Grève en Belgique : Haro sur les grévistes et les syndicats

La condamnation médiatique de la grève s’est doublée d’une offensive contre le droit de grève et le syndicalisme.

par Daniel Zamo­ra, le 3 jan­vier 2012

Le 6 décembre 2011, après 540 jours de négo­cia­tions, la Bel­gique dis­po­sait enfin d’un gou­ver­ne­ment. Mais dès le 2 décembre, le mou­ve­ment syn­di­cal, qui n’avait guère été enthou­sias­mé par la publi­ca­tion de l’accord de gou­ver­ne­ment, les mesures concer­nant les pen­sions, le chô­mage et les coupes dans les ser­vices publics, avait orga­ni­sé une mani­fes­ta­tion contre l’austérité ayant ras­sem­blé entre 60 000 et 80 000 per­sonnes : la plus grande mobi­li­sa­tion sociale en Bel­gique depuis le « pacte des géné­ra­tions » (réforme du sys­tème de pen­sions) en 2005. Puis vint la grève du 22 décembre…

Dès le 6 décembre, des mesures concrètes sont annon­cées et la pre­mière concerne à nou­veau le sys­tème des pen­sions. Il s’agit de retar­der l’âge pos­sible de la pré­pen­sion de 60 à 62 ans. En réac­tion à cette mesure, un front com­mun syn­di­cal orga­nise le jeu­di 22 décembre un mou­ve­ment de grève dans les ser­vices publics. Cette mobi­li­sa­tion d’ampleur, blo­quant le pays, a déclen­ché une réelle offen­sive média­tique contre les syn­di­cats, sou­li­gnant « l’inévi­ta­bi­li­té » des réformes. Dans le quo­ti­dien Le Soir du 28 décembre, Phi­lippe Van Muyl­der, secré­taire géné­ral de la FGTB [Fédé­ra­tion géné­rale du tra­vail de Bel­gique.]], signait une tri­bune titrée : « La chasse aux syn­di­ca­listes est ouverte » [[À lire sur le [site du Soir.]]. Et pour cause !

Une réforme « nécessaire »

Le gou­ver­ne­ment et son accord ont été lar­ge­ment salués par la plu­part des grands médias : les mesures d’austérité seraient, disent-ils, « urgentes » et « inévi­tables ». Dès la mise en place du gou­ver­ne­ment et après la pre­mière mobi­li­sa­tion sociale du 2 décembre, le vice-pre­mier ministre Johan Vande Lanotte lance un appel dans le jour­nal Le Soir : « Avant même d’avoir un gou­ver­ne­ment, on a déjà mani­fes­té ! On est déjà en train de pré­pa­rer la grève. Ce n’est pas comme ça que marche, une démo­cra­tie ! […] Évi­tez de vous mettre hors-jeu ! Res­tez dans le jeu ! Deux mil­lions d’affiliés… Cela donne des res­pon­sa­bi­li­tés » (6/12/2011). Le mes­sage est clair : la réforme est inévi­table, ne mani­fes­tez pas. Les édi­to­ria­listes et jour­na­listes des dif­fé­rents quo­ti­diens fran­co­phones sui­vront reli­gieu­se­ment l’avis du gouvernement.

Le 20 décembre 2011, Béa­trice Del­vaux, édi­to­ria­liste en chef du Soir ne mâche pas ses mots : « Les grèves, com­pré­hen­sibles, ne chan­ge­ront rien à la réa­li­té et à la cruau­té de cette crise ». Les réformes seraient néces­saires et inévi­tables ; il fau­drait « s’adapter ». Les édi­to­crates font mine de s’attrister, mais le juge­ment est sans appel : « C’est ce qu’on appelle l’adaptation du modèle social, qui va de pair avec le recul social. Ces mesures nous étaient annon­cées comme inévi­tables depuis belle lurette ». Deux jours plus tard, on peut encore lire : « Le modèle social doit s’adapter, nous n’avons plus les moyens de nos dépenses, nous devons struc­tu­rel­le­ment réfor­mer […] Elles [les réformes] sont dures, hélas inévi­tables, nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes ». Le 21 décembre, Mous­tique (ex-Télé­mous­tique) se demande : « À quoi bon ? Les causes semblent déses­pé­rées. » Et la Libre Bel­gique, deux jours plus tard, titre :

