France : Soutien aux deux Saïd

Visés par l’insolente formule: un fétiche, une idole... "la France", dont les méfaits (ceux du nationalisme, du francocentrisme et de la "préférence nationale", du service de l’Etat placé au dessus de toute autre considération...) sont innombrables.

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Retour, une fois de plus, sur le pré­ten­du racisme antifrançais

SAID.jpg Pour­sui­vis à nou­veau (en Appel, après une pre­mière relaxe le 20 mars 2015) par un groupe d’extrême droite nos­tal­gique de l’Algérie fran­çaise (l’AGRIF), le socio­logue Saïd Boua­ma­ma et le rap­peur Saïd, dit Saï­dou, de la ZEP (Zone d’Expression Popu­laire), com­pa­raî­tront à nou­veau le mer­cre­di 21 octobre 2015, au Tri­bu­nal de Grande Ins­tance de Paris (4 bou­le­vard du Palais, Métro Cité), pour « injure publique » et « pro­vo­ca­tion à la dis­cri­mi­na­tion, à la haine ou à la vio­lence » – à l’encontre, oui : de la France et des Fran­çais ! L’objet du litige : un livre-disque tout à fait recom­man­dable inti­tu­lé Nique la France ! Devoir d’insolence.

En guise de sou­tien, et d’appel à un sou­tien col­lec­tif, notam­ment ce mer­cre­di 21 octobre à 13H00, les quelques lignes ci-des­sous rap­pellent briè­ve­ment l’enjeu de ce pro­cès émi­nem­ment politique.

J’ai ren­con­tré Saïd Boua­ma­ma, après l’avoir lu, en 2003. Puis en 2005, après l’avoir écou­té, Saïd dit “Saï­dou” du Minis­tère des affaires popu­laires puis de la Zone d’expression popu­laire, et depuis nous nous sommes sou­vent retrou­vés côte à côte dans les mêmes com­bats, notam­ment anti­ra­cistes. J’ai pu appré­cier en eux d’infatigables et géné­reux com­bat­tants de la liber­té, de l’égalité et de la fra­ter­ni­té, tout sim­ple­ment. Bref, dans des termes qui ne sont pas leurs mots habi­tuels ni les miens : d’authentiques défen­seurs de “notre devise nationale” !

Ce que moi, aus­si bien qu’eux je crois, refu­sons dans une for­mule comme “notre devise natio­nale”, ce ne sont pas les trois termes de ladite devise mais bien l’épithète “natio­nale” et plus encore ce petit mot redou­table : “notre”, qui géné­ra­lise, amal­game, natio­na­lise, et par­fois racia­lise, le sou­ci de la liber­té, de l’égalité, de la fra­ter­ni­té. Car aucun peuple, aucune nation, aucun groupe humain n’en a le mono­pole, et par ailleurs chaque peuple, chaque nation, chaque groupe humain est tra­ver­sé de dis­pa­ri­tés et de contra­dic­tions, notam­ment entre ces prin­cipes éthiques, avec toutes les actions humaines admi­rables qu’ils ins­pirent, et leur contraire, avec toutes les oppres­sions qui les accompagnent.

“La France” ne fait pas excep­tion, et j’ai moi même par­ti­ci­pé aux pho­tos du livre Nique la France. Devoir d’insolence, aujourd’hui incri­mi­né, qui ne souf­frait pour ma part d’aucune ambi­gui­té : ce n’était pas “les Fran­çais”, en tant que peuple sup­po­sé homo­gène et infé­rieur, qui étaient visés par l’insolente for­mule, mais bien un fétiche, une idole, “la France”, dont les méfaits (ceux du natio­na­lisme, du fran­co­cen­trisme et de la “pré­fé­rence natio­nale”, du ser­vice de l’Etat pla­cé au des­sus de toute autre consi­dé­ra­tion…) sont innom­brables – de la colo­ni­sa­tion, avec sa “mis­sion civi­li­sa­trice”, à la col­la­bo­ra­tion avec le régime nazi, en pas­sant par la plus ordi­naire indif­fé­rence au sort des étran­gers, en dehors ou à l’intérieur de nos frontières.

Cela, qui­conque connait les écrits et les enga­ge­ments de Said Boua­ma­ma, et sur un autre registre (musi­cal) de Saï­dou, le com­prend aisé­ment. Et quand bien même on ne connaî­trait pas leurs oeuvres, il suf­fit de se concen­trer sur les paroles de la chan­son inti­tu­lée Nique la France, et de lire les textes du livre homo­nyme, pour le sai­sir. C’est pour­quoi je dois confes­ser une grande las­si­tude, une grande fatigue, un grand décou­ra­ge­ment par­fois, une grande colère sou­vent, de voir traî­nés devant les tri­bu­naux par l’AGRIF, sous un chef d’inculpation ayant trait au racisme, un socio­logue et un artiste qui comptent par­mi les com­bat­tants les plus admi­rables et les plus consé­quents, dans leurs pro­fes­sions, de la lutte contre tous les racismes. Des gens qui n’ont jamais comp­té leur temps pour sou­te­nir cette cause. Je trou­ve­rais cela comique, une telle inver­sion du réel, si ce n’était pour eux usant, coû­teux, offensant.

J’ai par ailleurs, comme Saïd Boua­ma­ma, et bien d’autres comme João Gabriell, pro­duit des argu­men­taires qui sou­lignent le carac­tère spé­cieux, et extrê­me­ment per­ni­cieux, du concept de racisme anti­fran­çais ou anti­blanc. Il n’y a enfin pas de délit de blas­phème en France, et l’idolâtrie natio­nale ne doit pas faire excep­tion. Mais ce n’est pas l’essentiel de mon pro­pos ici : il s’agit de témoi­gner de mon res­pect, mon admi­ra­tion, pour deux per­sonnes qui contri­buent, contrai­re­ment aux inté­gristes de la fran­co­phi­lie, à rendre ce pays où je suis né et où je vis, “la France” jus­te­ment, un peu plus juste, un peu plus humain, un peu plus vivable.

par Pierre Tevanian

14 octobre 2015

Source de l’ar­ticle : les mots sont importants

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Site inter­net : www.zep-site.com

P.-S.

