Crise : Dexia se meurt, Dexia est morte
Par Martine Orange Médiapart
mercredi 5 octobre 2011
Lundi, la banque Dexia est morte. La direction de l’établissement franco-belge a annoncé son démantèlement ordonné. Cette faillite bancaire illustre l’amplification de la crise. Comme en 2008, les États volent au secours du système bancaire, sans exiger la moindre contrepartie.
Lundi, la banque Dexia est morte. Les marchés boursiers ont dressé son acte de décès ce matin. Le cours de l’action de la banque franco-belge a chuté de 32% en début de séance pour tomber en dessous d’un euro. Autant dire rien ou presque. La veille, un conseil d’administration de la banque, aux termes de six heures de discussions, a confirmé les rumeurs qui circulaient depuis plusieurs jours et que Dexia démentait jusqu’alors avec la dernière force : la banque propose son démantèlement, une « liquidation ordonnée », en quelque sorte. Un comité social de groupe, qui s’est tenu ce mardi matin, a confirmé l’issue. Tout ce qu’il est possible de céder va l’être.
Le démontage de Dexia n’est que la suite logique d’une chronique d’une mort annoncée. Dès son sauvetage en 2008 par les États français, belge et luxembourgeois, la fin était connue : la banque était condamnée, victime des turpitudes de dirigeants qui n’ont jamais eu à rendre compte de leurs actes (voir nos enquêtes de 2008 sur cette faillite d’État)[[Enquête Dexia : enquête sur une faillite d’État
09 décembre 2008 Par Martine Orange, Mediapart
Quelques jours ont suffi pour faire retomber la poussière. Une banque en faillite, les gouvernements belge et français devant apporter en catastrophe 6,5 milliards d’euros, suivis d’une garantie de 150 milliards d’euros sur les crédits. Pour beaucoup, l’affaire Dexia est résolue. Dans les faits, rien n’est réglé.
La banque franco-belge, au cœur du pouvoir local en Belgique aussi bien qu’en France, lutte toujours pour sa survie. Elle risque de devoir afficher des pertes colossales pour l’exercice 2008. La Caisse des dépôts, un de ses principaux actionnaires, a déjà annoncé qu’elle devrait inscrire dans ses comptes une perte à cause de Dexia. Les communes belges, autres actionnaires importants, se retrouvent déstabilisées par la faillite de l’établissement, qui contribuait de façon non négligeable à leur financement. La liste des conséquences est loin d’être close.
Chez Dexia, les salariés sont encore KO debout. Deux mois après, tous se demandent encore comment ils en sont arrivés là. Comment une banque, présente sur des métiers bancaires censés être parmi les plus sûrs, le financement des collectivités locales et la banque de détail, a‑t-elle pu être conduite à un tel désastre ?
Quelques jours après le sauvetage en catastrophe de la banque franco-belge par les gouvernements belge, français et luxembourgeois, Pierre Richard, fondateur de Dexia et ancien président du conseil d’administration de la banque, a avancé une explication. La quasi-faillite de Dexia ? C’était à cause de la crise financière, bien sûr. « Nous avons eu un mauvais timing. Dexia a été victime de la crise énorme qui s’est abattue sur le monde entier », expliqua-t-il au micro d’Europe 1.
Au fil des jours, de plus en plus d’observateurs internes et externes doutent de cette explication. Progressivement, des dossiers sortent des tiroirs, des comptes se font. Et ils découvrent ahuris une réalité qu’ils n’avaient jamais perçue. « Je n’ai rien vu. On est passé totalement à côté des folies dans lesquelles la direction s’était embarquée. On n’a pas vu qu’on abandonnait notre culture. On a été nul », se désole Marc Fourmentin, responsable CGT de Dexia dans le Nord, qui se reproche aujourd’hui amèrement de s’être laissé bercer par les discours apaisants de la direction.
Mais le conseil, les administrateurs, les actionnaires, les collectivités locales, les pouvoirs publics, eux aussi, n’ont rien vu de ce qui se tramait ces dernières années. L’histoire de Dexia est celle de toute une époque. Celle de hauts fonctionnaires, convertis en fervents du libéralisme au point d’en oublier qu’ils gèrent de l’argent public, d’une élite qui ne rêve que de privatisation et de se tailler des empires, d’une arrogance française à l’égard de la Belgique, d’un monde bancaire qui méprise ses métiers traditionnels pour ne plus jurer que par l’argent facile des marchés.