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Le mou­ve­ment syn­di­cal lui-même, peut-on lire, doit se rendre à l’évidence. D’ailleurs, il le fait déjà… Selon Le Soir du 20 décembre, « Les syn­di­cats le recon­naissent à demi-mots : la marge de manœuvre du gou­ver­ne­ment Di Rupo est très étroite ». Et selon la Libre Bel­gique du len­de­main : « Il appa­rait aus­si que le banc syn­di­cal ne sait pas encore exac­te­ment vers où l’on va, ten­té par le rejet total des mesures gou­ver­ne­men­tales, mais aus­si convain­cu qu’on n’y cou­pe­ra pas… ». Il n’est donc « plus pos­sible de recu­ler », affirme Le Soir du 20 décembre. « Le gou­ver­ne­ment résis­te­ra-t-il à la pres­sion de la rue ? », fait mine de s’interroger, deux jours plus tard, la Libre Bel­gique. Et elle répond : « Oui. […] Il fau­dra exé­cu­ter la réforme des pen­sions telle qu’elle a été négo­ciée ».

On l’a com­pris : avant même qu’elle ne se déroule, la mobi­li­sa­tion est annon­cée comme irra­tion­nelle, inutile et contre-pro­duc­tive. Certes, l’expression des gré­vistes est « légi­time ». Mais elle est le reflet d’une « inquié­tude », d’un « sen­ti­ment com­pré­hen­sible », d’une « peur », et non d’une posi­tion rai­son­nable. Et selon l’éditorialiste de la Libre Bel­gique du 22 décembre, le res­pect du droit de grève ne relève que de la tolé­rance : « Nous pen­sons que les syn­di­cats font fausse route en para­ly­sant le pays. On peut néan­moins tolé­rer l’idée que ce droit de grève soit action­né, dans les formes, comme cata­ly­seur du mécon­ten­te­ment des tra­vailleurs en ces temps de remise à plat d’un des piliers de notre modèle social ».

Dans ces condi­tions, il n’est guère sur­pre­nant que les édi­to­ria­listes s’attardent, non sur le fond des mesures impo­sées par le gou­ver­ne­ment, mais sur la com­mu­ni­ca­tion de ce der­nier. Or, pon­ti­fie Le Soir du 20 décembre, « la com­mu­ni­ca­tion du gou­ver­ne­ment a été nulle ». Et de pré­ci­ser : l’important est donc de « dia­lo­guer, expli­quer […] Le par­cours qui s’annonce est rude pour un citoyen qui, de plus, a été mis au fri­go plus de 500 jours. Il faut l’accompagner ». La Libre Bel­gique en conclut deux jours plus tard que le gou­ver­ne­ment doit pour­suivre « un long tra­vail d’explication et de péda­go­gie », « pour faire pas­ser des mesures déli­cates voire impopulaires. »

Cette cam­pagne média­tique de sou­tien aux mesures ne peut donc qu’anticiper la dénon­cia­tion d’une grève « pour rien ».

Un « jeu­di noir », une « grève pour rien »

La pre­mière pré­oc­cu­pa­tion des média­crates a ain­si consis­té à infor­mer sur l’ampleur et les effets de la grève, bien davan­tage que sur les rai­sons de la colère qui s’y expri­mait, en recou­rant à un voca­bu­laire d’apocalypse : « Chaos en vue ! » annonce Le Soir du 21 décembre. « L’enfer des voya­geurs a com­men­cé », confirme la Libre Bel­gique du même jour. DH, les 20 et 22 décembre, synthétise :

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Et encore :

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La Libre Bel­gique du 21 décembre, à la « Une », porte le deuil…

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… Et en pages intérieures :

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La Libre Bel­gique donne éga­le­ment la parole aux « usa­gers » et notam­ment à un cer­tain Gian­ni Tab­bone. Auteur d’un site pour les navet­teurs, il regrette le début de la grève mer­cre­di dans les trains : « L’action (sau­vage) de trop pour les usa­gers. […] Cette action de mer­cre­di est abso­lu­ment déso­lante car les usa­gers du train, prin­ci­pa­le­ment wal­lons mais aus­si fla­mands, se sont fait avoir une fois de plus » (22/12/2011). Un entre­tien par­mi les nom­breux « por­traits » de « simples » citoyens.

