RENCONTRE AVEC DIEGO MARTINEZ ET ALFONSO CASTILLO, RESPONSABLES D’ORGANISATIONS DES DROITS DE L’HOMME EN COLOMBIE
Depuis 2006, le 6 mars est devenu une journée nationale et internationale de commémoration des victimes des crimes d’Etat commis en Colombie. Dans le cadre de l’édition 2012 de cette journée et à l’occasion de l’organisation de plusieurs manifestations en Europe, Mémoire des luttes a rencontré Diego Martinez, secrétaire exécutif du Comité permanent pour la défense des droits de l’homme (CPDH) [[Cette organisation a été fondée en 1979. Elle mène depuis sa création un combat pour la défense des droits et des libertés démocratiques, ainsi que pour la protection des populations victimes de la guerre civile. Dans ce cadre, elle mène une action résolue contre le paramilitarisme.]] et Alfonso Castillo, président de l’Association nationale d’aide solidaire (ANDAS)[[Organisation fondée et dirigée par les victimes des déplacements forcés en Colombie. Ces dernières se battent pour la mise en place d’une réelle politique publique visant à traiter la question du déplacement forcé des populations. ANDAS promeut la prévention et la protection de ces dernières, ainsi qu’une paix négociée dans le conflit armé colombien. L’association demande la restitution réelle et intégrale des terres actuellement aux mains de groupes paramilitaires et de multinationales opérant dans les secteurs miniers et de l’énergie.]]. De passage à Paris, les représentants de ces deux organisations étroitement liées au Mouvement national des victimes de crimes d’Etat en Colombie (MOVICE) ont accepté de répondre à nos questions sur la situation politique et les perspectives de la paix en Colombie.
Depuis la réalisation de cet entretien, MOVICE, ainsi que de nombreuses autres organisations des droits de l’homme et personnalités colombiennes dont le maire de Bogotá, Gustavo Petro, ont fait l’objet de menaces directes de la part des groupes paramilitaires Aguilas Negras (menaces de mort) et Los Rastrojos (ces derniers ont désigné MOVICE comme un « objectif militaire ») [[Voir les documents originaux en pièces jointes.]].
Propos recueillis par Maurice Lemoine et Christophe Ventura
Source de l’article : Mdl
Mdl : Les désaccords politiques entre l’ancien président Álvaro Uribe et le nouveau locataire de la Casa de Nariño, son ex-ministre de la Défense Juan Manuel Santos, ont commencé dès le jour de la prise de pouvoir de ce dernier. La distance entre les deux hommes s’est amplifiée au fil des mois. Existe-t-il une rupture totale de Santos avec les méthodes de Uribe (écoutes téléphoniques illégales, « faux-positifs »[[Cette expression décrit le phénomène d’assassinats, par l’armée, de civils innocents dans le but de les faire passer pour des guérilleros tués au combat.]], « sécurité démocratique », etc.) et une fracture au sein de la droite dont les deux hommes sont issus ? La Colombie connaît-elle un changement en ce qui concerne la situation des droits de l’homme depuis la prise de pouvoir de Juan Manuel Santos ?
DM/AC : La Colombie en a terminé avec le gouvernement du président Álvaro Uribe (2004 – 2010). Cette période s’est caractérisée par une augmentation exponentielle des exécutions extrajudiciaires perpétrées par les forces armées, l’organisation de faux processus politiques de démobilisation des groupes paramilitaires et par une importante politique de persécution des défenseurs des droits de l’homme. Plus attentif, au moins dans le discours, au travail des défenseurs des droits de l’homme, le gouvernement du président Santos (2010 – 2014) a effectué un virage dans la gestion des problèmes sociaux. Et ce, notamment, avec la promulgation de la « Loi des victimes » et la restitution des terres pour les populations expropriées et déplacées. Toutefois, malgré le changement de discours, la situation réelle des défenseurs des droits de l’homme n’a pas changé. Les agressions et les attaques continuent, comme en témoignent les récents rapports du programme « Nous sommes des défenseurs »[[[5] Programme non-gouvernemental de protection des défenseurs des droits de l’homme. Ce programme regroupe les ONG de défense des droits de l’homme (http://www.somosdefensores.org/).]]. Celui-ci indique en effet que « les agressions individuelles contre les personnes qui défendent les droits de l’homme durant le premier semestre 2011 ont augmenté de 126 % par rapport à la même période en 2010 [[Rapport intitulé “Au-delà des chiffres”.]]».