Pour sou­te­nir les deux Saïd : 21 octobre 2015 à 13 h00 au Tri­bu­nal de Grande Ins­tance, 4 Bou­le­vard du Palais, 75001 Paris, FRANCE

Sou­tien sur FB


POUR RAPPEL (16 février 2011) :

Entre­tien avec Saïd Boua­ma­ma Publié dans Que faire ?

Auteur de Nique la France, devoir d’insolence

par Marie Per­in, Mary Sonet

Avant-pro­pos

« L’identité de chaque être humain est le résul­tat de son his­toire. Il est vain d’exiger de nous une opé­ra­tion de chi­rur­gie sociale consis­tant à extraire une par­tie de nous-même au pré­texte d’être conforme à une « iden­ti­té natio­nale » décré­tée par l’État. »[[Saïd Boua­ma­ma, « L’identité natio­nale et la fabri­ca­tion d’un enne­mi inté­rieur » in, Nique la France, devoir d’insolence, Lille, Dar­na édi­tion, 2010.]] En publiant un ouvrage et un CD sous le titre de Nique la France, le socio­logue Saïd Boua­ma­ma et le rap­peur Saï­dou (avec son groupe Zone d’Expression Popu­laire) expriment le rejet de la France post-colo­niale et de ses poli­tiques racistes et guer­rières. L’insolence, noté dans le sous-titre de l’ouvrage – devoir d’insolence – est reven­di­quée en tant que telle. Il n’est plus ques­tion de res­ter sage et poli comme il a sou­vent été deman­dé aux enfants d’immigrés afin de se mon­trer recon­nais­sants envers une France mythi­fiée en terre d’accueil. Ce livre, et les chan­sons qui l’accompagnent, parlent de l’importance de réagir et de se révol­ter sans conces­sions face au racisme, à l’islamophobie, à l’impérialisme ou au mas­sacre quo­ti­dien du peuple pales­ti­nien. Les ques­tions de stra­té­gie se sont tou­jours posées dans le mou­ve­ment anti-raciste. On a par exemple sou­vent oppo­sé Mar­tin Luther King à Mal­colm X, l’un repré­sen­tant le mou­ve­ment de masse, l’autre la radi­ca­li­té. La période actuelle pose d’autant plus la néces­si­té de la com­bi­nai­son du mou­ve­ment de masse et de la radi­ca­li­té comme stra­té­gie pour gagner : d’une part il est abso­lu­ment néces­saire d’être intran­si­geant face au racisme et à l’islamophobie, sujets sur les­quelles la gauche peine à trou­ver une posi­tion à la hau­teur des enjeux. Mais, d’autre part, il est abso­lu­ment néces­saire d’entraîner le plus lar­ge­ment pos­sible afin de pou­voir contrer ces mul­tiples attaques. En s’insérant dans les débats stra­té­giques du mou­ve­ment anti-raciste contem­po­rain, Saïd Boua­ma­ma nous conduit à réflé­chir sur les arti­cu­la­tions race/classe. Com­ment com­bi­ner ces ques­tions pour un mou­ve­ment qui s’arme face aux attaques sociales et poli­tiques contre notre camp ?

Sujets par­lants contre objets parlés

Dans l’introduction au livre, Saïd Boua­ma­ma et Dar­na édi­tion insistent sur le sujet « Nous ». Lui et Saï­dou expli­quaient à ce sujet : « Pen­dant trop long­temps l’immigration post­co­lo­niale et ses enfants fran­çais ont été des « objets par­lés » et non des « sujets par­lants ». Dire « Je » et « Nous » c’est réaf­fir­mer notre place dans le pro­ces­sus d’émancipation glo­bal et dans notre propre pro­ces­sus d’émancipation. Dire je et nous c’est repo­ser notre reven­di­ca­tion d’égalité com­plète et immé­diate. »[[Inter­view avec Saï­dou et Saïd Boua­ma­ma pour la revue Tout Est À Nous, juillet 2010.]] Vin­di­ca­tifs à l’encontre du mou­ve­ment anti-raciste fran­çais, dont une des plus grosses asso­cia­tions – SOS Racisme – a fait des vic­times du racisme ces per­sonnes que l’on défend et non ces per­sonnes qui se défendent (on se sou­vient du slo­gan « touche pas à mon pote »), ils reven­diquent l’utilisation de la pre­mière per­sonne comme un acte de réap­pro­pria­tion du com­bat anti-raciste par les oppri­més eux-mêmes. Cin­quante ans après les guerres de déco­lo­ni­sa­tion, il affirme comme tou­jours actuelle la néces­si­té de gagner des jalons pour l’auto-émancipation intel­lec­tuelle et matérielle.
Un débat crucial

Ce sont ces thé­ma­tiques que nous avons vou­lu abor­der avec Saïd Boua­ma­ma. Si cer­taines de ses réponses stra­té­giques peuvent être dif­fé­rentes des nôtres et néces­si­te­ront des déve­lop­pe­ments ulté­rieurs au sein de la revue, nous par­ta­geons ses constats et sommes convain­cus que nous devons nous battre ensemble contre un sys­tème qui génère guerre et racisme. À nous de conti­nuer à agir et débattre pour rele­ver le défi posé par la situa­tion poli­tique actuelle et de construire le NPA comme un endroit où peuvent se retrou­ver dif­fé­rentes posi­tions avec l’objectif com­mun de se battre contre ce système.

Que Faire : Peux-tu rapi­de­ment retra­cer ton par­cours militant ?

