“Toussaint Louverture”, le film
par Patrick Elie, le 24 janvier 2012
Patrick Elie fut secrétaire d’État à la Sécurité publique (1994 – 1995) sous Jean-Bertrand Aristide.
La question de la nationalité fait de nouveau la une de nos journaux et autres médias. Le Sénateur Moïse Jean-Charles a en effet lâché une véritable bombe sur une scène politique déjà passablement agitée : notre Président serait un Italo-Américain et plusieurs des membres du gouvernement Conille détiendraient plus d’une nationalité. C’est le plus récent scandale sorti du chapeau de nos politiciens et directeurs d’opinion, pour semaine après semaine, nous hypnotiser et détourner notre attention des problèmes réels de ce pays, qui sont pourtant si profonds et nombreux.
C’est établi : l’Haïtien est nationaliste et orgueilleux. Qui pourrait le lui reprocher, compte-tenu du prix extrême payé par nos ancêtres, pour transformer le camp de concentration appelé Saint Domingue en une patrie.
Je me revendique Haïtien, mais j’abhorre le nationalisme dont se gargarisent ceux qui encombrent et polluent le discours médiatique. Nous venons tout juste d’en avoir un exemple à l’occasion de l’inauguration du campus de Limonade. Je précise “campus” et non “université”. En fait, le terme exact devrait être “complexe immobilier” de Limonade. Mais peu importe ! Cependant, parler de “l’Université de la Honte” ou de la giffle assénée à notre pays par la République Dominicaine, relève de la plus crasse bêtise. Un cadeau s’accepte avec élégance et gratitude, puis s’utilise avec efficacité. En aucun cas, il ne saurait servir de “casus belli” entre deux peuples dont tout l’intérêt est de vider progressivement leurs contentieux et de saisir l’occasion de développer leur solidarité. Il faut remarquer que ce nationalisme est aussi sélectif qu’exacerbé ; il ne s’exerce que contre les “petits pays” les plus proches de nous. Nos ténors nationalistes sont remarquablement silencieux devant les cadeaux de l’Espagne, de la France et des États-Unis, trois pays qui nous ont pourtant causé le plus de torts. “Dan pouri gen fòs sou banann mi”. Affaire de visas sans doute.
En outre, je me sens très mal à l’aise face à une nationalité basée sur le sang. Scientifiquement, cela ne tient pas la route. Il n’y a pas de races humaines, seulement une espèce de bipèdes assez étranges, tous également doués pour le langage et la connerie. On a beaucoup insisté sur leur propension à s’affronter sous des prétextes divers, à se traiter mutuellement d’animaux, voire de démons. La réalité est qu’ils n’ont cessé d’inter-copuler, avec toujours le même résultat : ni une nouvelle espèce, ni un mûlet, ni un mûlâtre, ni un mutant mais tout simplement un humain, avec la même impressionnante capacité pour la communication et la connerie.
Je hurle en silence, chaque fois que j’entends insulter Toussaint Louverture, en l’affublant du titre de “Génie de la Race”, ou Dessalines de “Défenseur de la Race”. L’un comme l’autre étaient des génies et défenseurs de l’humanité, point boule. Réduire ces deux géants à une dimension qu’ils ont contesté au prix de leur vie, me paraît extraordinairement irrévérencieux.
La nationalité fondée sur le sang. Quelle bêtise !
De ce nationalisme là, on glisse imperceptiblement, vers le national-socialisme, le fascisme, le racisme et l’intolérance. J’attends avec angoisse la résurgence du terme : “Haïtien authentique”.
Un de mes amis soufre d’anémie aplasique. Il doit être transfusé au Canada, chaque 15 jours. Vous imaginez bien qu’il n’est pas très regardant sur la nationalité de ses donneurs. Mais qui est-il aujourd’hui ? Depuis le temps que dure son épreuve il n’a plus une goutte de ce sang précieux transmis par une mère ou un père, eux-mêmes Haïtiens d’origine et “n’ayant jamais renoncé à leur nationalité”. Est-il condamné à ne plus servir le pays où il est né et auquel il n’a pas cessé de vouer sa vie ? Un éternel touriste à la peau bronzée ?
Faut-il rappeler à nos nationalistes de service, que pas un des héros de l’Indépendance n’était “Haïtien d’origine”; ni Makandal, ni Pétion, Toussaint ou Dessalines. Quant aux sublimes va-nus-pieds, ils étaient en majorité des Africains pur jus, nés hors Saint-Domingue. Ces héros que nous ne cessons de célébrer ont forgé eux-mêmes une patrie, au prix “du sang de la sueur et des larmes”, plutôt que d’accepter la nationalité dont la France proposait de les affubler. Et si j’ai bien compris la Constitution de 1805, elle insistait sur le patriotisme plutôt que sur la nationalité. Très tôt après la proclamation de l’Indépendance, des Haïtiens sont partis se battre et verser leur sang pour libérer les pays de notre Amérique, qui leur en gardent encore reconnaissance.
D’ailleurs, l’histoire mondiale nous offre bien des exemples de ces hommes et femmes qui se sont battus, ont sacrifié volontairement leurs vies pour des pays où ils n’étaient pas nés.
Faut-il rappeler le glorieux épisode des Brigades Internationales, qui ont mobilisés des milliers de volontaires de nombreux pays, pour la défense de la République Espagnole contre les fascistes dirigés par Franco et appuiyés par Hitler et Mussolini ?
