Héritages… par Hernan Calvo Ospina

Pourquoi aimez-vous tant la mère et la chasteté des femmes ? m’a demandé un jour une jeune française. C’est notre héritage, lui ai-je répondu.

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mar­di 17 jan­vier 2012, par Her­nan­do Cal­vo Ospina

Texte pré­sen­té par Her­nan­do Cal­vo Ospi­na lors du col­loque inter­na­tio­nal : « Pour une civi­li­sa­tion de l’émancipation humaine — Trans-Révo­lu­tions, Révo­lu­tions indi­vi­duelles et col­lec­tives », orga­ni­sé à Paris les 2, 3 et 4 décembre 2011 par l’Association TRIP, Tra­vaux de Recherche sur l’Inconscient et la Pul­sion, de France, et le Centre Natio­nal d’Education Sexuelle de Cuba, Cene­sex. Avec le Sou­tien du Grand Soir.

Il y a quelques années j’ai don­né une confé­rence dans une uni­ver­si­té espa­gnole. Le moment du débat est arri­vé et une per­sonne dans le public m’a deman­dé pour­quoi nous les Lati­no-amé­ri­cains nous avions une pho­bie des homo­sexuels. Ce n’était pas le sujet de ma confé­rence, mais je n’ai pas vou­lu lais­ser pas­ser cette occa­sion. « Ce n’est pas une pho­bie, lui ai-je répon­du : Mal­heu­reu­se­ment c’est un héri­tage. Un par­mi tant d’autres. » Dans la salle, le silence s’est ins­tal­lé, et cer­tains ont échan­gé des regards éton­nés. J’ai com­pris que ma réponse n’était pas assez claire, alors je me suis lan­cé dans une explication.

Même s’il n’est connu que pour ses pro­phé­ties catas­tro­phiques, Nostra­da­mus était aus­si méde­cin. Il pres­cri­vait l’eau comme médi­ca­ment contre les mala­dies. Car les maux sont géné­rés par la sale­té. Mais dans l’Europe chré­tienne l’eau n’était bonne que pour les bap­têmes. Rap­pe­lons que la reine Isa­bel la Catho­lique s’est lavée trois fois dans toute sa vie, et le Roi Soleil (Louis XIV) une seule fois. Lorsque le chris­tia­nisme s’est impo­sé en Espagne et que les musul­mans ont été expul­sés, les rois ont fait détruire toutes les douches publiques construites par les musul­mans. L’Eglise voyait l’eau et le bain comme une porte ouverte vers le péché en rai­son du plai­sir pro­cu­ré au corps. On disait que les hommes musul­mans s’adonnaient dans ces lieux à la for­ni­ca­tion entre hommes, et l’eau était la coupable.

Lorsque les Euro­péens, par­ti­cu­liè­re­ment les Espa­gnols envoyés par doña Isa­bel, arri­vèrent sur le conti­nent amé­ri­cain, ils trou­vèrent des autoch­tones qui jouis­saient plei­ne­ment de l’eau. En effet, nombre de leurs rites sacrés avaient lieu dans les rivières et lagunes. Rien que pour cette rai­son ils méri­taient d’être assas­si­nés sous la croix et l’épée, mais le fait que dans beau­coup de ces socié­tés indi­gènes l’homosexualité se pra­ti­quait libre­ment, avant ou après le bain, cela méri­tait plu­sieurs mil­lions de morts.

99% des pre­miers conquis­ta­dors espa­gnols, anglais, fran­çais, hol­lan­dais et por­tu­gais qui arri­vèrent sur ces terres étaient des aven­tu­riers, des délin­quants et des assas­sins, en un mot très machos. Pour ces mâles, l’homosexualité était un signe de fai­blesse, de fémi­ni­té : cela leur ins­pi­rait le dégoût. Et c’est leur culture, la culture du vain­queur, qui s’est imposée.

- D’où vient cette image de machos qu’ont les Latinos ?