Saïd Boua­ma­ma : On peut le dater dès mes 14 ans, dans un quar­tier popu­laire de Rou­baix. La crise n’est pas encore forte donc ça reste une ville ouvrière avec beau­coup de liens sociaux, avec une dyna­mique évi­dente. On est dans l’après 68 et les maoïstes arrivent donc dans les quar­tiers popu­laires de manière très offen­sive. Ils apportent quelque chose de par­ti­cu­lier qui est d’autoriser à la révolte : une des pre­mières phrases que je me rap­pelle c’est « on a rai­son de se révol­ter », ce qui cor­res­pon­dait exac­te­ment à ce qu’on se disait. Sur Rou­baix cent jeunes issus de l’immigration avaient fini par adhé­rer soit à une struc­ture proche des maoïstes, soit direc­te­ment chez les maoïstes – le PC-MLF à l’époque, puis le PC-RML. En réa­li­té ce qui nous inté­res­sait le plus ce n’était pas le maoïsme, mais leur dis­cours sur les milieux popu­laires : « arrê­tez de nous consi­dé­rer comme ne valant rien ». Il y avait une dimen­sion de valo­ri­sa­tion extrê­me­ment forte qui nous a beau­coup plu. Deuxiè­me­ment, il y avait la ques­tion pales­ti­nienne qui a été très vite une ques­tion cen­trale pour nous. Et troi­siè­me­ment ils nous inci­taient à lire, et plu­sieurs tra­jec­toires en ont été trans­for­mées : j’aurais été en échec sco­laire comme la plu­part de mes cama­rades si je n’avais pas croi­sé le che­min des maoïstes.

Et puis très vite ça a cla­shé sur une ques­tion de classe : nous n’avions pas leurs réflexes cultu­rels, leurs goûts etc., Voi­là le point de rup­ture avec les maoïstes : la rup­ture est née de ce déca­lage entre ce qu’on vivait, nous enfants d’ouvriers immi­grés, et ceux qui pré­ten­daient chan­ger la socié­té. Cela va res­ter pour moi un des points de vigi­lance per­ma­nents et donc d’engueulade y com­pris avec des cama­rades proches : dans le nord je tra­vaille beau­coup avec des gens sor­tis du PC qui essaient de recons­truire quelque chose, mais en même temps je suis infer­nal avec eux sur cette ques­tion de base sociale : « qui va chan­ger la société ? ».

Par la suite je m’investis dans la Marche pour l’égalité que je coor­donne pour la région du nord, et très vite je suis confron­té à l’état de la classe poli­tique de gauche et d’extrême gauche telle qu’elle était à l’époque. Au sein de la même marche, il y avait deux marches : la marche des gens comme nous, de quar­tiers popu­laires, vou­lant dire bas­ta aux crimes racistes, et la seconde marche, celle de tous les sou­tiens. C’est-à-dire qu’en gros il y avait d’un côté les Arabes et de l’autre, il y avait les blancs, de l’extrême gauche au PS, qui sou­te­naient l’idée que les jeunes issus de l’immigration que nous fai­sions uni­que­ment une marche anti-FN. Ca a été la seconde leçon poli­tique sur la tra­jec­toire de mon par­cours mili­tant : la prise de conscience qu’il y a une dis­tance d’analyse entre l’essentiel de la classe poli­tique blanche et les autres autour de cette idée de nous mettre comme paravent au FN. Ca va débou­cher sur le consen­sus autour de SOS racisme, de la LCR au PS en pas­sant par le PC, par tout le monde. Entre temps, tout ça m’a don­né envie de faire des études. Au fur et à mesure que j’avance dans mes études, je com­mence à m’intéresser à d’autres ques­tions sociales et à ceux qui pré­tendent chan­ger la socié­té et je deviens mar­xiste, mais sans jamais pou­voir me retrou­ver dans les orga­ni­sa­tions exis­tantes. J’avais cette espèce de schi­zo­phré­nie entre d’une part le fait que j’étais per­sua­dé que c’était le sys­tème capi­ta­liste qui pro­dui­sait l’ensemble des dégâts sociaux, et d’autre part le fait que ceux qui se reven­di­quaient du mar­xisme étaient inca­pables de prendre en compte la ques­tion des quar­tiers popu­laires, de l’immigration, et plus tard de l’islam.

QF : As-tu fait par­ti des ini­tia­teurs de l’appel des Indi­gènes de la République ?

S.B : J’ai été contac­té après la pre­mière ver­sion de l’appel non ren­du publique et j’ai signé après quelques modifications.

QF : Main­te­nant que les Indi­gènes ont évo­lué vers le Par­ti des Indi­gènes de la Répu­blique, es-tu tou­jours en accord avec leur démarche ?

S.B : Je ne suis pas au PIR, je les sou­tiens mais je n’y suis pas car je consi­dère que la forme par­ti n’est pas la forme la plus adé­quate aujourd’hui. C’est lié au débat sur l’articulation classe-race, c’est-à-dire que je pense que si un par­ti doit exis­ter un jour, c’est un par­ti qui peut trans­for­mer cette socié­té, et pour cela ça vou­dra dire qu’on aura déco­lo­ni­sé l’esprit des blancs, donc ce n’est pas en créant un par­ti à part qu’on y arri­ve­ra. Je suis pour un mou­ve­ment poli­tique qui se donne pour tâche de ne faire aucun cadeau à l’idéologie post-colo­niale, pour la rup­ture avec tous ceux qui ne veulent pas accep­ter ce débat-là, mais je ne pense pas que la forme par­ti soit celle qui aujourd’hui per­mette de faire ce tra­vail là. Pour moi la ques­tion n’est pas seule­ment celle de la « race » mais éga­le­ment celle de la classe. L’oubli de la « race » conduit au chau­vi­nisme et l’oubli de la « classe » conduit à l’impuissance.

QF : Jus­te­ment, tu n’as jamais été ten­té de rejoindre une orga­ni­sa­tion ou un par­ti déjà exis­tant durant ton parcours ?

J’ai appar­te­nu à des orga­ni­sa­tions maoïstes. Depuis les vingt der­nières années, les groupes avec qui je tra­vaille sont ceux qui estiment qu’il faut une nou­velle force poli­tique com­mu­niste dans cette socié­té qui pose la ques­tion de la trans­for­ma­tion sociale glo­bale, ce qui m’a ame­né à ani­mer des confé­rences sur le mar­xisme. Je reste per­sua­dé qu’émergera un jour dans ce pays une orga­ni­sa­tion capable de mon­trer ce qui unit tous les exploi­tés et en même temps de prendre en charge les reven­di­ca­tions de cha­cune des oppres­sions spécifiques.

QF : Pour­quoi choi­sir de publier un ouvrage s’intitulant Nique la France ?