Le groupe Manouchian, résistant à l’occupation nazie de la France a été immortalisé par le poème “L’Affiche Rouge” de Louis Aragon, plus tard mis en musique par Léo Ferré. Sur les 23 membres du groupe qui furent capturés et exécutés, par la Gestapo seuls 3 étaient de nationalité française. Ont-ils moins mérité de la France que les miliciens de Vichy, nés de père ou de mère français “n’ayant jamais renoncé…”
Plus près de nous, Che Guevara offre un exemple encore plus saisissant de la dissociation entre nationalité et patriotisme. Né Argentin, il a participé au Guatemala au mouvement de Jacobo Arbenz, est devenu l’un des 5 Commandante de la Révolution cubaine, s’est battu au Congo contre la dictature de Mobutu, avant d’être assassiné en Bolivie.
Les nationalistes de chez nous qui vocifèrent le plus, sont en même temps les plus fervents admirateurs de nos tuteurs Nord-Américains. Certains sont même allés jusqu’à fonder un “Club Barak Obama” en Haïti, et tous tiennent à leur visa ou à leur “green card”, plus qu’à la prunelle de leurs yeux.
Ils oublient sans doute, que si les USA sont devenus et restent encore hégémoniques, tant des points de vue économique, scientifique et militaire, c’est en grande partie pour avoir été peu regardants sur l’origine ou la nationalité de qui pouvait contribuer au progrès du pays. Ainsi, Einstein, juif allemand, Enrico Fermi, Italien, qui ont tous les deux joué un rôle déterminant dans le développement de l’arsenal et de l’industrie nucléaires américains. On peut ajouter à cette liste, Modibo Diarra, le Malien. En politique on peut citer Henry Kissinger, né en Allemagne ; Zbigniew Brzezinski le Polonais et Madeleine Albright native de la Tchécoslovaquie. Le premier a été sous Nixon, le Ministre des Affaires Étrangères le plus influent de la seconde moitié du 20ème siècle. Brzezinski a servi Jimmy Carter comme principal conseiller en sécurité nationale, il a été entre autre l’architecte de la normalisation des relations avec la Chine et des accords de Camp David. Quant à Madame Albright, elle a représenté le régime Clinton et les États-Unis à l’ONU.
La plupart d’entre nous sommes fiers de Michaëlle Jean, qui a été Gouverneur-Général du Canada, donc Chef d’État de ce pays où des milliers de nos compatriotes ont émigré pour des raisons diverses et se sont signalés par leur contribution au développement de leur société d’acceuil. Ils on été médecins, savants, enseignants à tous les niveaux et mêmes maires et députés, car jamais le Canada n’a refusé leur apport, au prétexte de leur lieu de naissance. Pour revenir à Madame Jean, dont l’attachement à sa patrie d’origine ne peut être mis en doute, rappelons qu’elle est Haïtienne de sang, Française par le mariage et Canadienne par naturalisation. Dans notre pays toujours singulier, mais de moins en moins beau, elle eût été crucifiée pour cette triple appartenance, si jamais elle avait prétendu postuler la mairie de Jacmel.
Nous nous obstinons, au nom d’un nationalisme viscéral, à priver notre patrie de la compétence et du patriotisme patiemment engrangés dans notre diaspora, mais également de la contribution d’étrangers d’origine, sincèrement attachés à la cause haïtienne. Haro, sur qui n’est pas Haïtien de sang ! Pourtant des diplomates et dirigeants d’ONG qui n’ont ni affection ni respect pour nous, dirigent notre vie quotidienne et balisent notre futur, depuis le contenu de nos assiettes, jusqu’au budget de l’État et au formatage de notre force publique.
Constitution et Nationalité
La Constitution de 1987 est un tissu d’incohérences et d’incongruités, élaboré par une dictature militaire, surtout préoccupée de garantir les privilèges de la soldatesque, quitte à jeter quelques os démocratiques à un peuple assoiffé de changement. Les ambiguïtés de cette charte, les différences entre ses versions Créole et Française, sont devenues le fond de commerce des juristes, constitutionnalistes et autres politologues qui prétendent nous faire la leçon.
Aujourd’hui, que nous avons, non pas une mais trois Constitutions (en Français non-amendée, en Français amendée et en Créole intouchée), nos experts se déchaînent. Cependant, la vérité est toute simple : la Constitution de 1987, si pointilleuse quant à la nationalité du Président de la République, celle du Premier Ministre, des Députés et Sénateurs, est muette sur celle des Délégués et Vice-Délégués, des membres de la Cour de Cassation, des Commandant-en Chef des FAd’H et de la PNH, du Protecteur du Citoyen, et est plutôt vaseuse sur les membres d’ASEC, les maires, le Conseil Électoral Permanent etc… Quoi d’étonnant que dans un tel marécage, les crocodiles se meuvent avec tant de souplesse.
A la Commission sénatoriale, récemment formée, je recommanderais de se concentrer sur la nationalité du Chef de l’État et celle du Premier Ministre, plutôt que de se lancer dans une chasse tout azimut, équivalant de fait à noyer le poisson. Si l’un ou l’autre de ces plus hauts fonctionnaires détenait de fait une autre nationalité, il devrait être condamné, non sur cette base, mais pour avoir délibérément trompé leurs concitoyens.
Le nationalisme est une revendication tonitruante et souvent creuse, le patriotisme un engagement, un don de soi. La nationalité est un héritage, alors qu’une patrie se mérite, c’est une conquête permanente. L’être humain n’est pas ce qu’il naît, mais ce qu’il fait.
Pour ma part, je n’aurais aucun problème à être dirigé par un Chef de l’État serbo-croate, pourvu qu’il aie démontré, hors de tout doute, son engagement pour la démocratie et le progrès en Haïti. Un patriote en somme.
Kimathi Donkor, Toussaint L’Ouverture at Bedourete (2004)