Dexia ne fut pas la seule à succomber à ces travers. Mais parce qu’elle était la plus jeune, la moins structurée, elle fut une des premières à sauter. Aujourd’hui, le financement des communes est menacé. Et il faudra sans doute des années à la collectivité pour effacer ces errements. En cinq volets, Mediapart vous propose une enquête sur les vingt ans qui amenèrent un service spécialisé de la Caisse des dépôts à la privatisation, aux vertiges de la finance puis à un sauvetage d’États.
Premier épisode : hold-up à la Caisse des dépôts
À l’origine de Dexia, il y a la CAECL, un service de la Caisse des dépôts qui a la haute main sur le financement de toutes les collectivités locales. Nommé à sa tête en 1983, Pierre Richard, ancien responsable des villes sous Giscard mais aussi des premières lois sur la décentralisation de la gauche, va mener une bataille d’enfer pour arracher cette structure à la Caisse. Avec le soutien de Balladur et de l’UDF, il finira par l’emporter : la CAECL devient le Crédit local de France, privatisé. Dans l’univers de la Caisse des dépôts, la Caisse d’aide à l’équipement des collectivités locales (CAECL) est au début des années 1980 le service le plus grand, le plus prestigieux au siège de la rue de Lille. Il a le poids que lui confèrent le pouvoir et l’argent. Créée dans les années 1960 pour aider au financement des villes et des collectivités territoriales, la CAECL a la haute main sur tous les pouvoirs locaux. Les villes sont encore sous la tutelle étroite de l’Etat et la CAECL est son bras armé. C’est elle qui « octroie » de manière régalienne les crédits aux élus, choisit les projets, soutient de façon plus ou moins voyante des élus bien en cour, mais n’hésite pas parfois à brimer certains récalcitrants. Bref, c’est une puissance politique.
C’est aussi une valeur préférée des institutionnels et des particuliers : ces émissions obligataires, destinées à assurer par la suite les crédits et le financement des villes et des collectivités territoriales, sont parmi les plus recherchées. Considérée comme une des institutions les plus sûres au monde, sa signature vaut de l’or.
La direction de la CAECL est donc un poste discret, mais de pouvoir dans la République. L’inspection des finances tente souvent d’y mettre son ordre, d’imposer son candidat. Mais en ce début d’année 1983, l’ordonnancement du corps est bouleversé. C’est un X‑Ponts qui est nommé à la tête de la CAECL. Il vient de l’extérieur. Il s’appelle Pierre Richard.
Haut fonctionnaire, il connaît tout du pouvoir local. Il a été responsable des collectivités locales à l’Élysée du temps de Valéry Giscard d’Estaing, puis responsable à partir de 1978 de la redoutée direction générale des collectivités locales au ministère de l’intérieur. Proche de Raymond Barre et de Jean-Pierre Fourcade, ce barriste bon teint n’aurait jamais dû rester en place lors de l’arrivée de la gauche en 1981. Sa mise en exergue en qualité de haut fonctionnaire, sa connaissance des dossiers locaux, sa foi dans la décentralisation et un certain entregent lui permettent d’éviter le couperet. Gaston Defferre, alors ministre de l’intérieur, décide de le garder au même poste. Il sait si bien y faire qu’on l’entend un jour répliquer à son ministre : « Je suis plus socialiste que vous. » C’est ainsi que Pierre Richard se rend indispensable. Il lance les premières réformes locales, participe à la confection des premières lois sur la décentralisation.
Après l’écriture des lois, Pierre Richard vise la place essentielle pour mettre en musique la réforme : la direction de la CAECL, là où tout se joue. Il est alors encore de tradition de veiller à l’équilibre des représentations politiques au sein de la Caisse des dépôts. L’ancien directeur de cabinet de Pierre Mauroy, Robert Lion, ayant pris la direction de la Caisse, il n’est pas mal qu’un barriste, défenseur absolu de la décentralisation, voulue par le gouvernement et où la CDC peut avoir un grand rôle, en devienne le directeur général adjoint. C’est ainsi que Pierre Richard fait son entrée dans la grande maison de la rue de Lille.