S.B : Si on regarde d’abord ce qu’il y a d’invariant sur les ques­tions de l’immigration depuis cinq décen­nies, c’est la ques­tion du bouc émis­saire et de la divi­sion du monde du tra­vail. Ce qu’il y a de nou­veau depuis une décen­nie se joue autour de la ques­tion de l’identité natio­nale, du retour du dis­cours inté­gra­tion­niste, et de la ques­tion du fou­lard. Et là, il est clair qu’on a pas­sé un cap de vio­lence : on n’est plus dans la notion de bouc émis­saire mais dans la notion d’ennemi de l’intérieur. Il ne s’agit plus de « ces immi­grés qui ne s’intègrent pas » mais de « ces Fran­çais qui ne méritent pas d’être fran­çais ». Dans cette nou­velle thé­ma­tique il y a en plus l’idée que « c’est scan­da­leux qu’ils parlent » : une injonc­tion à retour­ner à l’invisibilité, à ce qui fait le sta­tut de l’immigré dans ce pays, et une injonc­tion à la poli­tesse. Dans ses tra­vaux, Abdel­ma­lek Sayad énu­mère les carac­té­ris­tiques du sta­tut de l’immigré dans la socié­té capi­ta­liste fran­çaise : pre­miè­re­ment, il doit être invi­sible et on voit bien pour­quoi les sans-papiers doivent être invi­sibles ; deuxiè­me­ment, il doit être apo­li­tique ; troi­siè­me­ment, il doit être poli. D’où « Nique la France » : il était hors de ques­tion pour nous d’être invi­sibles, d’être apo­li­tiques et d’être polis, et le « Nique la France » nous sem­blait résu­mer tout cela. En gros, on nique la nou­velle thé­ma­tique que vous vou­lez impo­ser et qui mal­heu­reu­se­ment marche. Actuel­le­ment, il y a par exemple des débats dans plu­sieurs groupes mili­tants sur la contra­dic­tion entre le conte­nu inté­res­sant du livre et son titre jugé trop radi­cal. Or vous ne pou­vez pas être dans l’entre-deux sur ce débat : ou bien vous envoyez bala­der toute la thé­ma­tique de l’identité natio­nale, tout l’intégrationnisme, toute cette manière de poser les ques­tions, ou bien vous n’êtes pas avec nous. A aucun moment on a dit « je nique la France », car il s’agit bien d’un dis­cours poli­tique et non d’une insulte à conno­ta­tion sexuelle. Nous avons long­temps réflé­chi à un titre capable de reje­ter cette France de consen­sus qui mal­heu­reu­se­ment va d’une par­tie de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite. Le dis­cours sur la France, pays des Lumière sans aucune approche cri­tique est repris par cer­tains mili­tants de l’extrême gauche selon les­quels les bour­geois auraient tra­hi mais l’extrême gauche serait capable de reprendre le pro­jet des Lumières à neuf. C’est une sorte de consen­sus his­to­rique qui s’est construit et auquel on vou­lait mettre un point d’arrêt. En outre le titre com­plet est « Nique la France, devoir d’insolence » et la seconde par­tie de la phrase est importante.

QF : Com­ment ana­lyses-tu la période dans laquelle on se trouve ?

S.B : Je me consi­dère comme dans une période dans laquelle les classes domi­nantes ont extrê­me­ment peur d’une révolte sociale. En même temps je ne perds pas de vue que nous sommes en France, c’est-à-dire l’une des classes domi­nantes les plus intel­li­gentes, non pas parce qu’elle a un gène d’intelligence mais parce que la France a une his­toire longue de révoltes sociales (1789, 1793, 1830, 1848, 1870) et que la classe domi­nante qui a dû y faire face s’est ain­si for­gée en tant que telle. Elle a appris les méca­nismes d’instrumentalisation, de divi­sion au cours de cette his­toire. Les classes domi­nantes aujourd’hui ont un besoin cru­cial d’éviter l’explosion sociale, donc de mettre un point de cli­vage dans les milieux popu­laires. Ce point de cli­vage est tout trou­vé : d’abord par la com­po­si­tion eth­nique des milieux popu­laires, à près de 30% com­po­sés d’une popu­la­tion issue de l’immigration post-colo­niale. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais si on cumule le nombre de sans-papiers (400 000 per­sonnes), les immi­grés régu­liers (5% de la classe ouvrière et des employés), et les enfants d’immigrés des deux der­nières géné­ra­tions, on arrive à 30% de per­sonnes issues de l’immigration post-colo­niale dans les milieux popu­laires, chiffres de l’INSEE à l’appui. Aucune trans­for­ma­tion d’ampleur n’est donc pos­sible si on arrive à créer un point de cli­vage entre les blancs et les autres. L’héritage colo­nial fait que même les tra­vailleurs blancs dans ce pays sont mar­qués par un ima­gi­naire colo­nial dont on ne fait rien pour les en débar­ras­ser et cela offre à la classe domi­nante un avan­tage déci­sif : il peut y avoir des grèves d’ampleur mais il n’y aura pas de trans­for­ma­tion glo­bale parce qu’il y a ce point de cli­vage. Et vu la radi­ca­li­sa­tion actuelle dans les milieux popu­laires, la classe domi­nante a besoin de ren­for­cer ce point de cli­vage : l’islamophobie est l’outil rêvé pour cela.

QF : Com­ment ana­lyses-tu la mon­tée de l’islamophobie par­tout dans le monde depuis ces der­nières années ?

