Nous avons le défi de poursuivre cette rébellion

Par Ber­ta Cáceres

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Capire


Tra­duit par Andréia Man­frin Alves

Ber­ta Cáceres était une grande lea­der fémi­niste et envi­ron­ne­men­tale, défen­seure du peuple Len­ca, membre du Conseil Civique des Orga­ni­sa­tions Popu­laires et Autoch­tones du Hon­du­ras (COPINH). Ber­ta a été assas­si­née le 2 mars 2016 pour avoir affron­té les puis­sants de son pays et la construc­tion d’une cen­trale hydro­élec­trique dans le ter­ri­toire Len­ca. Les assas­sins ont été condam­nés, mais jusqu’à pré­sent, la jus­tice n’a pas jugé ceux qui ont com­man­di­té ce crime politique.

EN LIEN :

Audio four­ni par Gal­fi­sa – Groupe de Recherche « Amé­rique Latine : Phi­lo­so­phie Sociale et Axio­lo­gie », de Cuba. Ber­ta avait un lien pro­fond avec le peuple cubain et celle-ci fut l’une de ses nom­breuses par­ti­ci­pa­tions aux édi­tions de l’Atelier sur les Para­digmes Émancipateurs.

Dis­cours de Ber­ta Cáceres lors du VII Ate­lier Inter­na­tio­nal sur les Para­digmes Éman­ci­pa­teurs, tenu à la Havane, Cuba, en 2007

Je m’appelle Ber­ta Cáceres Flores. Je fais par­tie du Conseil Civique des Orga­ni­sa­tions Popu­laires et Autoch­tones du Hon­du­ras (Conse­jo Cívi­co de Orga­ni­za­ciones Popu­lares e Indí­ge­nas de Hon­du­ras – COPINH), je viens de la région sud-ouest du Hon­du­ras, ter­ri­toire de Len­ca. Une salu­ta­tion fra­ter­nelle de ce peuple qui porte l’esprit d’Iseleca et de Lem­pi­ra. Nous sommes très recon­nais­sants de l’invitation à par­ta­ger un peu avec vous.

Notre orga­ni­sa­tion ras­semble quatre cents com­mu­nau­tés, prin­ci­pa­le­ment des Len­cas, ain­si que des orga­ni­sa­tions de femmes, de jeunes et des com­mu­nau­tés pay­sannes. Ce sont des com­mu­nau­tés qui font face à une dure réa­li­té depuis plus de 500 ans. Elles vivent la mar­gi­na­li­sa­tion, l’expulsion, le pillage, l’imposition d’ajustements struc­tu­rels, la pri­va­ti­sa­tion, l’énorme pré­sence et l’intervention de socié­tés trans­na­tio­nales qui favo­risent la pri­va­ti­sa­tion de l’eau, de la terre, de la forêt. Face à cela, les com­mu­nau­tés ont dû se battre.

Aujourd’hui, avec une grande force, la lutte est contre l’exploitation minière. Des trans­na­tio­nales euro­péennes, cana­diennes et éta­su­niennes sont arri­vées, mena­çant de mettre fin à la vie, aux ter­ri­toires, à l’eau, à la san­té. Nous sommes éga­le­ment confron­tés à la menace de la construc­tion de grands bar­rages hydro­élec­triques menée par des socié­tés trans­na­tio­nales et des orga­nismes finan­ciers tels que la Banque Inter­amé­ri­caine de Déve­lop­pe­ment (BID), la Banque Mon­diale, l’Union Euro­péenne, l’USAid et d’autres. Le Hon­du­ras fait par­tie de l’agenda du Plan Pue­bla-Pana­ma (PPP) – qui, comme l’a dit un col­lègue, n’est plus le « Pana­ma », mais « Putu­mayo ». Au Hon­du­ras, il est pré­vu de construire plus de cin­quante bar­rages hydro­élec­triques. Seule­ment dans mon dépar­te­ment, qui est très petit, il y a des plans pour pri­va­ti­ser toutes les rivières qui existent pour faire des bar­rages et, en même temps, mettre en place des socié­tés minières pour extraire l’or, l’argent, l’opale et d’autres métaux et minéraux.

Nous fai­sons éga­le­ment face à des pres­sions du gou­ver­ne­ment des États-Unis pour pro­mou­voir la mono­cul­ture afin de pro­duire ce qu’ils appellent le bio­car­bu­rant, l’éthanol. Le maïs a aug­men­té de plus de 100%, mais main­te­nant nous n’aurons plus de maïs, car il ser­vi­ra à nour­rir les véhi­cules. En outre, l’industrie du tou­risme attaque constam­ment les régions et ter­ri­toires indi­gènes et noirs du Hon­du­ras. Tout cela se passe dans le cadre du PPP : les accords de libre-échange (ALE) signés en Amé­rique Cen­trale (à l’exception du Cos­ta Rica qui, nous l’espérons, ne pas­se­ront pas avec le réfé­ren­dum [En octobre 2007, le Cos­ta Rica a orga­ni­sé un réfé­ren­dum sur la signa­ture de l’Accord de Libre-Échange entre l’Amérique Cen­trale, la Répu­blique Domi­ni­caine et les États-Unis. Les mou­ve­ments sociaux ont mené une vaste cam­pagne contre le TLC, mais l’approbation a atteint 51,6% des voix.]), l’ALE signé avec les États-Unis et main­te­nant il y a un autre qui arrive avec l’Union Européenne.

