Les femmes font histoire

Ency­clo­pé­die d’histoire des femmes en Bel­gique 19e et 20e siècles — Sous la direc­tion d’Eliane Gubin et Cathe­rine Jacques avec la col­la­bo­ra­tion de Clau­dine Maris­sal : Edi­tions Racine, Bruxelles 2018, 656 pages, 29,95 euros

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Une Ency­clo­pé­die d’histoire des femmes en Bel­gique 19e et 20e siècles

« Les femmes ne consti­tuent pas une caté­go­rie, encore moins une mino­ri­té, elles sont par­tout majo­ri­taires, sauf dans les socié­tés où l’on tue les petites filles » Dans leur intro­duc­tion, les autrices expliquent l’utilité d’une ency­clo­pé­die d’histoire des femmes, sou­lignent l’universalité des dis­cri­mi­na­tions et des inéga­li­tés, et abordent la situa­tion en Bel­gique… « La réa­li­té des condi­tions fémi­nines en Bel­gique, de l’indépendance de 1830 à nos jours, mais aus­si les ten­ta­tives pour y remé­dier (ou les main­te­nir) forment l’essentiel des études de ce volume. Il entend créer une brèche dans l’amnésie sur le pas­sé des femmes – une constante qui, il faut bien le recon­naître, a tou­jours occul­té les luttes et les étapes pour l’autonomie et l’émancipation des femmes ».

Ency­clo­pé­die d’his­toire des femmes en Bel­gique, 19e et 20e siècles / Éliane Gubin & Cathe­rine Jacques / Un ouvrage indis­pen­sable pour com­prendre l’é­vo­lu­tion de la condi­tion fémi­nine en Bel­gique Cette Ency­clo­pé­die d’his­toire des femmes résulte du tra­vail col­lec­tif de 70 spé­cia­listes, sous la direc­tion des his­to­riennes Éliane Gubin (pro­fes­seure hono­raire de l’U­ni­ver­si­té libre de Bruxelles) et Cathe­rine Jacques (ensei­gnante et col­la­bo­ra­trice scien­ti­fique à l’U­ni­ver­si­té libre de Bruxelles) avec la col­la­bo­ra­tion de Clau­dine Maris­sal (Centre d’ar­chives et de recherches pour l’his­toire des femmes).

Elles abordent, entre autres, des lacunes et des cli­chés sur les avant (mais avant quoi ?), le soi-disant non tra­vail des femmes (elles ont tou­jours tra­vaillé), le natu­rel, le bon pour les femmes (sous-enten­du qui per­met de com­bi­ner tra­vail pro­fes­sion­nel et tra­vail domes­tique), les très récentes évo­lu­tions juri­diques (jusqu’en 1976, les femmes mariées ne pou­vaient pas ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leurs maris), les acquis et leur fra­gi­li­té, l’obsession de la « confu­sion des genres », les pré­ju­gés et les avan­cées… « Prendre conscience des luttes pas­sées, des étapes et des jalons mais aus­si de l’enracinement des résis­tances est plus que jamais néces­saire pour appré­cier les droits qui sont les nôtres, ici et main­te­nant »

L’ouvrage est plu­ri­dis­ci­pli­naire. Il n’est pas ques­tion que de fémi­nisme et de fémi­nistes, mais bien plus lar­ge­ment des femmes, « Les femmes sont pré­sen­tées là où elles sont, dans des acti­vi­tés diverses, et l’on retrace ce qu’elles ont pu faire (ou ne pas faire), tout en insis­tant aus­si sur des groupes et orga­ni­sa­tions de femmes, qui, bien que n’ayant aucune voca­tion fémi­niste, n’en ont pas moins contri­bué au pro­grès géné­ral par la ver­tu du tra­vail asso­cia­tif ». Les femmes ont inves­ti des domaines ancien­ne­ment réser­vés aux hommes, « Par quels biais ? Com­ment ont-elles réus­si à s’imposer et avec quelles consé­quences ? L’Ency­clo­pé­die explore ain­si le domaine poli­tique, mais aus­si le domaine éco­no­mique, social, cultu­rel et s’inscrit dans une large his­toire des men­ta­li­tés ».

Les autrices pré­sentent l’architecture de l’ouvrage (165 notices). Elles insistent sur le tra­vail, « c’est par leur par­ti­ci­pa­tion à la vie éco­no­mique que celles-ci ont fait irrup­tion dans l’histoire », les ségré­ga­tions ver­ti­cale et hori­zon­tale, la famille et les assi­gna­tions sexuées, « L’examen du tra­vail débouche presque natu­rel­le­ment sur d’autres chan­tiers connexes : l’enseignement, la for­ma­tion, la famille, la légis­la­tion sociale… qui consti­tuent autant de thèmes lar­ge­ment abor­dés. La femme étant consi­dé­rée avant tout comme épouse et mère, son his­toire se penche aus­si sur la mater­ni­té et l’enfance, les injonc­tions et les inter­dits, les tabous : contra­cep­tion et avor­te­ment ».