S.B : L’appareil d’État amé­ri­cain a eu un choix ouvert par la chute des pays de l’Est de créer un nou­vel enne­mi et de créer du consen­sus là où il devrait y avoir du dis­sen­sus. La guerre dans les Bal­kans, l’Irak, l’Afghanistan, la construc­tion arti­fi­cielle de la menace ter­ro­riste, tout cela a créé le contexte géné­ral. Et l’islamophobie est par­tout l’outil pour créer du consen­sus là où il devrait y avoir dis­sen­sus. En France c’est très clair dès la pre­mière loi d’ampleur qui arrive en 84, comme par hasard après un grand mou­ve­ment ensei­gnant qui pour la pre­mière fois posait la ques­tion de la conver­gence des luttes au lieu de res­ter confi­né dans son cor­po­ra­tisme. Aujourd’hui c’est le mou­ve­ment pour les retraites et il y a de nou­veau une loi d’ampleur, celle sur la bur­qa, donc l’islamophobie est l’outil rêvé pour créer du cli­vage. Mais encore une fois, la véri­table cause n’est pas là : si l’outil de l’islamophobie fonc­tionne, c’est parce qu’il n’y a jamais eu de déco­lo­ni­sa­tion des esprits. Si l’islamophobie prend c’est que les gens ne sont pas au clair avec l’islam, ne le consi­dèrent pas comme une reli­gion comme une autre, donc la vraie ques­tion est : quand allons-nous décons­truire cet ima­gi­naire colo­nial ? Frantz Fanon disait dans les années soixante que la ques­tion n’est pas de savoir si la France est raciste, mais de se deman­der : est-il pos­sible que la France ne soit pas raciste en ayant été une puis­sance colo­niale comme elle l’a été ? Or, depuis les années soixante, rien n’a été fait dans le pro­lé­ta­riat pour qu’il décons­truise cet héri­tage colo­nial. Et l’islamophobie n’est que la remo­bi­li­sa­tion d’un ima­gi­naire qui n’a jamais été décons­truit, à des fins contem­po­raines. C’est ce qui me dis­tingue d’historiens comme Pas­cal Blan­chard, Ben­ja­min Sto­ra ou d’autres qui consi­dèrent que l’héritage de l’histoire colo­niale est en train de s’épuiser. Je consi­dère au contraire que c’est exac­te­ment l’inverse, si ça s’épuisait le patriar­cat aurait dis­pa­ru. Le propre de chaque socié­té de domi­na­tion – le capi­ta­lisme n’est rien d’autre qu’une socié­té de domi­na­tion – c’est de remo­bi­li­ser les héri­tages du pas­sé pour les mettre au ser­vice de la logique domi­nante actuelle. On remo­bi­lise l’imaginaire colo­nial au ser­vice de la logique capi­ta­liste, on remo­bi­lise l’héritage patriar­cal et sexiste au ser­vice du capitalisme.

QF : Pour les années à venir, as-tu une vision plu­tôt opti­miste ou pes­si­miste de la situation ?

S.B : Je suis opti­miste, très opti­miste. Ce qui a chan­gé dans les quar­tiers popu­laires, c’est la com­pré­hen­sion des pro­ces­sus. Il n’est pas rare d’y voir des jeunes qui pour sur­vivre sont dans le sys­tème D et de les recroi­ser dans des sémi­naires, dire des choses d’une intel­li­gence extra­or­di­naire sur la ques­tion de l’héritage colo­nial, par exemple, au grand dam des domi­nants. Sur la ques­tion des filles voi­lées, c’est extra­or­di­naire de voir que des jeunes filles non voi­lées qui ontn une intel­li­gence pro­fonde des enjeux qu’il y a der­rière et qui expliquent pour­quoi elles refusent de por­ter le fou­lard et en quoi ça ne concerne pas les gou­ver­ne­ments que de faire la police des habits. De même on trouve de nom­breuses filles « voi­lée » qui affichent leurs opi­nions sans com­plexes en l’articulant avec des prise de posi­tions contre l’inégalité et pour le fémi­nisme par exemple. On n’a pas affaire sim­ple­ment à des jeunes filles voi­lées qui défendent leur « beef­steak », on a affaire à des gens qui ont une conscience poli­tique. Le rap a beau­coup joué comme vec­teur de trans­mis­sion poli­tique. Je pense que le rap a per­mis la jonc­tion entre les formes de mili­tan­tisme expli­cites des années quatre-vingt, la catas­trophe qu’a été l’arrivée de la toxi­co­ma­nie dans les quar­tiers, et le retour du poli­tique avec les Indi­gènes, le MIB, Les Moti­vés, etc. Dans la période de tran­si­tion, le seul élé­ment de trans­mis­sion de mémoire et d’analyses a été le rap. Rien n’a chan­gé dans la situa­tion maté­rielle, ni dans la repré­sen­ta­tion poli­tique des quar­tiers, par contre dans la com­pré­hen­sion indi­vi­duelle de ce qui arrive, il y a une conscience qu’on a tort de sous-esti­mer. Bien sûr ils ne vont pas venir nous don­ner des réfé­rences à Lénine. Mais le type d’analyses poli­tiques, la colère contre les domi­nants, la radi­ca­li­té, ce sont des choses qui existent dans les quar­tiers popu­laires. Donc je suis opti­miste. Je ne sais pas com­bien de temps ça pren­dra pour trou­ver le canal d’expression poli­tique mais ça se fera.

QF : Com­ment ana­lyses-tu le fait que la gauche fran­çaise ne soit pas consé­quente sur la ques­tion de l’antiracisme et de l’islamophobie ? Cela a‑t-il un rap­port avec ce que tu déve­lop­pais sur la ques­tion de l’héritage post­co­lo­nial et de la guerre d’Algérie ?

