Dorénavant, on n’a plus peur ! لا خوف بعد اليوم

Mani­fes­ta­tions en Tunisie.

“Doré­na­vant, on n’a plus peur !” Cette phrase, aper­çue sur une pan­carte lors d’une mani­fes­ta­tion des avo­cats Tuni­siens devant la Cour de Jus­tice de Tunis, résume par­fai­te­ment le sen­ti­ment de beau­coup de Tuni­siens aujourd’hui.

Nous vivons une période his­to­rique pour les Tuni­siens, qui habi­tués au silence, à la peur et au confor­misme depuis des décen­nies prennent enfin leur des­tin en main. La résis­tance face à l’occupant fran­çais et les pro­messes de construc­tion d’un état sou­ve­rain et démo­cra­tique a lais­sé place à un pré­sident à vie, un par­ti unique et à une élite dépen­dante du pou­voir cen­trale. Un sché­ma com­pa­rable à la vie d’un palais, avec un roi, une cour, une reine et puis une autre…

La pro­messe de chan­ge­ment sur­ve­nue le 07 Novembre 1987 s’est rapi­de­ment trans­for­mée en une autre vie de cour. On a pris les mêmes (ou presque) et on a recom­men­cé. On a chan­gé le nom du par­ti, son orien­ta­tion poli­tique (de gauche vers la droite) mais on a gar­dé la même poigne de fer pour domp­ter la popu­la­tion et écar­ter toute menace poli­tique qui vien­drait déran­ger le cours tran­quille du fleuve rouge deve­nu mauve en cours de route.

Ceci nous ramène à la per­son­na­li­té du Tuni­sien type construite sur des décen­nies. Le Tuni­sien ne veut pas déran­ger, il veut se construire une petite place, garan­tir son salaire, ache­ter une mai­son, et idéa­le­ment une voi­ture. Et voi­là, tout ce qui se passe en dehors de ce cercle, ne le concerne pas directement.

Ceux qui s’aventurent en dehors de ce cadre de vie idéal, il y a le minis­tère de l’intérieur pour s’occuper d’eux. La police régu­lière et sur­tout la police poli­tique sont au taquet pour dis­sua­der qui­conque ose se hasar­der en dehors de la tanière. Un sché­ma Orwel­lien parfait !

Le peu de jour­na­listes étran­gers qui se sont pen­chés sur les évè­ne­ments des deux der­nières semaines se sont accor­dés à dire que ce qu’on voit en Tuni­sie aujourd’hui est excep­tion­nel. La Tuni­sie, un état poli­cier recon­nu inter­na­tio­na­le­ment et bien fière de l’être n’a pas l’habitude de vivre des émeutes similaires.

La der­nière fois que le peuple s’est sou­le­vé mas­si­ve­ment et spon­ta­né­ment sans être moti­vé par des rai­sons reli­gieuses ou pour sou­te­nir les Pales­ti­niens ou les Ira­kiens… c’était sous Bour­gui­ba, les bien fameuses révoltes du pain.

Qu’a fait Bour­gui­ba face à cette situa­tion ? Il s’est adres­sé au peuple, s’est excu­sé publi­que­ment et a pro­mis des chan­ge­ments concrets.

Je ne fais en aucun cas les éloges de Bour­gui­ba, car il a une trop grande res­pon­sa­bi­li­té à assu­mer dans la situa­tion actuelle de la Tuni­sie. Ceci dit, la com­pa­rai­son entre son approche et celle du pré­sident actuel, Zine El Abi­dine Ben Ali est très intéressante.

Ben Ali, s’est adres­sé hier au peuple tuni­sien en direct, chose excep­tion­nelle. Ses appa­ri­tions sont géné­ra­le­ment bien pré­pa­rées avec un dis­cours bien léché et une horde d’applaudisseurs dans la salle. Tous ses dis­cours sont géné­ra­le­ment très vision­naires et jouissent du sup­port de toute la salle qui l’interrompt à chaque phrase pour scan­der des « Vive Ben Ali » interminables…

Le dis­cours a duré 7 minutes et 7 secondes. Une pathé­tique allu­sion au célèbre 7 sym­bole du pou­voir en place pour nous rap­pe­ler la date « du chan­ge­ment béni » du 07 Novembre 1987. Si ce n’est pas le cas alors c’est une géniale coïncidence…

Ben Ali s’adresse à la popu­la­tion en un arabe lit­té­raire inac­ces­sible, contrai­re­ment à Bour­gui­ba qui s’est tou­jours expri­mé en tuni­sien par­lé. Le Tuni­sien lamb­da en quête d’explications, curieux de savoir com­ment le pré­sident de la répu­blique va réagir à des émeutes qui menacent la sta­bi­li­té du pays, doit se far­cir des tour­nures de phrases ambigües et un dis­cours fidèle à l’orientation du par­ti et à sa liste de mots clefs « pertinents ».