Il faut ajouter à ceci l’assassinat de plus de quatre-vingts membres du mouvement syndical. Le gouvernement Santos a donc deux visages : d’une part, il reconnaît et respecte le travail des défenseurs des droits de l’homme ; d’autre part, il accroît, à travers la complicité de l’Etat, les agressions et les attaques perpétrées contre ces derniers et contre les syndicalistes. A la demande « cela le différencie-t-il de l’administration Uribe ? », nous répondons : seulement sur la forme.
Mdl : Que pensez-vous de la loi 975 de 2005, dite « Loi Justice et Paix » ? [[Critiquée par les organisations de défense des droits de l’homme, cette loi organise la réintégration des paramilitaires dans la vie civile, et se donne pour objectif de contribuer à la réalisation de la paix nationale. Elle prévoit des peines de prison limitées (au maximum à huit ans et demi) en échange d’une pleine collaboration avec la justice colombienne, de la reconnaissance des crimes et du principe de réparation pour les victimes. Lire « Colombie, un parcours semé d’embûches » (http://www.medelu.org/Colombie-un-processus-de-paix-seme).]]
DM/AC : Cette loi offre, en théorie, un cadre juridique pour organiser la démobilisation et la réintégration des groupes armés, en particulier les groupes paramilitaires impliqués dans la perpétuation de crimes internationaux (crimes de guerre et crimes contre l’humanité). Cette loi a permis qu’un peu plus de justice soit faite contre les auteurs de ces crimes. Mais, soyons clairs, après six ans de mise en œuvre, le bilan ne pourrait être plus décourageant pour les victimes et les survivants de ces crimes : pour la période récente, quatre condamnations seulement ont été prononcées (premier semestre 2011).
Comme l’indique un rapport de l’association MOVICE, « avec l’entrée en vigueur de la loi 975 ont été identifiés par le gouvernement national comme aptes à être jugés et punis, conformément aux paramètres et dispositions contenus dans la loi, seulement 3 635 des 35 353 paramilitaires démobilisés de ces structures [[« Sans justice et sans paix : vérité fragmentée, indemnisations absentes » (2009).]] ».
Dans la pratique, les obstacles au processus initié par la loi 975 sont nombreux. Nous pouvons en citer quelques-uns : premièrement, les coûts élevés engendrés pour les victimes, dès lors qu’elles veulent faire valoir leurs droits dans le cadre du processus ; deuxièmement, l’absence de mécanismes garantissant leur sécurité ; troisièmement, la désinformation : les victimes et leurs défenseurs n’ont pas été informés de toutes les dispositions secondaires contenues dans la loi ; quatrièmement, le rôle passif joué par la victime au cours du processus ; cinquièmement, l’inefficacité des mécanisme d’indemnisation.
Mdl : La loi 1448, dite « Loi des victimes », a été signée par le président Santos en juin 2011. Elle reconnaît l’existence d’un conflit armé en Colombie, ainsi que le droit des victimes à la vérité, à la justice et à une indemnisation juste. Quelle première évaluation faites vous de son application ?
DM/AC : La « Loi des victimes » contient des clauses importantes en matière de droits aux victimes. Cependant, nous avons affaire à un modèle d’indemnisation qui a échoué, au même titre que celui proposé par la loi d’indemnisation péruvienne, sous la présidence d’Alberto Fujimori. Tout d’abord, parce qu’il y a des différences entre ce qui est prévu par la loi et ce qui se réalise concrètement en termes de restitution des biens. Par exemple, pour 2012, le gouvernement se fixe comme objectif la restitution aux victimes d’à peine 2 100 biens immobiliers. Ce chiffre peut s’ajouter aux 699 restitutions (représentants 18 119 hectares de terres) qui ont été administrativement effectuées en 2011 (http://bit.ly/zWvgwL). À cet égard, en confirmant les 2 100 restitutions attendues en 2012, le directeur de l’Unité des terres expropriées du gouvernement a expliqué que « le nombre sera multiplié par quatre d’ici 2013 ». C’est-à-dire que l’on fixe comme objectif à la restitution le chiffre de 8 400 propriétés (http:// bit.ly/w7jiLM). A la fin du gouvernement Santos, il y aurait donc plus ou moins 11 199 restitutions de biens, ce qui représente seulement… 7% des 160 345 restitutions promises par ce dernier.