Premiers pas vers l’indépendance
Avec le président socialiste de la CAECL, Maurice Pourchon, auvergnat proche de Roger Quilliot et fervent décentralisateur, il rêve de transformer la maison. (Toute l’histoire de la CAECL est consultable dans l’onglet Prolonger.) Le premier parle de lui donner une « vraie personnalité ». Pierre Richard et son équipe veulent aller plus loin : ils pensent déjà indépendance. C’est l’époque où toute la haute administration est en train de basculer. Défendant jusqu’alors la suprématie de l’Etat et de l’économie administrée, elle ne jure plus que par le marché, l’Europe, et déjà presque par la privatisation.
Pendant trois ans, Pierre Richard va solidement construire son pouvoir. Il rencontre les élus, se fait partout le défenseur d’une décentralisation active, d’une gestion moderne et dynamique des villes. Et surtout tente de les convaincre qu’ils ont besoin d’une institution financière modernisée pour les accompagner. Il ménage aussi beaucoup l’avenir. Il garde des contacts étroits avec tous les milieux giscardiens et barristes, sait faire son chemin, dans l’ombre, dans le monde politique.
Lorsque la droite revient au pouvoir en 1986, il a toutes les entrées nécessaires pour exposer son grand projet : faire de la CAECL un établissement autonome de la Caisse des dépôts. Le prétexte lui est donné par le gouvernement. Toujours impécunieux, celui-ci réclame 2 milliards de francs de prélèvements sur les réserves de la CAECL. Pierre Richard en profite pour sonner l’alarme auprès des élus locaux : tout cet argent, fait-il valoir, va manquer aux communes. N’est-il pas temps de songer à une plus grande séparation de l’État, de la Caisse ?
Pour faire avancer rapidement le dossier, il tente un coup, avec sans doute l’accord de certains membres du gouvernement, notamment Yves Galland, ministre UDF des collectivités locales. Dès juin 1986, Jean-Pierre Roux, maire RPR d’Avignon et président de la CAECL, pose une question à l’assemblée sur l’évolution du statut de la société. Le gouvernement répond qu’il y réfléchit.
Mais au gouvernement, les avis sont partagés. Le ministre des finances, Edouard Balladur, rêve déjà d’en finir avec la toute-puissance de la Caisse des dépôts et de la mettre en coupe réglée. La priver de son service le plus important peut être une première pierre à ce projet. D’autres, notamment Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, sont plus hostiles à cette évolution. Beaucoup demandent une autonomie de la CAECL mais pas une séparation de la Caisse.
Les élus, eux, renâclent. Privatiser une entreprise concurrentielle peut encore se comprendre, expliquent-ils, mais là il s’agit d’une quasi-administration d’Etat. Ce qui n’est pas exactement la même chose.
Pendant un an, les discussions s’enlisent. Pierre Richard inlassablement avance ses arguments : la création d’un marché à terme (Matif) qui change les règles des financements et permet l’émergence des dérivés, le besoin des communes de recourir à des financements plus élaborés et non contrôlés par la Caisse, la nécessité de clarifier le rôle de l’Etat dans ce secteur désormais concurrentiel et convoité par les autres banques, l’Europe et tant d’autres choses encore…
Coup de force contre Matignon
En juin 1987, une réunion interministérielle est organisée autour de Jacques Chirac pour étudier à nouveau le dossier. Il y est décidé « une réforme de statut pour accroître (l’)autonomie de gestion » de la caisse. Le soir même, Pierre Richard convoque la presse et annonce la transformation de la CAECL en société anonyme ! C’est le premier coup de force de Pierre Richard. Et personne ne l’arrête. Même la Caisse des dépôts, en disgrâce alors du pouvoir chiraquien et balladurien, ne peut rien faire. Une seule chose lui est refusée : il ne pourra pas prendre la gestion de la trésorerie des collectivités. Le Trésor s’oppose à en céder la centralisation.