Cela reflète clai­re­ment la décon­nexion du pou­voir en place de la réa­li­té même en des temps aus­si sensibles.

Le seul mot bien clair a été « بحزم » qu’on peut tra­duire par « avec fer­me­té ». Ben Ali a pro­mis que ses forces de l’ordre seront fermes avec la mino­ri­té de fau­teurs de troubles sor­tis dans les rues pour désta­bi­li­ser le pays.

Ceci est for­te­ment repré­sen­ta­tif de l’orientation sécu­ri­taire et poli­tique du gou­ver­ne­ment Tuni­sien. Ben Ali est inca­pable de recon­naître la dimen­sion spon­ta­née de la révolte des chô­meurs. Il ne veut pas admettre que ce sont des femmes et des hommes ordi­naires qui en ont ras le bol, qui en ont marre.

Il a d’ailleurs pré­ci­sé que les sui­cides et immo­la­tions par le feu étaient des cas iso­lés d’individus faibles psy­cho­lo­gi­que­ment face au désar­roi du chô­mage, bien qu’il sym­pa­thise avec leurs familles et avec tous les chô­meurs tuni­siens… Quelle cruau­té en direct live !

La deuxième dimen­sion impor­tante est la répres­sion qu’il a pro­mise et que ses sbires ont com­men­cé à appli­quer le soir même, clef du mes­sage télé­vi­sé pré­si­den­tiel. Qu’espérer de mieux d’un état poli­cier aus­si rigide que celui de Téhé­ran ? Il l’a dit clai­re­ment : We’re coming at you whe­re­ver you are young bastards !

La décré­di­bi­li­sa­tion des évé­ne­ments de rue et les pro­messes de répres­sion ne vont pas sans la troi­sième com­po­sante omni­pré­sente dans les com­mu­ni­ca­tions offi­cielles : le déni­gre­ment de toute source d’information cri­ti­quant la Tuni­sie. Cette fois au tour de “al Jazee­ra”, cou­pable d’avoir men­tion­né les troubles en Tuni­sie et d’avoir don­né une tri­bune aux jour­na­listes indé­pen­dants ou autres oppo­sants poli­tiques pour s’exprimer.

Et ce n’est pas fini… Suite au dis­cours, on a du se far­cir un JT digne des heures de gloire de la pro­pa­gande sovié­tique. Les mots clefs ont été bien com­pris et bien dis­tri­bués sur la popu­la­tion inter­viewée spon­ta­né­ment dans les rues. Les par­le­men­taires et autres repré­sen­tants du RCD (Ras­sem­ble­ment Consti­tu­tion­nel Démo­cra­tique) se sont eux inté­res­sés en long et en large au cas d’Al Jazee­ra cou­pable de tous les maux qui touchent la Tunisie

La rapi­di­té de mise en place de ce plan de com­mu­ni­ca­tion d’urgence est quand même impres­sion­nante, ils ont juste atten­du 12 jours pour nous illuminer.

Deman­der de l’aide à Gad­da­fi, autre dic­ta­teur notoire qui de plus est cou­vert de ridi­cule à chaque appa­ri­tion, n’y chan­ge­ra rien. Cette assis­tance res­pi­ra­toire à une éco­no­mie cri­blée par la cor­rup­tion et le clien­té­lisme n’est pas la solu­tion. Envoyer les Tuni­siens à l’étranger n’est pas la solu­tion, ils sont déjà bien dis­per­sés en dia­spo­ra un peu par­tout dans le monde, léga­le­ment et illégalement…

Mon­sieur le Pré­sident, les Tuni­siens ne sont pas dupes. Mêmes s’ils sont silen­cieux, dociles et mal­léables, ils ne sont pas dupes. Et aujourd’hui ils vous le disent haut et fort, on n’a plus peur. Les avo­cats sont sor­tis dans les rues pour vous le dire, les syn­di­ca­listes, les jeunes chô­meurs, leurs familles, les blog­geurs, les twit­teurs, les face­boo­keurs, tous vous disent on n’a plus peur et on ne veut plus être pris pour des cons…

Quoi qu’il se passe, on a atteint un palier de conscience et d’éveil du peuple tuni­sien, et il y aura cer­tai­ne­ment un avant et un après Sidi Bouzid …

Aujourd’hui, on est tous témoin d’un face à face his­to­rique entre la répres­sion et la volon­té spon­ta­née d’un peuple de se libé­rer, de s’exprimer et de se prendre en main… qui le rem­por­te­ra ? Time will tell !

A.