Par Laura Drompt
Source de l’article : le courrier
CÉCITÉ • De plus en plus d’interfaces se passent de touches, au profit d’écrans interactifs. Face à ces dispositifs, les personnes aveugles peuvent se trouver démunies.
Les écrans tactiles se généralisent : des plaques de cuisson aux smartphones, il est désormais impossible d’y échapper. S’ils apportent parfois une réelle plus-value à une interface, il arrive aussi que ces écrans ne relèvent que du gadget. L’histoire pourrait s’arrêter là si une partie de la population ne faisait les frais de cette banalisation. Pour une personne malvoyante ou aveugle, se trouver face à une borne dotée d’un écran tactile peut se transformer en un parcours du combattant insurmontable. Car il lui est alors demandé de « lire » avec les doigts des touches qui n’existent pas. Révoltant, surtout lorsque l’on sait que des solutions permettraient à chacun, y compris les personnes atteintes d’un handicap, d’acheter un billet de tram ou de retirer de l’argent sans obligatoirement passer par un guichet. Comme tout le monde, en somme.
Navigation toujours plus complexe
Pour Alain Barrillier, membre de l’association « jyvois.net » qui cherche à rendre accessible les nouvelles technologies aux personnes handicapées de la vue, une chose est sûre : « Lorsque l’on est aveugle et que l’on se trouve face à une borne à écran tactile, on a tendance à passer son chemin, en se disant que ça ne sert à rien d’essayer de l’utiliser, tout simplement. » Un peu désabusé, Alain Barrillier regrette qu’au problème des écrans tactiles s’ajoute la difficulté de menus toujours plus complexes, avec de nombreuses entrées qui peuvent changer de place au fil du temps. « Un bouton aura toujours un emplacement fixe ; les nouvelles interfaces, elles, disposent de touches flexibles. Cela s’avère très pratique pour les personnes qui en éditent le contenu mais cette commodité, si elle ne s’accompagne pas d’une sensibilisation à nos difficultés, peut devenir une véritable source d’exclusion pour les malvoyants. »
« Des cas vraiment aberrants »
Si certains écrans s’avèrent difficilement maniables pour les personnes atteintes de cécité, il en est d’autres comme les smartphones qui leur ouvrent de nouveaux horizons. Car ces appareils sont pour la plupart équipés d’une fonction de synthèse vocale. Jean-Marc Meyrat, responsable de l’antenne romande de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants, lui-même non voyant, sourit en expliquant qu’il peut désormais « lire » ses journaux chaque matin sur son téléphone portable. « Je suis un partisan enthousiaste des smartphones, même s’il faut avouer qu’envoyer un message sur ce type d’appareil reste moins pratique qu’avec un vrai clavier, explique-t-il. Ma génération se débrouille plutôt bien grâce à cela, mais il ne faut pas oublier les personnes plus âgées qui ne savent pas s’en servir, d’autant plus si elles sont aveugles. »
Et de relever : « Il y a des cas vraiment aberrants, où l’installation d’interfaces tactiles rend impossible l’utilisation d’un micro-ondes par un aveugle. Après, il ne faut pas hurler au loup dans toutes les situations et savoir aussi donner un peu du sien. Ma femme a récemment fait l’acquisition d’une plaque à induction. Nous l’avons adaptée en ajoutant simplement une plaque en alluminium avec des repères en relief qui me permettent de l’utiliser. Ce qu’il faudrait, c’est que les fabricants prennent conscience de nos problèmes et mettent spontanément des filtres tactiles à disposition. »
En ce qui concerne les bancomats et les bornes à billets pour les transports publics, des solutions existent mais leur application reste marginale. « Voilà longtemps que l’option vocale est proposée par les fabricants sur les distributeurs de billets, précise Alain Barrillier. Mais beaucoup de banques ne l’appliquent pas car elles estiment que cela coûte trop cher. La seule exception que je connaisse, c’est le Credit Suisse, qui a des bancomats équipés d’écrans tactiles mais aussi d’une prise audio. » On peut y brancher un casque, ce qui a pour effet d’activer des boutons physiques sur le côté de l’écran et de faire « parler » les touches numériques.