S.B : Pre­miè­re­ment, je pars du point de vue de Fanon : la France ne peut pas ne pas être raciste après avoir vécu un épi­sode colo­nial comme celui qu’elle a vécu et qui vient après un épi­sode escla­va­giste où elle avait un rôle très impor­tant. A moins de croire que les hommes ne sont pas mar­qués par l’histoire, mais je suis maté­ria­liste et je crois que les gens sont mar­qués par l’histoire et ça explique la fai­blesse du mou­ve­ment anti­co­lo­nial, ce qui est d’ailleurs encore plus à l’honneur des quelques anti­co­lo­nia­listes blancs qui ont exis­té et que mal­heu­reu­se­ment on ne met pas en avant aujourd’hui. Deuxiè­me­ment, je consi­dère que cet héri­tage a pro­fon­dé­ment tou­ché la gauche. Je rap­pelle quand même que l’opposition à la colo­ni­sa­tion avait été le fait de deux ou trois per­sonnes à l’assemblée natio­nale en 1830, et encore sur des posi­tions natio­na­listes (occu­pons-nous de récu­pé­rer l’Alsace et la Lor­raine plu­tôt que de se perdre dans une aven­ture colo­niale). Et je pense sur­tout que l’idéologie colo­niale est conte­nue dans la pen­sée des Lumières, en même temps que celle-ci contient plein de valeurs libé­ra­trices. Par consé­quent, dire qu’on est anti­co­lo­nia­listes et reven­di­quer la pen­sée des Lumières ne per­met pas la rup­ture. Or, aujourd’hui, ça reste une des matrices fortes de la gauche (quand je dis gauche, je n’inclus pas le PS) à par­tir du PC jusque dans l’extrême gauche. J’ai tou­jours été épous­tou­flé de voir com­ment les luttes dans l’extrême gauche me paraissent plus éma­ner du modèle des Lumières que du modèle de la révo­lu­tion bol­che­vique. La réfé­rence est beau­coup plus la France de la Révo­lu­tion que la Rus­sie de 1917. Or « Nique la France » s’adresse aus­si à cette France-là, pas seule­ment la France de Sar­ko­zy. Quand je relis les textes du PC, j’apprends que Babeuf a pré­cé­dé Lénine et que la France a per­mis la révo­lu­tion de 1917. Et j’ai retrou­vé les mêmes dis­cours à la LCR. Un vrai nœud idéo­lo­gique s’est for­mé autour de ce flou idéo­lo­gique. Cela a été ren­du pos­sible parce que la classe ouvrière a béné­fi­cié d’avantages : la bour­geoi­sie a uti­li­sé les sur­pro­fits colo­niaux pour gérer les rap­ports de classes en France. Il y a donc une base maté­rielle au racisme dans le mou­ve­ment ouvrier blanc, au fond illu­soire (oppri­mer nos col­lègues magh­ré­bins pour amé­lio­rer nos condi­tions est une idée fausse), mais qui reste cré­dible, de même qu’aux Etats-Unis, la classe ouvrière blanche pense que son sort est pri­vi­lé­gié parce que celui des ouvriers noirs est pire. Quand je parle d’une rup­ture néces­saire, il s’agit d’un tri à faire au sein de la pen­sée des Lumières, entre d’une part l’idée que cer­taines choses sont uni­ver­selles et trans­ver­sales comme la révolte contre l’oppression – je ne vois pas pour­quoi on jet­te­rait cette idée – et d’autre part, l’idéologie d’une nou­velle classe domi­nante qui était la bour­geoi­sie et qui avait besoin de gérer la radi­ca­li­té de la lutte des classes en France. Ce tri entre les deux n’a jamais été fait parce qu’il y a inté­rio­ri­sa­tion par la gauche et l’extrême gauche que la pen­sée des Lumières est intou­chable. Essayez de dire que Vol­taire était raciste, vous ver­rez… pour­tant il l’était.

QF : Au moment de la loi sur le port du voile à l’école, il y a eu de gros débats au sein de la LCR, et de nou­veau der­niè­re­ment au NPA avec la can­di­da­ture aux régio­nales de notre cama­rade Ilham Mous­said. As-tu sui­vi ces débats ? Qu’en penses-tu ?

S.B : Oui j’ai sui­vi et je me suis posi­tion­né à ce sujet, en m’appuyant sur un texte de Lénine qui répon­dait à la ques­tion : est-ce qu’un prêtre ouvrier peut être membre du par­ti ? On avait là l’exemple de quelqu’un qui regar­dait de manière maté­ria­liste les choses : Est-ce que ce cama­rade vient aux mani­fes­ta­tions ? Est-ce qu’il paie ses coti­sa­tions ? Est-ce qu’il défend la ligne du par­ti ? Pour moi un par­ti c’est ça, du moins ça devrait être sa pré­oc­cu­pa­tion : com­ment est-ce qu’on juge l’activité mili­tante d’un cama­rade, et non pas ses habits ou ses convic­tions intimes. Donc vous n’êtes pas sor­tis de l’auberge, parce que par trois fois des mili­tants du NPA sont venus me deman­der s’il ne serait pas mieux de quit­ter le par­ti. Je leur ai répon­du de conti­nuer à débattre, au moins jusqu’au congrès. Mais voi­là com­ment les gens ont res­sen­ti à la fois avec fier­té la pre­mière réac­tion, puis avec colère les réac­tions qui ont suivi.Dans quel cadre penses-tu qu’il faut construire la lutte anti­ra­ciste et contre l’islamophobie ?

Je pense vrai­ment qu’il nous manque une orga­ni­sa­tion natio­nale des quar­tiers popu­laires. Beau­coup de mili­tants mènent le com­bat dans leur propre orga­ni­sa­tion pour qu’il y ait clar­té sur ces ques­tions mais je pense que ça ne suf­fi­ra pas. La ques­tion qui est posée, c’est com­ment les quar­tiers popu­laires s’organisent eux-mêmes. Pour moi, ce qu’essaie de faire le MIB et le FSQP, ça va dans le bon sens mais j’aurais pré­fé­ré que ça se fasse avec les Indi­gènes. L’étape qui vient, c’est donc com­ment struc­tu­rer les quar­tiers popu­laires en dehors des forces poli­tiques — même si il peut y avoir alliance — mais de telle sorte que quand arrive un évè­ne­ment, le rap­port de force contraigne chaque force poli­tique à une posi­tion claire et nette. On parle d’islamophobie, mais c’est valable pour d’autres choses… La guerre contre l’Irak, c’était clair, il y avait un cli­vage dans les manifs entre les jeunes des quar­tiers popu­laires qui ne sup­por­taient pas la posi­tion de la LCR et com­pa­gnie sur le « Ni-Ni » : « Ni Sad­dam, Ni Bush ». A chaque fois, on se retrouve avec une attaque venant de la bour­geoi­sie, une réac­tion des quar­tiers popu­laires et dans l’entre-deux, des gens qui essaient d’articuler les deux… Moi, ça ne me cho­quait pas — même si je ne l’aurais pas fait – que des jeunes des quar­tiers popu­laires crient : « Vive Sad­dam ! » parce que crier « Vive Sad­dam ! » à cette époque là, c’était s’opposer à la guerre. Donc je pense que s’il n’y a pas un mou­ve­ment qui sur les ques­tions de la guerre, du tiers-monde, du racisme dise « Merde » y com­pris à la gauche et à l’extrême gauche, ça ne mar­che­ra pas. La seule manière pour que ça bouge, c’est l’intransigeance. Moi, je vois bien que cer­taines per­sonnes ont chan­gé de cette manière. Si je leur avais dit « S’il vous plaît, il faut être autre­ment, réflé­chis­sez, on va dis­cu­ter… C’est les « merde ! » qui ont per­mis d’avancer ! Comme pour le mou­ve­ment fémi­niste, il a fal­lu des femmes qui disent aux mecs : « on vous emmerde, on veut l’égalité com­plète ! » C’est cette intran­si­geance là qui pousse à la réflexion. Qu’est-ce qui va ame­ner une orga­ni­sa­tion qui se dit révo­lu­tion­naire et mar­xiste à bou­ger alors qu’elle a dans sa tête cet ima­gi­naire s’il n’y a pas des gens qui disent : « Si tu veux bos­ser avec nous, il va fal­loir que tu bouges là-des­sus » ? C’est ce que j’appelle un point de rup­ture. Pour moi, c’est de la rup­ture pour recon­ver­ger, pas pour s’isoler. Mais pour recon­ver­ger, il faut rompre.