La mécanique, si connue depuis par les salariés des entreprises publiques, est enclenchée. Dès octobre, la CAECL disparaît pour devenir le Crédit local de France. Quatre hommes prennent le pouvoir : Pierre Richard, Jacques Guerber, Rembert von Lowis, et Gilles Benoist.
Pendant vingt ans, ce sera le même quatuor ou presque. Gilles Benoist prendra la direction de la Caisse nationale de prévoyance (CNP) mais il restera président du comité d’audit de Dexia, un poste clé.
L’opération est particulièrement mal vécue par la Caisse des dépôts. « Cela a été un véritable hold-up. Il a littéralement arraché le Crédit local à la Caisse des dépôts et a raflé la mise », raconte un patron proche des collectivités locales. La société reçoit 3,2 milliards de francs de fonds propres. Elle obtient des garanties de la Caisse pour toutes les émissions obligataires lancées et à venir. Mais ce n’est pas tout. « Pierre Richard est parti avec tout, les équipes, les responsables des relations avec les communes. Des fonctionnaires se sont retrouvés détachés d’office. Cela a été une histoire très douloureuse », se souvient Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire CGT de la Caisse des dépôts.
Des années après, la blessure née de la violence de cette opération n’était toujours pas refermée, à en croire Philippe Auberger, président du conseil de surveillance de la Caisse des dépôts de 2002 à 2007. « Autant la séparation avec la CNP s’est bien passée, autant celle avec le Crédit local a été mal vécue. Tout était toujours compliqué et douloureux. Il a fallu gérer pendant des années le retour de salariés qui demandaient ou à qui on a demandé de revenir. » 1991, Pierre Bérégovoy amorce la privatisation
Le retour de la gauche au pouvoir donne un coup d’arrêt au mouvement. Très provisoirement. En ce début d’années 1990, la Caisse des dépôts est très mal à l’aise. Son directeur général, Robert Lion, est déstabilisé. On lui reproche sa gestion débridée, ses engagements dispersés, ses passe-droits. Mais surtout, la droite l’accuse d’avoir eu un rôle déterminant dans le raid raté contre la Société générale, destiné à casser sa privatisation. Elle réclame sa tête et veut le démantèlement de la Caisse des dépôts.
À l’origine du projet contre la Société générale, Pierre Bérégovoy, alors au ministère des finances, est gêné par ce dossier. Et puis, il souhaite donner des gages de bonne politique libérale. En dépit de la politique du « ni-ni » (ni privatisation, ni nationalisation) décrétée par François Mitterrand, il fait adopter en avril 1991 le principe d’une ouverture partielle du capital des entreprises publiques jusqu’à 49,9% (voir dans l’onglet Prolonger l’étude de l’Insee sur les privatisations en France).
Pierre Richard n’a rien perdu de tous ces jeux de pouvoir. Il en profite pour avancer ses pions. Il est le premier à arracher sa privatisation partielle – il y aura après Elf, Total et Rhône Poulenc. Dès novembre 1991, il l’obtient. Comment Pierre Richard a‑t-il fait ? Quels arguments a‑t-il avancés ? De quels appuis a‑t-il disposé ? Des années après, ceux qui ont eu à connaître de près ou de loin ce dossier, sont toujours perplexes. Pierre Richard lui reste volontairement très vague. « J’ai été appuyé par Bérégovoy », explique-t-il aujourd’hui.
Dès 1993, il obtiendra la privatisation complète du Crédit local de France par le gouvernement Balladur. L’État qui avait 47% du capital en 1987 aux côtés de la Caisse des dépôts et des Caisses d’épargne ne cessera de vendre au fil de l’eau cette participation. En 2000, il n’a plus rien.
La rancœur de Pierre Richard
Semblant ignorer le lourd passif avec la Caisse des dépôts, Pierre Richard a, malgré tout, présenté deux fois sa candidature pour prendre la direction de la rue de Lille. La première fois en 1992, au lendemain de la privatisation partielle du Crédit local de France, il a souhaité succéder à Robert Lion.