TPG sur la bonne voie
Quant aux bornes flambant neuves des Transports publics genevois (TPG)? « Tous nos appareils sont compatibles avec un système de guidage à la voix », annonce Philippe Anhorn, chargé de communication. « L’ennui, c’est qu’aucun standard n’a été établi pour le moment, ni par les associations ni par les CFF. Et nous ne voudrions pas adopter un logiciel qui se révélerait différent chaque fois qu’une personne changerait de canton, par exemple. Mais dès qu’un consensus aura été trouvé, nous mettrons tout en œuvre pour l’appliquer », promet-il. Pour le moment, la régie s’en sort par une pirouette plutôt bénéfique pour les non-voyants : ces derniers disposent d’une carte établie par l’Union des transports publics
qui leur permet de voyager gratuitement sur le réseau. Les personnes étrangères de passage dans le canton en revanche n’ont pas cette chance, mais selon les dires des principaux concernés, les contrôleurs se montrent plutôt souples. En tous les cas, les choses devraient bientôt évoluer puisque la loi obligera tous les prestataires de transports publics à disposer de matériel adapté aux personnes malvoyantes et aveugles dès janvier 2014.
Un point positif est toutefois relevé par tous les utilisateurs des Transports publics genevois, mais également lausannois, atteints de cécité : les deux collectivités auraient chacune développé une application pour smartphone particulièrement efficace, annonçant les arrivées des bus en temps réel.
En attendant que le sort des non-voyants soit systématiquement pris en compte, il arrive que des interfaces tactiles soient abandonnées spontanément, car peu commodes pour l’ensemble de la population. « J’ai entendu parler d’un cas concernant un ascenseur, équipé de touches tactiles, raconte Alain Barrillier. Quelques mois après sa mise en service, on a ajouté de faux boutons par-dessus le clavier, physiques ceux-là, car les gens avaient tendance à s’adosser au mur… Et à appuyer sur tous les boutons sans s’en rendre compte. » I
La science à la rescousse
Et si la solution au problème venait des avancées technologiques ? Des programmes informatiques permettent aujourd’hui d’écrire des textes au moyen de l’alphabet braille ou d’installer des claviers virtuels spécialement conçus pour les malvoyants sur le matériel électronique. Mais ces innovations facilitent l’interaction dans un sens uniquement, de l’humain vers la machine. Lorsqu’il s’agit de mieux lire l’écran et de se passer de la synthèse vocale – parfois peu fiable –, les choses se compliquent. Pour l’heure du moins, car plusieurs instituts de recherche essaient de développer des techniques qui créeraient une impression de relief sur les écrans tactiles, et donc la sensation d’effleurer de vraies touches.
Voilà deux ans que Christophe Winter, doctorant auprès de l’Institut de microtechnique de l’EPFL, planche sur un tel projet sous la houlette du professeur Yves Perriard. « Notre système se base sur la piézoélectricité, explique ce dernier. C’est un principe qui a été découvert il y a longtemps, par les frères Curie. En appliquant une tension à une céramique piézoélectrique, on peut mettre une pièce en vibration et lui donner du mouvement. Un mince filet d’air se fait alors sentir sous le doigt, et donne l’impression d’un relief. »
Voilà pour la théorie. Dans la pratique, le laboratoire ne parvient pas encore à appliquer cette technique à une surface équivalente à une touche. Mais lorsque cela aura été rendu possible, le bénéfice pourrait être énorme pour les personnes aveugles, même si l’invention ne leur est pas spécifiquement destinée, comme tient à le préciser Yves Perriard.
« Mais d’ici quelques années nous pourrions avoir des périphériques réellement tactiles, se réjouit le chercheur. Car il est faux de qualifier ce que l’on voit aujourd’hui d’’écrans tactiles’. On a du son, de l’image, une vibration à la rigueur. L’innovation, ce sera de créer une vraie surface. » Une réalisation très attendue, qui devrait apparaître dans quelques années. LDT