cu­per une fois l’animal lâché dans les aqua­riums du monde entier.

La Chine, para­dis des ani­maux transgéniques

Image_12-4.png Le risque de voir ces créa­tures trans­gé­niques mélan­ger leurs chro­mo­somes avec des espèces ani­males non modi­fiées existe bel et bien. Un pro­ces­sus incon­trô­lable aux consé­quences impré­vi­sibles. Aux États-Unis, cela ne semble pas être un frein au déve­lop­pe­ment en masse des « ani­maux GE » Gene­ti­cal­ly Engi­nee­red, pour l’alimentation. « Le lob­by des bio­tech­no­lo­gies est très puis­sant en Amé­rique du Nord. La demande d’autorisation du sau­mon OGM pour la consom­ma­tion humaine est bien avan­cée aux États-Unis. Un peu moins au Cana­da, mais le gou­ver­ne­ment a récem­ment sug­gé­ré que si les États-Unis l’autorisent, le Cana­da pour­rait l’autoriser auto­ma­ti­que­ment ! », pré­vient Éric Darier, direc­teur de Green­peace Québec.

En Europe, où les OGM ont moins bonne presse, les ins­ti­tu­tions tra­vaillent sur l’acceptabilité sociale, au tra­vers notam­ment du pro­jet Pega­sus, auquel col­la­bore Louis-Marie Hou­de­bine. « La Com­mis­sion euro­péenne est pani­quée de voir la situa­tion des OGM en Europe et à quel point on passe à côté de mar­chés », assure le cher­cheur. D’où ce pro­jet euro­péen qui cherche à ana­ly­ser les « pré­oc­cu­pa­tions du public » concer­nant le déve­lop­pe­ment des ani­maux géné­ti­que­ment modi­fiés, notam­ment « les pro­duits ali­men­taires et phar­ma­ceu­tiques déri­vés ».

Objec­tif : ne pas repro­duire les « erreurs » de la dif­fu­sion des plantes OGM, qui ont entraî­né le rejet des consom­ma­teurs. Un rap­port publié en octobre 2011 fait le constat que de nom­breuses entre­prises états-uniennes du sec­teur émigrent vers la Chine, eldo­ra­do de la trans­ge­nèse ani­male. Le rap­port sou­ligne les avan­tages de la recherche chi­noise, menée « sans res­tric­tions ». Et pointe le suc­cès de la « com­plexe stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion » du gou­ver­ne­ment chi­nois, qui per­met aujourd’hui une accep­ta­tion incom­pa­rable des ani­maux trans­gé­niques par la popu­la­tion. Vous avez aimé les X‑Men au ciné­ma, aime­rez-vous les X‑animals dans vos assiettes ?

Agnès Rous­seaux