Jusqu’à présent (en 2012), 350 000 familles ont rapporté avoir été victimes d’expropriation de leurs terres. Avec la politique actuelle, on est donc très loin de la restitution des plus de 4 millions d’hectares volés par les paramilitaires[[40 000 km², ou quatre fois la superficie de l’Ile-de-France.]]. Deux autres difficultés existent par ailleurs : la déficience institutionnelle et le manque de garanties offertes aux communautés indigènes et aux paysans. Beaucoup d’entre eux ne peuvent, en pratique, retourner sur leurs territoires car ces derniers sont toujours sous le contrôle militaire de ceux qui ont commis les expropriations !
Mdl : Quels sont les principaux obstacles à cette « Loi des victimes » ? L’existence du phénomène des « Bandes criminelles » (Bacrim) permet-elle la restitution réelle des terres ?
DM/AC : Comme nous l’avons dit, le conflit armé est toujours d’actualité, tout comme l’est la présence de groupes paramilitaires opérant avec l’approbation de l’Etat. Cette situation empêche l’existence de garanties pour un retour effectif et une restitution réelle des terres.
Mdl : Le terme « Bacrim » se réfère-t-il à une nouvelle forme de criminalité commune ou s’agit-il d’un euphémisme pour décrire une autre structure du paramilitarisme ?
DM/AC : En Colombie, le paramilitarisme a historiquement porté beaucoup de noms. Nous pouvons identifier trois de ses caractéristiques essentielles : 1) il a été un véritable instrument de la contre-réforme agraire, spoliateur majeur des terres des communautés paysannes et indigènes ; 2) il a conservé un caractère pro-étatique ; 3) il a dirigé ses actes d’intimidation contre les paysans, les indigènes, les syndicats et autres. Les « bandes criminelles » ou « bacrim » ont été nommées ainsi par le gouvernement. Elles sont, en réalité, l’expression de la traditionnelle politique paramilitaire. Dans la pratique, cette expression est utilisée pour cacher une criminalité d’origine étatique.
Mdl : Juan Manuel Santos rejette les propositions de trêve de l’Armée de libération nationale (ELN) et des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il a largement insisté sur le fait que le seul intérêt de son administration était de mettre fin au conflit armé « de façon permanente ». Il a également prévenu qu’il continuera, de ce fait, « la lutte contre le terrorisme, le crime et la violence ». Cela signifie-t-il la fermeture de tous les espaces de négociation ?
DM/AC : La Colombie est le deuxième pays de la région en termes d’investissements militaires. Santos a attribué à la Défense l’un des plus gros budgets connus dans l’histoire nationale. Il a élaboré une stratégie de « guerre sans quartier » pour l’armée colombienne. En effet, la seule politique du gouvernement colombien jusqu’à présent a été la guerre. Si, d’une part, Santos insiste sur le fait que la « clé de la paix n’est pas ensevelie au fond de mer”, il affirme d’autre part que les questions de paix sont exclusivement du ressort de l’exécutif. Il a ainsi augmenté le nombre d’opérations militaires contre les commandants de la guérilla, en particulier contre ceux des FARC.
Mdl : Existe-t-il d’autres options possibles pour la paix en Colombie ?
DM/AC : La question de la guerre et de la paix n’est pas réservée à l’Etat et aux guérillas. Il est essentiel de renforcer le rôle de la société civile dans cette quête de paix. Différents secteurs de la société ont insisté sur cela, par exemple « Les Colombiens et Colombiennes pour la paix », de l’ancienne sénatrice libérale Piedad Cordoba, ou le Pôle démocratique alternatif (PDA), le principal parti d’opposition.
C’est également la position de toutes les organisations de victimes et de défenseurs des droits de l’homme qui, pendant des décennies, ont travaillé en faveur d’une solution politique négociée.
Le plus grand défi pour les Colombiennes et les Colombiens, victimes directes et indirectes du conflit armé, est de discuter et de décider de quel modèle de justice et de droits ils veulent pour lutter contre l’impunité et réaliser une transition réelle (au-delà des discours des gouvernements successifs) en vue de surmonter le conflit social et armé en Colombie.
Traduction de l’entretien : Sarah Testard