QF : Donc, ça signi­fie un mou­ve­ment autonome ?

S.B : Pour moi, c’est un mou­ve­ment auto­nome. Après, moi je suis maté­ria­liste, donc je chan­ge­rai mes posi­tions demain si vous me dites qu’au NPA l’arrivée de jeunes filles issues de l’immigration a per­mis de régler les ques­tions. Fran­che­ment, je vous regarde avec atten­tion, mais je n’y crois pas. On va se dire que vous avez le temps de le faire… Il faut se rendre compte de ce qui est deman­dé à un jeune issu de l’immigration qui adhère à une orga­ni­sa­tion poli­tique – je ne parle pas du NPA, mais en géné­ral et entend des gens qui devraient être des cama­rades dire : « Le fou­lard, c’est contre l’émancipation des femmes… » Je trouve que c’est un signe de conscience poli­tique quand je vois cer­tains qui sont encore au PC, qui s’enragent mais qui res­tent, idem pour le NPA. Si on regarde, il y a des gens qui se battent à l’intérieur de cha­cune des orga­ni­sa­tions. Je ne leur dis pas de par­tir. Je leur dis : « il manque une orga­ni­sa­tion autonome. »

QF : Du coup, le rôle de cette orga­ni­sa­tion auto­nome, ça serait quoi ?

S.B : Poser les débats au départ.

QF : Pour recon­ver­ger par la suite ? La pola­ri­sa­tion de classe reste opérante ?

S.B : Je reste per­sua­dé qu’on peut avoir des vic­toires dans l’antiracisme. Mais, c’est le sys­tème social glo­bal qu’il faut chan­ger. Donc ma pré­oc­cu­pa­tion, c’est : « Com­ment dans les grands mou­ve­ments sociaux qui émergent on ne fasse pas l’impasse sur ces ques­tions. Par exemple, sur les retraites, on a com­men­cé à par­ler des retraites des femmes. C’est quand même un pas en avant énorme. Avant, on par­lait de la classe ouvrière comme si c’était un groupe homo­gène, essen­tia­li­sé… Il y a une inser­tion des popu­la­tions issues de l’immigration dans la classe ouvrière qui est par­ti­cu­lière, dans les frac­tions les plus exploi­tées. Les immi­grés et leurs enfants fran­çais ne vien­dront pas en masse dans les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires s’il n’y a pas cette approche là… De la même manière, c’était galère pour une femme d’être dans une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire dans les années 70. Aujourd’hui, les immi­grés ou enfants d’immigrés qui sont au NPA ont beau­coup de courage…

QF : Sur la ques­tion d’ « être intran­si­geant mais réus­sir à créer des mou­ve­ments larges », une expé­rience posi­tive pour nous a été « Agir Contre la Guerre ». C’est un exemple de mou­ve­ment qui montre qu’il est pos­sible d’allier les deux…

S.B : Bien sûr, ça sera de plus en plus pos­sible. Ceci dit, il ne faut pas qu’on sous-estime le cli­vage. Au moment de la guerre en Irak, une soixan­taine de jeunes dans le Nord sont venus à une mani­fes­ta­tion. Le PC et la LCR ont dit « Non, non, non, il y a trop de gens qui crient vive Sad­dam ! », ça s’est sépa­ré et il y a eu deux manifs, c’était la catas­trophe ! Pour moi, c’est l’inverse qu’il fal­lait faire. Le choix était simple, les jeunes n’auraient pas défi­lé avec ceux qui criaient : « Ni Bush ni Sad­dam ! » Qui est res­pon­sable de cette sépa­ra­tion ? C’est bien ceux qui mettent la main dans le « Ni-Ni ». Mais, il n’y a pas de secret, l’action à la base, c’est la seule manière d’avancer. Par ailleurs, il ne faut pas sous-esti­mer qu’il y a de vrais cli­vages. Sur l’Afghanistan, les seuls qui criaient pen­dant les manifs étaient les jeunes issus de l’immigration. Pour les autres, on se deman­dait s’il y avait une vraie convic­tion… ou si ils ne pen­saient pas plu­tôt qu’enlever la bur­qa aux femmes même si c’est les amé­ri­cains, c’est tou­jours ça de gagné. Comme pen­dant la guerre d’Algérie, cer­tains disaient : « C’est dégueu­lasse, mais si au moins ça apporte la fin du féo­da­lisme, c’est tou­jours ça de gagné ». Je pense qu’il manque une vraie réflexion sur com­ment construire l’action contre la guerre. Or, plus que l’antiracisme, l’anti-impérialisme per­met de construire dans les quar­tiers popu­laires. A l’époque, la ques­tion pales­ti­nienne per­met­tait déjà de construire mais là, avec toutes les guerres, il y a vrai­ment de quoi construire un mou­ve­ment anti-impé­ria­liste dans les quar­tiers popu­laires. Ca méri­te­rait d’être réflé­chi et théo­ri­sé d’une manière plus poussée.

