Il nous sera toujours loisible de voter, manifester ou pétitionner, mais cela ne fera pas dévier d’un pouce la trajectoire tracée par l’oligarchie.
« En rentrant chez vous, dites bien que nous ne sommes pas des fainéants et des profiteurs ». C’est à ce genre de propos que peut se heurter celui qui visite la Grèce de nos jours. L’image d’un peuple grec paresseux, se complaisant à vivre aux crochets des honnêtes épargnants et travailleurs des pays du Nord, a été façonnée par l’Union européenne à l’attention de l’opinion publique des pays qui ont endetté la Grèce (officiellement pour venir en aide à sa population, en réalité pour renflouer des banques privées allemandes et françaises). Ces clichés ont des conséquences. Ils nous réduisent, par exemple, à assister médusé au spectacle banal d’un touriste allemand suspectant un réceptionniste grec de ne pas travailler suffisamment, ce dernier grommelant en retour que décidément ces Allemands ont le goût de la domination dans le sang. On nous avait pourtant dit que l’Europe c’était la paix, la réconciliation et la solidarité entre les peuples…
La crise grecque (qui est en fait une crise de l’euro) a suscité des passions inédites à l’égard de cette machinerie ubuesque qui, sous son austère vernis bleu et jaune, n’inspire généralement que la morosité d’un ciel plombé. Si cet épisode a mis en berne le moral de nombreux europhiles, il a au moins permis de mieux cerner les contours du « rêve européen » et de compléter la galerie de portraits de ses Institutions — un véritable musée des horreurs ! On connaissait déjà le visage d’une Commission ignorant le suffrage universel et incarnée par l’architecture opaque de ses immeubles, ou l’allégorie d’un Parlement dont le pouvoir est inversement proportionnel à la taille de son siège bruxellois. On peut désormais y ajouter l’image d’une Banque Centrale et d’un Mécanisme Européen de Stabilité outrepassant leur rôle et leur « neutralité » pour déstabiliser un « partenaire » ; et celle d’un Eurogroupe et d’une Troïka échappant à tout contrôle démocratique.
La novlangue vide les mots de leur sens. Les cris d’effroi suscités par l’annonce du référendum grec confirment ce que nous savions depuis les épisodes de précédentes consultations populaires (France, Pays-Bas, Irlande…) : dans l’Europe des Traités, démocratie et souveraineté ne sont guère plus que des étendards. En s’asseyant sur les résultats retentissants de l’élection puis du référendum grecs, en condamnant à des mesures draconiennes et socialement dévastatrices ce peuple qui a osé voter contre l’austérité, l’UE a transmis son message : une autre Europe n’est pas possible. Bien sûr, il nous sera toujours loisible de voter, manifester ou pétitionner, mais cela ne fera pas dévier d’un pouce la trajectoire tracée par l’oligarchie. De gré ou de force, les mêmes remèdes sont administrés à tous les pays de la zone euro, même si seuls quelques-uns en tirent profit.
Équilibre des comptes publics, libre concurrence, privatisation des services publics, flexibilisation du marché de l’emploi, réduction des budgets sociaux : voilà la matrice de ce « projet européen » qui prône l’avènement de l’économicisme et a déjà engendré une génération de politiciens dont le seul horizon est de veiller au respect des critères de convergence et à la gestion rigoureuse des ratios. Et tant pis si, par malchance, c’est à l’opposé du mandat qu’ils ont reçu de leur peuple : on sait maintenant que ceux qui tentent de sortir des clous exposent leur pays à la persécution économique et à la mise sous tutelle. « Le Tsipras qui nous revient de Bruxelles n’est pas le vrai, c’est un clone », ricanent ainsi les Grecs. Ce que « Bruxelles » a fait pour discipliner leur gouvernement, c’est non seulement le laisser cuire à petit feu pendant cinq mois de « négociations » à sens unique, avec en apothéose un marathon de 30 heures de réunion ; mais aussi lui appliquer la technique du « waterboarding financier » (selon l’expression de l’ancien ministre Varoufakis) : « Vous prenez un sujet, vous lui plongez la tête dans l’eau jusqu’à ce qu’il suffoque (en lui coupant les liquidités financières – NDLR) mais vous arrêtez juste avant qu’il meure. » Et vous recommencez jusqu’à obtenir satisfaction… Résultat, le « plan de sauvetage » de la Grèce ressemble aux châtiments qu’on inflige aux pays colonisés ou vaincus après une guerre : l’UE force un gouvernement de gauche à mettre en œuvre des plans d’austérité qu’aucune coalition de droite n’aurait osé endosser, poussant l’humiliation jusqu’à lui faire annuler les lois « non orthodoxes » qu’il avait eu l’outrecuidance de voter, et transformer son parlement en chambre d’entérinement de textes écrits à Bruxelles ou Berlin… sans que les députés aient le temps de les lire, ni le pouvoir de les amender.
Cette Europe a un nom, c’est « l’Europe de Bruxelles ». Partout sur le continent, dans le langage commun, « Bruxelles » désigne cette usine à directives lobbiystico-technocratiques, cette structure autoritaire et autiste qui prend des décisions pour 508 millions d’habitants à coups de sommets sous haute protection, de négociations bilatérales, d’ultimatums et de nuits blanches s’achevant par de pompeuses photos de famille et d’indigestes déclarations destinées à rassurer les marchés. Il n’y a pas que la Grèce et les pays du Sud qui la subissent. Dans la plupart de nos combats, pour défendre la justice sociale, l’environnement, la santé ou les biens communs, nous buttons sur elle. Elle a pris les citoyens en otage et, symboliquement, les Bruxellois plus que d’autres. Voulons-nous vraiment que Bruxelles soit « la capitale » de cette Europe-là ?