Une simple « contri­bu­tion » à la créa­tion d’une oppo­si­tion entre le droit de ceux qui tra­vaillent et la « gré­vi­cul­ture » de ceux qui ne tra­vaillent pas. « Blo­quer une entre­prise ou un ser­vice public, est-ce vrai­ment rendre ser­vice aux tra­vailleurs ? Pour­quoi embê­ter les simples citoyens ? » se demande de manière faus­se­ment naïve le jour­na­liste de Mous­tique (21/12/2011).

Après l’appel de la rai­son – « c’est inévi­table » –, cet appui à peine dégui­sé au gou­ver­ne­ment le len­de­main de la grève :

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Et, miracle du pluralisme :

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Si le gou­ver­ne­ment n’a pas recu­lé, c’est que la grève n’a ser­vi à rien. Le 23 décembre, deux des prin­ci­paux quo­ti­diens fran­co­phones titrent :

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Et, nou­veau miracle du pluralisme :

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Déjà le 2 décembre, l’éditorial du Soir pré­ve­nait que les mani­fes­ta­tions n’étaient pas utiles si répé­tées : « La colère et l’angoisse des citoyens face à ce monde qui bas­cule, aux déra­pages, doivent être expri­mées. Mais les mani­fes­ta­tions tirent leur force de leur rare­té et des résul­tats tan­gibles qu’elles pro­voquent. Faire des­cendre des mili­tants dans la rue ne peut se limi­ter à une opé­ra­tion de com­mu­ni­ca­tion ».

Trois semaines plus tard, le 23 décembre, la Libre Bel­gique « constate » : la grève « tombe mal. Sur­tout si elle s’éternise ». Ain­si, « par­mi ses dom­mages col­la­té­raux, la grève sau­vage (mar­di et mer­cre­di) et annon­cée (jeu­di) sur le rail belge va alour­dir les comptes […] de la SNCB Logis­tics ». Mous­tique, deux jours aupa­ra­vant, avait « com­pris » que la crise est jus­te­ment une mau­vaise rai­son de faire grève : l’activité éco­no­mique belge n’a « pas besoin de cela en ce moment ».

La condam­na­tion média­tique de la grève s’est dou­blée d’une offen­sive contre le droit de grève et le syndicalisme.

Un droit de grève abu­sif, des syn­di­cats nocifs

Dès le 22 décembre, la Libre Bel­gique titre son édi­to­rial : « Un droit, pas tous les droits ». La suite confirme : « Le droit de grève est un droit fon­da­men­tal mais qui ne donne pas tous les droits, n’autorise pas tous les excès ». La grève « sau­vage », cette « mau­vaise pra­tique » du mer­cre­di, n’est « pas accep­table », illus­trant les Wal­lons « de la pire des manières » en « pre­nant en otage des mil­liers de navet­teurs ». Il fau­drait ain­si que les gré­vistes Wal­lons arrêtent « de se tirer une balle dans le pied… ».

Le Soir du 23 décembre opte pour ce titre qui s’avère tout sauf ano­din : « Où s’arrête le droit de grève ? ». Si Matéo Ala­luf, socio­logue du tra­vail à l’ULB, essaie d’en défendre le prin­cipe, la ques­tion sui­vante du jour­na­liste est claire : « Ce droit de grève donne donc tous les droits ? ». Est-ce « encore rai­son­nable ? ». Avec un sens aigu des nuances, Marc de Vos, membre d’un think tank influent, a quant à lui com­pa­ré les gré­vistes au tueur qui a fait six morts à Liège en décembre. « Ce qui s’est pas­sé jeu­di est inac­cep­table, parce qu’il faut res­pec­ter le droit de tous. On a le droit de faire la grève, mais on a pas le droit d’empêcher les gens d’aller tra­vailler ». Il va même jusqu’à com­pa­rer la grève à une tue­rie : « Si vous vou­lez cap­ter beau­coup d’attention, faites comme ce tireur fou de Liège… C’est une logique cri­mi­nelle, ça, où est la limite ? Après les blo­cages, les chan­tages, où cela va-t-il s’arrêter ? N’oublions pas que nous vivions dans un État de droit tout de même ». Cette pré­ten­due remise en cause de l’État de droit par les gré­vistes offre une occa­sion de pro­po­ser de dis­cu­ter d’une loi sur un « ser­vice mini­mum ».

