De par son ampleur, et désormais sa longévité, la crise sanitaire du coronavirus a surpris tout le monde, et en premier lieu les décideurs et décideuses politiques. Depuis le début de l’épidémie – rapidement devenue pandémie –, les autorités adoptent toute une série de mesures, plus ou moins contraignantes et liberticides, dans le but d’endiguer la propagation du virus. Les stratégies mises en place diffèrent peu d’un endroit à un autre. Globalement, la plupart des pays, villes et régions piochent dans le même répertoire de ‘solutions’ (confinement, couvre-feu, restrictions des déplacements, interdiction de se réunir ou de manifester, fermeture de certains lieux, port du masque généralisé, etc.).
Afin de faire respecter ces mesures, déjà questionnables en soi sur bien des aspects, et contribuer plus largement à l’endiguement de la pandémie, les autorités déploient et autorisent toute une série de technologies sécuritaires. Piégées par les contradictions des politiques qu’elles ont elles-mêmes mises en œuvre et favorisées ces dernières décennies, les autorités tentent tant bien que mal de masquer leur responsabilité dans la gestion catastrophique de cette crise ; le techno-solutionnisme faisant alors office d’issue de secours. Il n’en faut pas davantage pour que les firmes technologiques, dont certaines bien trop heureuses de pouvoir faire oublier leurs récents déboires (interférences dans les processus démocratiques, violations systématiques de la vie privée, abus illégal de position dominante, entorses à la concurrence, etc.), s’empressent de publier et fournir toute une série de données aux autorités , sans que ces dernières n’aient parfois même à en faire la demande. Cette complicité liant États et firmes du secteur, au détriment de la vie privée des individus, soulève de nombreuses questions.
La surveillance de masse qui s’opère, via cette collaboration public-privé, n’est en effet pas de nature différente de celle révélée par un certain Edward Snowden…
Utilisation des données de géolocalisation des individus, de drones équipés de haut-parleurs ou de caméras thermiques, d’un call-center puis d’une application retraçant les contacts, de logiciels de télésurveillances des étudiant·es pour les examens en distanciel, de caméras de surveillance accompagnant les policiers pour les aider à verbaliser le non-respect des mesures, de bracelets électroniques empêchant les travailleur·ses de s’approcher trop près les un·es des autres et enregistrant leurs contacts, de divers capteurs pour mesurer le nombre de personnes sur un espace donné et le respect des règles, obligation de payer par voie électronique dans certains endroits et notamment pour certains services publics, et ainsi de suite. Autant d’exemples tirés de l’actualité belge, mais que l’on retrouve très largement ailleurs. Tous les États en sont à bricoler des ‘solutions’ combinant d’une part, des mesures sanitaires et d’autre part, des technologies sécuritaires visant à contrôler leur application et contribuer plus largement à lutter contre la transmission du virus.
Évidemment, l’intensité avec laquelle ces technologies sont utilisées diffère selon les régimes politiques ; certaines utilisations que s’autorisent déjà les régimes autoritaires n’en sont, pour le moment, qu’à leurs prémisses en Europe. C’est par exemple le cas de la reconnaissance faciale, déjà utilisée en Chine pour identifier les personnes ayant de la fièvre ou ne portant pas de masque. Si la surveillance de masse effectuée par les États européens diffère encore quantitativement de celle des régimes totalitaires, force est de constater qu’il n’y a néanmoins plus de différence en termes de type de surveillance réalisée. La crise sanitaire démontre, en effet, que les pays européens n’hésitent pas à recourir aux technologies liberticides qu’ils aiment tant décrier, lorsque ce sont les régimes autoritaires qui en font usage. Pointer du doigt ces régimes leur permet de rassurer leur population, quant aux usages qu’ils font déjà de ces mêmes outils, à une intensité certes moins élevée pour le moment. Ainsi, derrière le vernis libéral qui tend de plus en plus à s’estomper, les Européens accusent seulement quelques années de retard en termes d’intensité des usages, mais qualitativement, il s’agit désormais du même type de surveillance.