Je sou­ligne un point mis en avant : « l’analyse juri­dique de la condi­tion fémi­nine et les contraintes des codes. La plu­part des inéga­li­tés trouvent leur ori­gine dans le Code Civil de 1804 ». Napo­léon, encore tant hono­ré, fut, entre autres, le des­truc­teur de la répu­blique, celui qui réta­blit l’esclavage et qui trans­for­ma les femmes « en éter­nelles mineures ». Il ne faut pas oublier son action colo­ni­sa­trice et assas­sine en Egypte (sous le nom de Bona­parte) et d’autres for­faits bien mas­qués dans la glo­ri­fi­ca­tion républicaine.

« Les femmes n’ont jamais for­mé de « com­mu­nau­té » homo­gène ». Pour ana­ly­ser, il convient de ne pas oublier l’ensemble des rap­ports sociaux et leur imbri­ca­tion. « Au fil du temps, l’histoire des femmes s’est élar­gie à l’histoire du genre, puis du corps et de la sexua­li­té (deve­nue depuis his­toire des sexua­li­tés) ; elle a fait naître des réflexions paral­lèles sur la mas­cu­li­ni­té et s’est ins­crite dans le renou­veau de l’histoire de la colo­ni­sa­tion »…

Je ne vais pas abor­der l’ensemble des notices, juste quelques élé­ments choi­sis très sub­jec­ti­ve­ment. Je com­mence par deux traits carac­té­ris­tiques, la place de l’église catho­lique et le poids du mou­ve­ment ouvrier. Si le poids de la pre­mière et ses inter­ven­tions conti­nues contre les droits des femmes et les évo­lu­tions vers l’égalité est de même nature qu’en France, les orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier – et en par­ti­cu­lier le mou­ve­ment syn­di­cal – ont joué un rôle bien plus struc­tu­rant, me semble-t-il – en Bel­gique qu’en France. Il convient de ce point de vue de prê­ter atten­tion aux mul­tiples orga­ni­sa­tions de femmes qui se sont déve­lop­pées et qui donnent lieu à d’indispensables notices.

Il n’est pas ano­din que celles et ceux qui, aujourd’hui, semblent faire de l’égalité femme/homme – ou des droits des per­sonnes homo­sexuelles – un démar­quage cultu­rel entre l’occident et le reste du monde, tra­ves­tissent la réa­li­té d’hier et d’aujourd’hui. L’égalité n’est pas un attri­but de nos socié­tés (voir par exemple les dif­fé­rences de salaire entre homme et femme, les inser­tions sexuées dans le monde tra­vail, le sexe de la pré­ca­ri­té et du temps par­tiel, la faible par­ti­ci­pa­tion des hommes aux taches domes­tiques, la culture du viol et la pré­gnance des vio­lences sexuelles envers les femmes, etc…). Les modi­fi­ca­tions sociales et juri­diques ont été arra­chées par des luttes – prin­ci­pa­le­ment de femmes – contre les refus des hommes et la par­ti­ci­pa­tion active de l’église. Est-il besoin de rap­pe­ler, par exemple, son refus du divorce, du droit à la contra­cep­tion et à l’avortement, son refus de l’égalité au nom de la com­plé­men­ta­ri­té, sa miso­gy­nie et sa hié­rar­chie non mixte, « le refus de l’accès des femmes à toutes les fonc­tions ecclé­siales »… Il ne fau­drait pas non plus oublier que le mou­ve­ment ouvrier et les cou­rants de l’émancipation n’ont pas été à la pointe du com­bat des droits des femmes, lorsqu’ils ne s’y ont pas oppo­sés. Les uns et les autres ont, par ailleurs, écrit des his­toires de l’humanité réduite le plus sou­vent à sa part mâle, jusque dans la gram­maire et le vocabulaire…

La lec­ture met à jour des femmes artistes, des poé­tesses et des pein­te­resses, des actrices et des met­teuses en scène (dont Chan­tal Acker­man), des comé­diennes, des dan­seuses et des cho­ré­graphes, des musi­ciennes, des écri­vaines, des cri­tiques artis­tiques, des femmes poli­tiques, des femmes enga­gées, des féministes…

Par­mi les articles, j’ai notam­ment été inté­res­sé par :

Ado­les­cence. La construc­tion du concept au XIXe siècle, la figure de la jeune fille, « Faire de la « jeune fille » une « ado­les­cente » sup­pose dès lors d’accorder au fémi­nin une caté­go­rie fon­dée sur des carac­té­ris­tiques propres à la mas­cu­li­ni­té », les variances de classe et de race, les thèses sur la puber­té, « Les théo­ries évo­lu­tion­nistes et le bio­lo­gisme racial écla­boussent les thèses sur la puber­té », la pro­tec­tion toute par­ti­cu­lière accor­dée à la sexua­li­té des filles, la réduc­tion des filles « à leur corps et à leur coeur », les révoltes ado­les­centes pour l’éducation et la liber­té de mouvement…

Affaire Pope­lin. Le refus d’exercice de la pro­fes­sion d’avocat, Marie Pope­lin, la soi-disant « nature par­ti­cu­lière de la femme »…

