100 % des passagers sont scannés à leur arrivée à Roissy.
0,4 % des containers sont scannés à leur arrivée au Havre.
55 : c’est le nombre de douaniers au service de Tracfin, l’organisme supposé contrôler les mouvements financiers suspects.
256 : c’est le nombre de douaniers préposés au seul tunnel sous la Manche, point de passage des réfugiés vers l’Angleterre. Plus de 500, au total, avec Lille-gare et Paris-Nord qui travaillent sur l’Eurostar.
Ces chiffres résument l’orientation d’un métier moins tourné, désormais, vers le contrôle des marchandises et des capitaux que vers la surveillance des personnes.
Dans cette Europe forteresse pour les hommes (surtout les pauvres), et passoire pour le Capital et ses produits, on fait ça de nos douaniers : des auxiliaires de police.
Alors qu’ils pourraient remplir des missions bien plus utiles pour les salariés, les consommateurs, l’environnement. Alors qu’on pourrait bâtir une douane de gauche, rouge et verte. Alors que eux-mêmes approuveraient ces missions, plus conformes à leurs aspirations que « agents d’immigration »…
En Bretagne, en Lorraine, en Provence, on a rencontré des papys douaniers qui nous ont raconté. D’une douane à l’autre, ils ont vécu la mue de leur métier, la dérive. Leur « police des marchandises et des capitaux » qui devient, lentement, « la police » tout court…
Du « contentieux de classe »
« Gamin, j’habitais à Givet, dans les Ardennes, raconte Alain Brombin (joint par téléphone). Le dimanche, parfois, on allait en Belgique, on achetait des vêtements et on les mettait sous nos habits, pour les cacher. Je me souviens de mon père, qui me disait : ‘Surtout, si le douanier te pose une question, tu ne réponds pas.’ C’est qu’on avait peur d’eux, plus que des gendarmes. Y avait des queues, des centaines de mètres, à la frontière, et ils contrôlaient tout, les allumettes, les cigarettes. A l’aller, pour l’essence, il fallait faire une déclaration — pour qu’ils puissent sonder le réservoir au retour, vérifier qu’on n’avait pas fait le plein là-bas. »
Alain n’était pas franchement prédestiné à faire carrière dans les Douanes : « D’ailleurs, quand j’ai passé le concours, je n’ai pas osé le dire à mes parents… Mais une fois dedans, j’ai découvert l’utilité sociale du métier : le contrôle des marchandises et des capitaux. J’étais recruté pour ça, en 1982. C’était au moment où la gauche craignait les sorties d’argent, où elle avait réinstauré le contrôle des changes. »
C’est dans le même esprit que Eugène Gérard, entré en 1968, évoque son métier : « Je me suis éclaté. Surtout quand j’ai fait du contentieux de classe…
Du quoi ?
Du contentieux de classe. Je redressais des gens qui avaient du fric. Je faisais du contrôle d’entreprises, sur les produits pétroliers, Total et compagnie. Plus d’un milliard, j’ai récupéré.
Un milliard d’anciens francs ?
Non, un milliard d’euros.
Un milliard d’euros !?
Eh oui. J’ai démonté tout un mécanisme de fraude. Ensuite, on a découvert que c’était vrai dans tous les établissements du groupe. Mais moi, sur certaines enquêtes, on me laissait quatre ou cinq ans, mes patrons comprenaient. Maintenant, ils n’ont plus les moyens : à mes débuts dans ce service, en 1978, on était vingt-cinq. Depuis mon départ à la retraite, il en reste huit. »
« Quand je suis arrivé, en 1965, on m’a affecté à la frontière suisse, se remémore Guy Diaz, marseillais. Y avait une conscience, chez les douaniers, de notre rôle de régulateur économique. L’ouvrier français coûtait plus cher, par exemple, que l’ouvrier italien, notamment à cause de la protection sociale, et donc, si on laissait jouer la pure concurrence, on se ruinait. A l’Ecole des Douanes, je me souviens d’une leçon, on nous disait : ‘Attention, en période pré-électorale surveillez les mouvements de changes, les exportations de capitaux’. Parce que la douane, c’est un outil très efficace contre l’argent sale, mais on nous rogne les ongles. »
Auxiliaire de police (et du MEDEF)
« En 1993, avec le Marché Unique, on a pensé : ‘C’est la fin de la douane. On est morts.’ Vingt ans après, on est encore là. » J’entends comme un ouf de soulagement, chez Alain Brombin, attaché qu’il est à son métier. « Oui, vous existez encore, je le relance, mais sur quelles missions ?
C’est vrai. Pour se sauver, on nous a mis sur le sécuritaire. Au tunnel sous la Manche, y a plus de deux cents agents, ce sont des douaniers. A la gare du Nord, pareil. Et les stupéfiants ! Avant, nous, on s’en battait le coquillard. Maintenant, c’est la lutte contre le trafic de drogue qui justifie notre utilité. Des gars sortent pour faire ‘une boulette de shit’. Y a des escouades qui ne tiennent qu’avec ça : le contrôle des personnes.
