Je me suis longtemps demandée par où la crise viendrait.
Je pensais surtout à l’économie et à la finance, car je me souviens de la crise asiatique de 1997/98. La crise « tom yam », du nom de cette soupe piquante qui brûlait la société thaïlandaise. Pendant des mois, les grues étaient restées suspendues en plein vol au-dessus des immeubles et des centres commerciaux en construction à Bangkok. Des milliers d’ouvriers désœuvrés étaient retournés dans leurs campagnes où leurs familles n’avaient plus assez de place, plus de terre pour les nourrir. Les communautés pauvres avaient absorbé le choc de la crise.
Je regardais donc du côté de l’économie, avec les subprimes qui suivirent, l’explosion des bulles de savon de la finance.
Je pensais aussi à l’environnement. Pour avoir longtemps vécu dans un pays secoué régulièrement par des séismes, des glissements de terrains, des explosions volcaniques, des inondations, j’avais acquis une conscience aiguë de la fragilité de notre terre. J’ai appris à ne pas dormir sous un cadre de peur qu’il ne tombe, à sortir dans la rue aux premières secousses, avant que les fenêtres ne commencent à trembler dans leurs châssis. Je me souviens aussi des populations errantes sur l’île de Sumatra après le tsunami en 2004, échouées à mille lieues de chez elles, à la recherche d’un être aimé peut-être encore en vie. Le climat, les inondations, la destruction de la biodiversité, la suffocation de l’univers. Je pensais que ça pourrait très bien craquer par là.
Mais voilà que la rupture arrive par la santé. Un virus dans les engrenages, et qui s’enfonce dans notre chair. Et soudain les chantres du flux tendu nous répètent à l’envi de prendre soin de nous, et plus surprenant encore, de prendre soin des autres. C’est devenu le mot d’ordre national, international même. On croit rêver. Ceux et celles qui depuis des décennies ont privatisé et délocalisé tout ce qui pouvait l’être, y compris les hôpitaux et les médicaments, nous supplient aujourd’hui de prendre soin des autres. Maintenant qu’ils ont construit une économie mondialisée, rayanairsiée, uberisée, ils nous implorent aujourd’hui de prendre soin des plus vulnérables.
La démission de nos sociétés face à l’évidence du « soin » s’est donc révélée, cette fois-ci, le talon d’Achille de la course éperdue vers le profit dans laquelle nous sommes entraînés. L’économie du « care », ce concept qui sonnait encore le 8 mars dernier comme une lubie romantique du mouvement féministe prend tragiquement tout son sens. A 20h, les confinés du monde entier applaudissent désormais les infirmières, les nettoyeuses, les aides-soignantes, le personnel des maisons de repos. Les travailleuses et les travailleurs de ces secteurs-là dont les budgets ont subi tant de coupes sombres, qui s’épuisaient à nous dire, qu’on entendait à peine.
Pendant ce temps, les autres fronts restent ouverts – comme ils aiment tant parler de guerre. Les eaux continuent à monter, les frontières à se fermer, les inégalités à se creuser, la biodiversité à disparaître, les terres à passer sous contrôle de l’agro-industrie. Mêmes causes, explosions multiples. Et toutes les victimes de ces crises ordinaires continuent à s’entasser dans les fosses communes de notre indifférence collective.
En ce printemps 2020, c’est par la santé qu’est arrivée la rupture. En revalorisant le soin aux autres, on reconstruira.
Isabelle Delforge