« Nous nous bat­tons et défi­nis­sons nos
propres formes de lutte, légalisées
par nous-mêmes. »

Une autre forme de domi­na­tion est le patriar­cat, avec un triple poids pour les femmes : parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont autoch­tones, parce qu’elles sont pauvres. Compte tenu de ce pano­ra­ma, notre orga­ni­sa­tion dans notre com­mu­nau­té n’est pas res­tée les bras croi­sés. Nous nous bat­tons et défi­nis­sons nos propres formes de lutte, léga­li­sées par nous-mêmes. Nous les expri­mons de dif­fé­rentes manières, sachant que l’articulation est un impé­ra­tif plus qu’urgent pour nous tous.

Par-là, je tiens aus­si à dire que ce n’est pas facile, car cela demande aus­si de l’audace de la part de nos orga­ni­sa­tions et de notre mou­ve­ment. Nous sommes encore mar­qués par des notions d’une idéo­lo­gie « x » très par­ti­cu­lière qui ne com­prend pas les mul­tiples cou­leurs et formes, la diver­si­té de nos com­mu­nau­tés, nos expres­sions, notre lutte, notre résis­tance. Nous ne vou­lons pas que l’articulation soit seule­ment rhé­to­rique, qu’elle ne soit rien d’autre que quelque chose de théo­rique, de lyrique. Nous vou­lons que cette arti­cu­la­tion se maté­ria­lise en res­pec­tant nos auto­no­mies, nos formes de lutte, nos méthodes, celles que chaque orga­ni­sa­tion et chaque mou­ve­ment défi­nissent, en com­pre­nant qu’il y a des choses plus fortes qui nous unissent.

En tant qu’organisation de base, nous nous trou­vons face à un défi : les stra­té­gies des orga­nismes finan­ciers inter­na­tio­naux créent un paral­lèle pour nous, en ame­nant les orga­ni­sa­tions, qu’elles soient indi­gènes ou non, dans des dis­cus­sions thé­ma­tiques. Cela affai­blit nos mou­ve­ments, car ils ont un grand pou­voir de coop­ta­tion. Nous pou­vons le voir même dans les orga­ni­sa­tions qui atteignent les som­mets autoch­tones, finan­cés par la Banque Mon­diale et la BID. Ce sont des orga­ni­sa­tions qui négo­cient, au nom des com­mu­nau­tés, nos richesses et nos res­sources. Ils ont des stra­té­gies pour affai­blir les efforts authen­tiques de nos luttes.

« Le moment où nous nous bat­tons et
résis­tons est la meilleure occasion
d’articulation. »

La véri­table arti­cu­la­tion se pro­duit dans l’opportunité concrète qui nous donne la lutte et la résis­tance. Nous ne com­pre­nons pas une autre manière pos­sible. « Le moment où nous nous bat­tons et résis­tons est la meilleure occa­sion d’articulation ». Il faut aus­si dire qu’il est impor­tant pour nous à la fois de com­prendre le défi struc­tu­rel et de com­prendre la vaste lutte que cela signi­fie de faire face à ce défi struc­tu­rel que, dans nos com­mu­nau­tés, orga­ni­sa­tions et mou­ve­ments, nous ne com­pre­nons pas encore pleinement.

Nous avons aus­si des forces, et l’une d’entre elles est l’accumulation d’une résis­tance his­to­rique, ancienne, qui conti­nue de se mani­fes­ter de diverses manières. Nous avons tou­jours agi his­to­ri­que­ment en tant que peuples autoch­tones, en tant que com­mu­nau­tés, quelles que soient les fron­tières qui ont été tra­cées pour nous, dans la soli­da­ri­té his­to­rique dont dis­pose le peuple d’Amérique Cen­trale. Cela a été expri­mé au moment de l’insurrection armée et s’exprime désor­mais dans la lutte pour la défense de l’eau, des forêts, des terres. Nous ne voyons pas cela comme quelque chose qui nous divise, mais comme quelque chose qui nous unit, avec des lignes de lutte stra­té­giques dans notre région.