… Et de mettre en cause, le rôle des syn­di­cats. La « Une » de Mous­tique (17 – 23 décembre 2011) donne le ton :

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Le « dos­sier » consa­cré aux syn­di­cats par l’hebdomadaire « Télé mous­tique » est pro­ba­ble­ment le plus agres­sif de tous.

Sous le titre, « À quoi servent les syn­di­cats ? », on peut lire ce recueil de sté­réo­types « Ils aiment mani­fes­ter et faire la grève. Ils n’aiment pas les patrons ni le chan­ge­ment. Quelles réa­li­tés se cachent der­rière les cli­chés que char­rient les syn­di­cats ? » [À lire sur [le site de Mous­tique.]]. L’enquête pro­met donc d’être « objec­tive ».

En exergue, ces ques­tions et asser­tions pro­met­teuses : « Les syn­di­cats sont des struc­tures archaïques et dépas­sées » ; « Créées au XIXe siècle, les orga­ni­sa­tions de défense des tra­vailleurs sont-elles encore adap­tées au XXIe siècle ? », « Se syn­di­quer, c’est rin­gard et inutile » ; « S’ils ne servent plus à rien, pour­quoi conti­nuer à payer des coti­sa­tions ? Un monde sans syn­di­cat tour­ne­rait-il moins rond ? ». Et l’ « enquête » tient toutes ces promesses.
Mor­ceaux choisis :

 — Ven­dre­di 2 décembre. C’est avec une cer­taine appré­hen­sion que les navet­teurs se rendent à la gare. En ce jour de mani­fes­ta­tion natio­nale contre l’austérité, ils craignent de se frot­ter à une nou­velle pagaille sur le rail. Mais c’est tout le contraire : la cir­cu­la­tion n’a jamais sem­blé aus­si fluide et les pan­neaux horaires n’indiquent aucun retard. Nulle part. Ben tiens, pense-t-on, quand il s’agit de convoyer les cama­rades syn­di­qués vers une manif, les che­mi­nots font bien les choses…

 — Sur les quais de la gare du Midi, les trains déversent des groupes vêtus de rouge, de vert et de bleu. Des mani­fes­tants sont déjà bien exci­tés. On entend des cris et des chants. Cer­tains navet­teurs sou­rient, d’autres affichent une moue de répro­ba­tion. “Il y en a qui car­burent pas qu’au café”, nous glisse un com­pa­gnon de voyage. En quelques minutes, nous vivons l’illustration de deux images qui collent à la peau des syn­di­cats : leur culture de la grève et celle du mani­fes­tant braillard et bour­ré, trop content d’échapper à un jour de tra­vail pour venir per­tur­ber l’activité des “hon­nêtes travailleurs”.

 — Se faire élire délé­gué, c’est entrer dans la caste de ceux qui sont les plus dif­fi­ciles à virer. Est-ce la seule moti­va­tion à se pré­sen­ter sur les listes ?

Pour­tant, Mous­tique n’est pas le seul enfi­ler des perles anti-syn­di­cales. Le Soir du 23 décembre offre ce bijou à ses lec­teurs : « Les bar­rages aux portes de Bruxelles ont été levés vers 10h30. L’heure de l’apéro ont médit les vilains. De l’apéro, du shop­ping de Noël, ou du retour à la mai­son jusqu’à la pro­chaine fois. Un jour de grève c’est un jour de grève quoi ! ».

En atten­dant la pro­chaine et pro­bable grève du 30 jan­vier, nul doute que la cam­pagne de pro­pa­gande se pour­sui­vra. Faire accep­ter la pilule de l’austérité, ça se travaille…

Daniel Zamo­ra

Source de l’ar­ticle : ACRIMED