« Ca devient une mentalité de flics, les jeunes sont élevés comme ça. On leur remet un flingue avec quinze cartouches, une matraque téléscopique, une paire de menottes chacun… A l’école, ils font le ‘parcours de sécurité’, on leur enseigne les ‘techniques d’immobilisation’, le tir devient éliminatoire. Nous, on s’en carrait, de tout ça. »
« Je ne me souviens pas avoir conduit des gens avec des menottes, confirme Guy Diaz. La clientèle a changé, forcément, on nous oriente vers les stups, on attrape des pauvres bougres… « Plus ça va, plus on prend une mentalité policière. J’entends les jeunes qui se disent : ‘Bon, après tout, si y a plus de douanes, on me mettra à la police.’ Moi, j’aurais été affolé si on m’avait reclassé comme flic. On dépend du ministère des Finances, pas de l’Intérieur ! »
« L’autre tâche qu’ils nous ont trouvée, c’est la contrefaçon, ajoute Eugène Gérard. Là, sur les montres, les costumes, les bijoux, on est vraiment au service du capital. On est les valets des multinationales du luxe : même lorsqu’elles font produire à l’étranger, et on doit défendre leur marques, leur plus-value, leurs intérêts ! »
Dans la nouvelle génération, la chasse aux clandestins, à la drogue, aux contrefaçons, n’offre pas seulement des occupations de substitution. Mais aussi des raisons d’être. Une fierté renouvelée du métier, pour les jeunes recrues : non plus comme « régulateur économique », mais comme assimilé policier — dont le rôle, protecteur, viril, est valorisé dans les série télés, flatté par les partis de droite. A l’inverse du « douanier », au mieux oublié de l’opinion publique, au pire méprisé, et à qui aucun parti de gauche ne vient dire : « Nous avons besoin de vous… mais pas pour traquer les sans-papiers ! »
Glorieux bilan de la Douane française
Vient d’être publié, sur le Portail du Gouvernement, « le bilan 2010 de la Douane française ». Exact reflet du métier…
« La douane a accompli avec succès sa mission de protection de l’économie légale », se réjouit le ministère (en gras). Et comment y est-elle parvenue ? « Son action a permis une progression des résultats en matière de trafic de stupéfiants, mais aussi dans la lutte contre la contrefaçon ou la contrebande de tabac. » Ne manque qu’une donnée, à ce glorieux bilan : le nombre de clandestins arrêtés. Car pour l’instant, les syndicats s’y opposent. Eux refusent que soient donnés des chiffres, qu’ils soient ajoutés dans la comptabilité des Hortefeux et Besson.
Mais sur la « mission » qui, à nous, nous paraît centrale : le contrôle des marchandises et des capitaux ? Rien. Juste ces quelques lignes : « Aujourd’hui, la douane est le modèle d’une administration qui s’est modernisée, réformée et rénovée. » Pour preuve, « la simplification et la dématérialisation des démarches liées à l’export, par la création d’un guichet unique virtuel. En la matière, en 2010 un taux de dématérialisation des démarches de 100 % pour les déclarations en douane et de 75 % pour les documents douaniers a été atteint. » On ne se flatte aucunement, ici, d’une « progression de résultats », juste de « simplification », de « dématérialisation », de « moderne », de « virtuel »… moins on vérifie, et mieux ça vaut. >
Protectionnisme : le mot qui fait peur
« C’est le mot qui ne va pas, il fait peur… » Cette remarque, c’est Eric, aujourd’hui, un douanier, le porte-parole de Solidaires, qui me la livre. Mais je l’ai entendu cent fois, ce couplet. « Et on devrait le remplacer par quoi ?
Par relocalisation, par exemple. C’est plus doux.
*****
D’habitude, j’aime bien batailler sur les mots, « populisme », « lutte des classes », les défendre – malgré l’opprobre qui, parfois, les entoure. Mais avec « protectionnisme », j’hésite.
A cause du « ‑isme ».
Pas par principe, pas parce que tous les « ‑isme », fascisme, marxisme, darwinisme, hédonisme, libéralisme, socialisme, etc. masqueraient des monceaux de cadavres. Plutôt parce que ce suffixe « ‑isme » suppose un idéal (même néfaste), une doctrine cohérente, une vision du monde. Le « protectionnisme », non : il ne contient, pour moi, en soi, aucun idéal, aucune doctrine, aucune vision. C’est un moyen, et pas une fin. Juste un outil, qui peut servir au pire sans doute (l’autarcie, la xénophobie) et au meilleur (la justice fiscale, l’exigence écologique), selon les mains qui le manient. Juste un curseur qu’on déplace, moins de libre-circulation des marchandises aujourd’hui, plus demain, selon les circonstances historiques, selon les buts que l’on poursuit – bien loin de l’intouchable dogme, de la théorie rigide qui résonne avec « ‑isme ». Alors, « protectionnisme » a bien des défauts.
Mais il a le mérite de ne pas avancer masqué, de montrer ses muscles : des taxes aux frontières, il y est prêt. Un relèvement – ciblé – des barrières douanières, ça ne l’effraie pas. Le contrôle des importations, il va de soi. En finir avec la libre circulation des marchandises, c’est nécessaire. Par sa brusquerie, le mot engage le combat, de front, contre le libre-échange.
___ — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — —
Fakir, pour 3 euros, c’est 32 pages, des dessins, de la couleur, des enquêtes et des reportages fouillés. Ce texte que LGS est heureux de publier est un extrait d’un dossier qu’on trouve dans le récent numéro de Fakir.
http://www.fakirpresse.info/
Les journalistes impertinents de ce journal précisent : Fakir, c’est pas le Parti Communiste de Corée du Nord : y a aucune unité doctrinale. Nulle unanimité, donc, chez les rédacteurs, les dessinateurs, les bénévoles, pour applaudir au protectionnisme. Pas davantage pour rouler des pelles aux camarades douaniers. Ou pour voir dans les taxes aux frontières la réponse aux maux de la planète.
Comme « réponse », non.
Mais comme « question », oui, là existe un accord : poser la question des taxes aux frontières, en démocratie, doit être permis — sans aussitôt essuyer les accusations de « racisme », « nationalisme », etc. Et comme les médias dominants interdisent ce débat, c’est avec fierté, que Fakir relève le gant.
Source : http://www.legrandsoir.info/Contre-le-dumping-social-fiscal-environnemental-Vive-les-douaniers.html