QF : Concer­nant les der­nière manifs contre les attaques de la flot­tille ou les bom­bar­de­ments de Gaza, on se retrouve dans les cor­tèges aux côtés de plein de gens avec qui on ne mani­feste pas sur plein d’autres ques­tions avec tous les sou­cis que ça peut poser à la gauche parce que sont criées des choses qui ne sont pas très catho­liques… (Rires)

S.B : Moi, je suis invi­té par des musul­mans qui disent que j’irai au para­dis bien que je sois athée parce qu’ils se rendent compte que lorsqu’une ques­tion concrète est posée : « il y a une attaque, qu’est-ce qu’on fait ?! », je vais pas aller embê­ter les gens sur ce qu’ils crient… Sur­tout qu’il y a quand même beau­coup de délire et d’incompréhension ! Consi­dé­rer que « Allah Akbar ! » c’est le signe de la mani­pu­la­tion inté­griste alors que c’est le crie de la joie, de la colère, de la souf­france dans tous les pays musul­mans… Pour­quoi n’apparaîtrait-il pas là ?! C’est l’inverse qui serait étonnant…

QF : Il y a une igno­rance réelle sur ce type de choses…

S.B : Oui, mais qui fait par­tie de cet héri­tage post­co­lo­nial. Je rap­pelle aus­si à la gauche et à l’extrême gauche qu’il y a une his­toire qui n’est pas écrite. Les pre­mières traces de Magh­ré­bins ici, ce sont les Tur­kos, c’est-à-dire des sol­dats recru­tés au Magh­reb et qu’on a envoyés contre la Com­mune de Paris. Ils ont tous retour­né leurs armes contre les Ver­saillais. Il y a eu des mil­liers de morts mais il n’y a aucune com­mé­mo­ra­tion de ce drame. Ca ne s’apprend pas dans les cours du PC ou de l’extrême gauche. Cela signi­fie que la pre­mière ren­contre contem­po­raine avec le Magh­reb et l’islam, ce sont des gens qui se posi­tionnent avec les Com­mu­nards. Et ça, per­sonne ne le sait ! Il y a un vrai pro­blème sur com­ment la classe domi­nante a réus­si à cas­ser l’imaginaire révo­lu­tion­naire en terme de trans­mis­sion ! Donc, ne nous éton­nons pas que des gens sin­cères consi­dèrent que l’Islam est contra­dic­toire avec le pro­gres­sisme, la révo­lu­tion, le chan­ge­ment social, etc…

QF : Ces débats stra­té­giques ont eu lieu sous des formes, à des époques et des lieux dif­fé­rents. J’aimerais t’interroger sur ces diver­gences stra­té­giques. Si on regarde le mou­ve­ment des droits civiques au Etats-Unis, il y a eu ce débat là : mou­ve­ment de masse, radi­ca­li­té, mou­ve­ment auto­nome, Mal­colm X, Mar­tin Luther King, les Black Pan­thers… Que peux-tu en retirer ?

S.B : Ce que je peux en reti­rer, c’est la conclu­sion des Black Pan­thers : « on est dans la cave et quand on tape un peu, juste au des­sus de nous, on trouve d’autres per­sonnes qui sont blanches… » Ce que disent les Black Pan­thers sur le bilan de leur mou­ve­ment c’est qu’ils ont eu rai­son d’être radi­caux, donc pas de renie­ment. Mais la ques­tion, c’est aus­si : « rup­ture pour s’isoler ou rup­ture pour conver­ger » À un moment, les Black Pan­thers n’avaient pas de pers­pec­tives de conver­gence. Le bilan qu’ils tirent de leur mou­ve­ment c’est une sous-esti­ma­tion du besoin de conver­gence avec d’autres caté­go­ries de la classe ouvrière. Mais ça ne remet pas en cause la posi­tion de rup­ture à un moment don­né. Le débat aujourd’hui n’est plus : « Est-ce qu’il y a un héri­tage colo­nial ? » , le sujet est acquis. Dans les quar­tiers popu­laires, la ques­tion qui est posée c’est soit : « on les envoie tous bala­der ! », on crée notre monde à nous, on rompt pour s’isoler parce qu’ils n’y croient plus, soit : « la rup­ture, on ne sait pas com­bien de temps elle va durer, mais il faut la poser et qu’elle soit radi­cale. » Ca, ça peut ame­ner à des trans­for­ma­tions auprès de pro­gres­sistes blancs qui petit à petit seront obli­gés de se poser la ques­tion de leur com­mu­nau­té de des­tin avec d’autres. Dans « La situa­tion de la classe ouvrière en Angle­terre », Engels dit : « Le capi­ta­lisme, c’est un sys­tème de concur­rence : on le sait et la classe ouvrière l’a com­pris. Mais pour orga­ni­ser cette concur­rence, ils doivent la déve­lop­per chez les ouvriers. Donc je pense qu’on a inté­rêt à vrai­ment s’attacher à l’intérêt de la classe domi­nante à uti­li­ser tout ce qui peut créer du cli­vage. Dans ce qui peut créer du cli­vage, il y a l’imaginaire colo­nial, il y a l’imaginaire sexiste, il y a ce que j‘appelle l’imaginaire « âgiste », c’est-à-dire : les jeunes n’ont pas besoin de bos­ser, ils ont besoin de moins d’argent… Donc, on voit bien com­ment tout le sys­tème est construit pour orga­ni­ser la concur­rence entre les tra­vailleurs. Et pour le faire, il s’appuie sur des choses concrètes : il reste des idées sexistes dans la classe ouvrière ?, on s’appuie sur ces idées sexistes, il reste un héri­tage colo­nial ?, on revi­vi­fie cet ima­gi­naire colo­nial, il reste du mépris pour les jeunes ?, on revi­vi­fie la peur des jeunes, etc… Ca, c’est si j’analyse de manière glo­bale. Si j’analyse par en bas : com­ment je trans­forme les choses ? En ne cédant plus sur ce sur quoi j’ai cédé. A la ques­tion de « com­ment on va agir ensemble ? » Moi de ma place, je me dis : « il n’y aura pas d’ « ensemble » si ils ne prennent pas en compte la réa­li­té des quar­tiers popu­laires, il n’y aura pas d’ « ensemble » qui mette de côté une par­tie du monde du tra­vail. Si c’est pas mûr, tant pis, mais moi je ne dimi­nue­rai pas des reven­di­ca­tions, je ne met­trai pas sous le tapis tel aspect parce qu’il choque telle autre personne.


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