« Il considérait que ce poste lui revenait de droit », se souvient un responsable de la CDC. Mais sa candidature fut rejetée. Ses proches racontent qu’il en garda une rancœur tenace. « Blessé ? Non pas du tout. Je l’ai juste regretté quelque temps. J’étais passionné par la Caisse. Mais la liberté était du côté du Crédit local de France », dit-il avant d’ajouter « peut-être que si j’avais été inspecteur des finances, j’aurais eu plus de chance. »
Cette humiliation sera un puissant moteur pour cet homme décrit par de nombreux interlocuteurs comme « sensible à la gloire ». De cette date, Pierre Richard n’aura de cesse de démontrer qu’il vaut autant et même plus que tous ces banquiers, inspecteurs des finances, qui l’ont méprisé, rejeté.
En 2002, au moment du renvoi de Daniel Lebègue de la Caisse des dépôts, il représenta discrètement sa candidature à Jean-Pierre Raffarin, un de ses proches, alors premier ministre. Pierre Richard nie avoir eu la moindre velléité de se présenter. Des membres de la CDC eux se souviennent de l’épisode. Dès que les salariés de la CDC ont eu connaissance de sa candidature, ce fut un tollé. L’ensemble des syndicats de la maison firent circuler une motion pour s’opposer à sa nomination. Dix ans après, personne à la Caisse n’avait oublié le hold-up.
]]. Malgré une recapitalisation de 6,5 milliards accordés sur les fonds publics, l’établissement franco-belge n’est plus, depuis cette époque, qu’une banque zombie. La nouvelle direction, co-détenue par le Belge Jean-Luc Dehaene et le Français Pierre Mariani, n’a eu, tout ce temps, que le rôle de syndic de faillite, chargé d’éteindre en douceur toutes les dérives du passé. Comme toutes les autres banques, comme les États européens, elle a cherché à s’acheter du temps. Les marchés boursiers, longtemps aveugles sur l’état de santé réelle de la banque, ne s’y sont pas trompés. Depuis 2008, l’action Dexia n’a jamais dépassé les 5 euros.
L’aggravation de la crise depuis quelques mois a eu raison de tous ces plans de repli raisonnés. Privée de l’accès au crédit interbancaire, de contreparties bancaires en dollars indispensables pour cette banque qui s’est développée au-delà du raisonnable aux États-Unis, sans avoir les moindres de sources de financement et de dépôts en face, sous la pression des agences de notation, Dexia est tombée, premier maillon faible d’une crise européenne qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Game over !
Pour éviter l’affolement, les États français et belge multiplient les communiqués rassurants. Ils assurent qu’ils apporteront toutes leurs garanties pour permettre à la banque de poursuivre son activité, d’honorer ses engagements auprès des clients et des autres contreparties bancaires. A ce stade, ils ne peuvent faire autre chose. Il leur faut en urgence rassurer, éviter une panique bancaire et une course des déposants pour récupérer leur argent : en Belgique comme en Turquie, Dexia est une banque de dépôts. Il faut aussi envoyer tous les signaux nécessaires au monde bancaire et financier, afin d’éviter la paralysie du système.
Car la faillite d’une banque, surtout en temps de crise, n’est pas un événement anodin. Par effet de domino, les interconnexions sont si nombreuses et si opaques que tout le système bancaire peut s’écrouler. Les banques le savent si bien qu’elles ne cessent d’agiter le spectre d’une crise systémique pour éviter une sanction de leurs fautes, ce qui les place dans une situation d’aléa moral, de chantage insoutenable à l’égard des États.
Déjà, certains commencent à agiter le spectre de Lehman Brothers, « le jour où la planète financière faillit sombrer », comme le diagnostiqua doctement l’inénarrable Jean-Marie Messier. Mais ce qui se passe aujourd’hui autour de Dexia s’apparente moins à la faillite de Lehman Brothers qu’à celle de la banque autrichienne, le Kreditanstalt, en 1931. Pour les historiens, l’écroulement de l’établissement bancaire autrichien marque le tournant symbolique de la crise de 1929, le moment où celle-ci atteint l’Europe, dévastant les États, ruinant les économies et les monnaies, et conduisant à la faillite politique.