Par la peur et les incertitudes qu’elle soulève, la crise du coronavirus est – pour les autorités et l’industrie – l’opportunité rêvée d’accélérer le mouvement et d’ainsi combler une partie de ce retard. L’état d’urgence sanitaire permet, en effet, de justifier l’adoption et le déploiement très rapide de technologies liberticides, tout en limitant leur contestation ; les mesures sanitaires empêchant de fait les possibilités de se voir, de s’organiser, de manifester, et ainsi de suite. Ce n’est pas par hasard que Proximus a débuté l’installation d’antennes 5G en plein confinement au printemps, comme si de rien n’était. Le contexte d’exception qui s’éternise permet de faire sauter ainsi toute une série de gardes-fou et d’accélérer le processus visant à rendre socialement acceptables les usages toujours plus invasifs de ces outils. L’ampleur des changements en cours est considérable ; qui aurait pu prédire, en début d’année 2020, que certaines zones de police utiliseraient des drones équipés de caméras thermiques lors des fêtes de fin d’année, pour surveiller la population chez elle ?
Depuis le début de l’épidémie, la liste des technologies sécuritaires déployées ne cesse de s’allonger.
L’adoption de ces outils ne répond pourtant à aucune évidence scientifique relative à la lutte contre le virus. Par exemple, l’application ‘Coronalert’ a été mise en place, alors qu’aucune recherche ne confirmait l’efficacité d’une telle mesure (aucun consensus scientifique concernant la durée, la distance et les conditions justifiant d’alerter un contact, précision insuffisante de la technologie Bluetooth utilisée, etc.). De plus, il était largement prévisible que le seuil critique d’utilisation – pour que l’application ait un quelconque effet – ne serait jamais atteint (nécessité d’avoir un smartphone suffisamment récent, dont la batterie ne se vide pas trop rapidement, de savoir activer le Bluetooth, et ainsi de suite). Sans compter que les individus les plus vulnérables au virus, à savoir les personnes âgées, sont justement les moins outillées et les plus démunies technologiquement.
Quant aux aspects techniques, la condition sine qua non permettant de garantir un minium de transparence sur le fonctionnement de cette application qui, rappelons-le, collecte des données personnelles extrêmement sensibles, n’a même pas été remplie. Son code source n’est en effet pas publié. Personne ne peut donc s’assurer du respect des garanties annoncées par les autorités en termes de vie privée, ni vérifier qu’elle ne contient pas de failles informatiques exploitables par des organisations ou des individus malintentionnés. Ainsi, la confiance dans ce dispositif repose uniquement sur le crédit que l’on veut bien accorder aux autorités, les mêmes qui ne se font pas prier lorsqu’il s’agit de maximiser le contrôle social à l’aide des technologies.
Comme il fallait s’y attendre, l’application ‘Coronalert’ – tout comme ses consœurs étrangères – s’avère être un flop. Outre ses nombreux bugs, le niveau d’utilisation espéré par les autorités est loin d’être atteint, ce qui témoigne du manque de confiance de la population dans les autorités concernant les enjeux technologiques (et sanitaires). Pour pallier à ce faible niveau d’utilisation, certains pays européens ont bien tenté la voie autoritaire en rendant finalement leur application obligatoire, mais ceci n’a fait qu’augmenter la défiance. Face à la grogne populaire et à l’inconstitutionnalité d’une telle mesure, les autorités concernées n’ont alors pas eu d’autres choix que de se rétracter. En Belgique aussi, certain·es dirigeant·es politiques souhaitent rendre obligatoire l’application, après avoir promis que cela ne serait jamais le cas. À l’heure actuelle, notons encore qu’aucune différence significative n’est observable en termes de gestion de la pandémie, entre les pays qui disposent d’une telle application et les autres.
‘Coronalert’ est un exemple parmi d’autres, symbolisant comment en période de crise, la foi dans le techno-solutionnisme conduit au bradage inutile de nos libertés individuelles et au gaspillage d’argent public, à l’heure où les investissements urgents ne manquent pourtant pas (système de soins, sécurité sociale, etc.). L’état d’urgence sanitaire a donné un coup d’accélérateur à un agenda politique préexistant, dont l’objectif assumé est de maximiser le contrôle social via le recours aux technologies. La Technopolice et ses industriels font ainsi partie des grands bénéficiaires de la période que nous traversons. Afin de lutter contre cette fuite en avant techno-sécuritaire, continuons à documenter la surveillance, à organiser la résistance et à faire tout notre possible pour que la Technopolice soit mise en échec.