Nous pou­vons aus­si par­ler de quelque chose qui nous tient encore, qui est cette réa­li­té dans laquelle nous vivons, le poids de la dyna­mique de nos orga­ni­sa­tions et, sur­tout, la répres­sion. La plu­part de nos gens ne savent pas lire et écrire ou en ont de grandes dif­fi­cul­tés ; il y a la pau­vre­té, le besoin de sur­vivre. Il s’agit d’une réflexion interne et, en même temps, elle a un rap­port avec cette situa­tion exté­rieure dont nous souf­frons et que nous ne pou­vons pas igno­rer. C’est un retard aus­si d’avoir à faire face à des situa­tions de cama­rades empri­son­nés, tor­tu­rés, assas­si­nés, ce qui nous impose une dyna­mique de triple effort.

En même temps, il y a la pres­sion exer­cée par les socié­tés trans­na­tio­nales et les orga­ni­sa­tions finan­cières sur nos ter­ri­toires, avec leurs pro­jets men­son­gers et hypo­crites dans les­quels ils parlent des direc­tives des peuples autoch­tones et je ne sais quoi, en même temps qu’ils financent eux-mêmes des prêts pour le pillage de nos richesses, de notre culture et de notre savoir.

Un autre défi que nous avons est de main­te­nir la vali­di­té de nos posi­tions, en étant cohé­rents avec les luttes et les demandes des com­mu­nau­tés, cohé­rents avec la force his­to­rique dont nos gens font preuve avec leurs capa­ci­tés et leurs talents. Nous avons le défi de conti­nuer à réa­li­ser cette rébellion.

Chez COPINH, nous effec­tuons des actes de résis­tance qui par­fois ne sont pas bien vus, mais après tout, nous nous fichons de savoir s’ils les consi­dèrent comme bons ou mau­vais. Les expres­sions de la lutte sont, par exemple, la prise de contrôle et l’expulsion des indus­tries d’exploitation. Nous avons plus de trente indus­tries qui explorent la forêt dans notre région. Nous avons réus­si à mettre fin à plus de dix bar­rages hydro­élec­triques qui conduisent à la pri­va­ti­sa­tion de l’eau, mais aus­si de l’énergie. Nous détrui­sons l’infrastructure ini­tiale de ces méga­pro­jets parce que nous ne nous limi­tons pas à nous plaindre. C’est main­te­nant, en ce moment, que nous avons l’occasion de nous confron­ter. Nous avons fait des actions de sai­sie popu­laire de bois, de sai­sie popu­laire de graines trans­gé­niques que nous avons brû­lées devant le Congrès Natio­nal. Nous occu­pons les ambas­sades, le Congrès Natio­nal et la Mai­son Pré­si­den­tielle. Ce sont des formes d’articulation non seule­ment entre nous, comme COPINH, mais aus­si avec d’autres peuples autoch­tones et noirs du Hon­du­ras, d’autres orga­ni­sa­tions amies.

Nous croyons qu’un autre grand défi est de construire une force pour pro­mou­voir ces luttes. Cela nous manque encore, non seule­ment d’avoir une pra­tique, une réa­li­sa­tion, mais aus­si entre nous-mêmes, don­nant le fon­de­ment théo­rique que nous avons déjà, mais que nous devons encore com­prendre davan­tage. Nous ren­con­trant. Créant. Don­nant nais­sance à de nou­velles choses. Nous sou­ve­nant d’où nous venons. Nous rap­pe­lant et gar­dant à l’esprit la lutte des siècles. Met­tant cette rai­son d’être dans nos mou­ve­ments, dans nos résis­tances, avec toute son iden­ti­té, sa vision du monde, sa force, son débat, ses ana­lyses et ses pro­po­si­tions, ses coïn­ci­dences et ses dif­fé­rences aus­si, parce que nous devons recon­naître que nous ne sommes pas uniformes.

Nous devons réa­li­ser de manière solide (ou, comme l’a dit le cama­rade Suá­rez, « comme un roc ») la for­ma­tion de nos peuples en tant que sujets poli­tiques sociaux, en arti­cu­lant ceux d’entre nous qui sont dans la rue, dans les occu­pa­tions, afin que, en plus des pra­tiques, nous puis­sions sys­té­ma­ti­ser avec clar­té et plus de vali­di­té nos fon­de­ments théo­riques, poli­tiques et cultu­rels liés à cet être que nous sommes et à ce faire. Et que cela aille au-delà des réflexions, de la théo­rie, des décla­ra­tions. Que nous déman­te­lions concrè­te­ment le capi­ta­lisme, le patriar­cat, la dis­cri­mi­na­tion, le racisme. D’un mou­ve­ment com­mu­nau­taire, nous avons fait un saut dans l’articulation natio­nale et inter­na­tio­nale qui n’a pas été facile. Pour­tant, nous nous enga­geons à la volon­té de conti­nuer à construire, recréer, ren­for­cer, don­ner nais­sance. Mer­ci, bonne jour­née, compagnons.