Des garanties sans contrepartie
L’écroulement de Dexia, qui se targuait d’incarner la grande Europe en construction, celle du marché unique et du marché tout court, pourrait marquer la même rupture. Sa faillite renvoie à l’aveuglement et au déni des autorités européennes depuis le début de la crise de 2008 : la banque avait passé haut la main les fameux stress tests des banques en juillet dernier. Avec un ratio de plus de 11% de fonds propres, elle paraissait même être une des mieux capitalisées du système bancaire européen. Les États européens, qui n’ont cessé de temporiser, sont rattrapés par la réalité. Il leur faut maintenant trouver une réponse dans l’urgence. Rassurer mais aussi organiser une faillite ordonnée de Dexia.
Tous les actifs de la banque ayant quelque valeur sont donc appelés à être cédés. Il n’y a aucun doute sur la façon dont ces cessions seront réalisées : les pilleurs d’épave seront à l’œuvre et les cessions se feront à prix cassé. Et ce sont les États qui compenseront la différence. Car les actifs de Dexia sont loin de pouvoir faire face à ses engagements. La banque affiche un bilan de 518 milliards d’euros, fin juin 2011.
Structurellement déséquilibrée dès sa naissance, faute d’avoir des ressources financières stables, Dexia a en effet été de toutes les aventures financières pour satisfaire son besoin de conquête et les ego de ses dirigeants : subprimes, rehaussement de crédit, CDO, ABS et autres produits dérivés revendus allègrement à ses clients… Aucun segment de la créativité financière ne lui a été étranger. Depuis l’automne 2008, un grand ménage a été entrepris. Des portefeuilles entiers de produits dérivés ont été vendus, le rehausseur de crédit américain FSA a été cédé, les actifs les plus risqués ont été parqués dans une structure de défaisance interne. De 220 milliards d’euros en 2008, le portefeuille a été ramené à 125 milliards. Mais il reste encore beaucoup de risques. « Il n’y a pas de produits toxiques. Ce portefeuille est trop lourd pour nous mais il est de bonne qualité », assure la banque.
Au vu des expériences passées, il aurait été bon tout de même de s’en assurer. Pourtant, sans discuter, les États français et belge ont accepté d’apporter leur totale garantie à cette structure. Comme le gouvernement irlandais l’a fait en 2009 en se portant garant de l’ensemble des engagements de son système bancaire. À aucun moment, il n’a été question de faire un audit, de faire le tri, de demander aux actionnaires d’assumer au moins une petite part de leur responsabilité, d’appeler aussi certaines contreparties à prendre en charge une partie du fardeau. L’événement de crédit, la crainte de voir déclencher les assurances crédit – ces fameux CDS qui servent d’outils de spéculations mais ne doivent jamais être appelés en garantie – ont servi d’alibi. Comme en 2008, les États avancent leur caution, sans contrepartie. Au nom de la crainte de la crise systémique, il ne saurait être question de demander au monde financier d’assumer une partie de ses propres turpitudes. Les États et les contribuables sont là pour cela.
De la même manière, le gouvernement français s’apprête à bénir à l’aveugle la reprise de l’ex-crédit local de France par la Caisse des dépôts et La Banque postale, comme Mediapart l’a annoncé. Ce sont les deux seuls établissements bancaires à peu près sains du système français, non par vertu mais parce qu’ils n’ont pas été autorisés statutairement à se lancer dans les exploits de la grande finance. Là encore, cette reprise s’engage sans conditions. L’argument d’assurer le nécessaire financement des collectivités locales est supposé enterrer toutes les objections.
À l’exception du syndicat SUD-PTT (http://www.mediapart.fr/files/CommD…), personne ne semble se préoccuper ni de la qualité des biens transférés, ni des risques de contentieux liés aux crédits toxiques vendus aux collectivités, ni même si les deux établissements ont l’assise financière suffisante pour prendre plus de 70 milliards d’euros de risques supplémentaires. La dégradation constante du bilan de la Caisse des dépôts (censée être l’ultime protection de l’épargne des Français), depuis les débuts du gouvernement Sarkozy, appellerait pourtant un examen minutieux. Mais qu’importe ! L’urgence commande. Comme au temps du Crédit lyonnais et du consortium de réalisation, les Français découvriront la note plus tard.
Martine Orange Médiapart