Les Cahiers du Grif. « Le pro­jet intel­lec­tuel se double en effet d’une volon­té de libé­ra­tion de la parole, et la revue, consti­tuée autour d’un noyau de mili­tantes intel­lec­tuelles, convoque aus­si le vécu de tra­vailleuses, de femmes immi­grées ou encore de femmes au foyer », Fran­çoise Collin…

Corps. « c’est à tra­vers un regard mas­cu­lin que le corps des femmes a été non seule­ment défi­ni, mais aus­si repré­sen­té », le corps ana­to­mique siège d’un soi-déter­mi­nisme, la patho­lo­gi­sa­tion du corps fémi­nin, « En dénon­çant l’appropriation sociale du corps des femmes et en récla­mant la ges­tion de leur corps et de leur capa­ci­té repro­duc­tive, ces femmes reven­diquent leur expé­rience comme base du savoir », le dik­tat de la min­ceur et les canons de beauté…

Entre­prise en auto­ges­tion. L’usine de fila­ture Daphi­ca, l’autoproduction et la modi­fi­ca­tion radi­cale des condi­tions de tra­vail, « Une crèche est orga­ni­sée, une can­tine est ouverte et les horaires sont revus et cor­ri­gés », la coopé­ra­tive Les Sans emploiLe balai libé­ré

Grève à Bekaert-Cocke­rill. Les vio­la­tions de la Loi sur l’égalité de trai­te­ment entre hommes et femmes, l’imposition aux femmes « non-chefs de ménage » du temps par­tiel, la rup­ture de soli­da­ri­té des hommes, « Le conflit des ouvrières de Bekaert est un conflit exem­plaire qui implique un employeur, mais aus­si des repré­sen­tants syn­di­caux qui acceptent des solu­tions dis­cri­mi­na­toires envers les femmes »…

Grève à la Fabrique natio­nale d’armes (Hers­tal). La reven­di­ca­tion d’augmentation du salaire et l’application du prin­cipe « A tra­vail égal, salaire égal », le faible nombre de postes de tra­vail mixtes, « Dès le début du conflit, les mou­ve­ments fémi­nistes se déclarent soli­daires de la grève. Ils font cam­pagne pour faire com­prendre la légi­ti­mi­té de la reven­di­ca­tion à l’égalité sala­riale. Ils insistent sur le droit à l’égalité entre hommes et femmes et dénoncent la concep­tion erro­née du salaire fémi­nin comme salaire d’appoint (l’opinion publique a encore ten­dance à juger néga­ti­ve­ment le tra­vail des femmes et à condam­ner encore davan­tage une grève fémi­nine) », l’envergure inédite et inter­na­tio­nale de l’écho de la grève…

Grou­pe­ment belge de la porte ouverte. L’affichage d’un fémi­nisme radi­cal refu­sant d’emblée « les dis­cours essen­tia­listes et mater­na­listes sur la « nature » fémi­nine », la mise en cause des légis­la­tions spé­ci­fiques, le sou­tien aux gré­vistes de Hers­tal ou de la Sabena…

Migrantes. Une his­toire encore lar­ge­ment à faire, l’invisibilité des immi­gra­tions de femmes, les hié­rar­chies crées entre femmes, « La migra­tion fémi­nine exerce donc des effets très divers, exa­cer­bant la dépen­dance de cer­taines, libé­rant d’autres, mais à terme elle est sus­cep­tible de chan­ger peu ou prou les rap­ports de genre au sein même du couple et de la famille, des chan­ge­ments qui peuvent se réper­cu­ter jusque dans la socié­té d’origine », des dépla­ce­ments « vou­lu, espé­ré, impul­sé », la non-homo­gé­néi­té et les dif­fé­rences, « Recon­naitre leur diver­si­té est aus­si recon­naître qu’elles forment un groupe comme les autres »…

Je signale aus­si les notices sur le droit, la colo­ni­sa­tion (le Congo fut pro­prié­té per­son­nelle du roi Léo­pold II, une monar­chie et des crimes contre l’humanité), la contra­cep­tion, la cri­mi­na­li­té et la délin­quance, les domes­tiques et les ser­vantes, l’enseignement, les familles, le fémi­nisme, les guerres, l’histoire des femmes, l’homosexualité, les jeu­nesses, le judaïsme, la mater­ni­té, la mode, le(s) mouvement(s) ouvrier(s), la nup­tia­li­té et la nata­li­té, le paci­fisme, les reli­gieuses, les révo­lu­tions (1789, 1830, 1848) et les révo­lu­tion­naires, des tri­co­teuses et de pétro­leuses, la sexua­li­té, le suf­frage fémi­nin, les syn­di­ca­lismes, le tra­vail et les tra­vailleuses, les vio­lences conjugales…

J’espère que des lec­trices et lec­teurs détaille­ront d’autres notices qui pour­raient être publiées sur ce blog.

Didier Epsz­ta­jn / Entre­les­li­gne­sEn­tre­les­mots