Encore une ques­tion qu’on me pose sou­vent. En grande par­tie par héri­tage. Le machisme, les Espa­gnols nous l’ont offert, mais l’image de ce machisme a été mode­lée et dif­fu­sée par les Etats-Unis. Le macho lati­no, on l’imagine avec des mous­taches, rude, pro­fi­tant phy­si­que­ment des femmes et géné­ra­le­ment violent. Et même si cela semble incroyable, c’est une image « mar­ke­ting » qui a com­men­cé à prendre forme au début du siècle pas­sé. Le pro­to­type du macho c’est Pan­cho Vil­la, et ce n’est pas un hasard. Disons que c’est lui le « cou­pable ». En mars 1916, ce révo­lu­tion­naire mexi­cain a fait ce qui n’avait jamais été fait et qui n’a jamais été repro­duit depuis : il a fran­chi la fron­tière éta­su­nienne pour atta­quer le vil­lage de Colum­bus, au Nou­veau Mexique, où avec ses troupes il a réduit à néant la caserne mili­taire. La réac­tion ne s’est pas fait attendre : les troupes éta­su­niennes l’ont pour­sui­vi sur des dizaines de kilo­mètres à l’intérieur du Mexique, sans pou­voir le cap­tu­rer. C’est alors qu’on a com­men­cé à uti­li­ser son image pour la ridi­cu­li­ser à tra­vers la presse, aux Etats-Unis, et bien vite en Europe aussi.

- Pour­quoi aimez-vous tant la mère et la chas­te­té des femmes ? m’a deman­dé un jour une jeune française.

C’est notre héri­tage, lui ai-je répon­du. La mère est syno­nyme de Marie, la sainte vierge. Ce n’est pas pour rien que Maria est le nom le plus popu­laire dans nos contrées impré­gnées de reli­gion chré­tienne. Marie a mis au monde Jésus de Naza­reth sans qu’un homme ne la touche, pas même son époux Joseph. Seul le Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, entra par la fenêtre et elle se retrou­va enceinte. De plus, en 1854, le pape de Rome a dit que Marie était arri­vée au monde sans « qu’aucun péché n’eut été com­mis », c’est-à-dire que sa mère non plus n’avait pas été tou­chée par un homme pour la conce­voir. Cette vir­gi­ni­té de Marie est celle qui lui a don­né ce pres­tige de l’intouchable, de l’immaculée. Nos mères doivent en être la preuve. Les hommes l’ont écrit dans la Bible pour que leurs femmes suivent l’exemple de la pure­té. Notre mère, notre épouse, est une vierge Marie avant d’être une femme. Elles doivent vivre pour la dévo­tion, la souf­france et le don de soi à l’époux et aux enfants. Elles n’ont pas le droit de pécher et à peine de jouir de leur corps.

Per­sonne ne peut ima­gi­ner avoir pour mère une Ève, celle qui pous­sa Adam à pécher avec sa pomme pel­vienne, et celle qui fut cou­pable que Dieu nous punisse en nous expul­sant du para­dis. Pour­tant Ève est tou­jours au cœur des rêves de l’homme, mais pas dans sa maison.

L’Eglise nous a appris que le para­dis est rem­pli de pauvres alors que l’enfer est plein de pédés et d’Èves.

- Pour­quoi cer­taines grandes femmes n’ont pas la même place que d’autres dans l’histoire lati­no-amé­ri­caine ? me repro­chait une étu­diante bruxelloise.

L’héritage, encore l’héritage. Je lui ai don­né deux exemples. Manue­li­ta Sáenz, une Equa­to­rienne. Même si elle a gagné depuis l’année der­nière le titre de Grande Libé­ra­trice, on garde d’elle une image de putain ou presque, car c’est ce que les textes his­to­riques sous-entendent. Elle fut le grand amour du liber­ta­dor Simon Boli­var. Elle l’a accom­pa­gné, elle s’est bat­tue à ses côtés, épée à la main, contre les troupes espa­gnoles. Elle por­tait l’uniforme mili­taire, ce qui était scan­da­leux pour les dames de l’époque. Mais ce qui a le plus cho­qué c’est qu’elle appar­te­nait à la grande bour­geoi­sie et qu’elle était mariée à un Anglais. Les puis­sants enne­mis de Boli­var, espa­gnols et créoles, com­men­cèrent à construire l’image de « la » Manue­la, la putain. Elle vivait en Colom­bie à la mort de Boli­var. Elle en fut expul­sée, et même son propre pays lui inter­dit le retour. Elle mou­rut bien pauvre, exi­lée dans un vil­lage per­du du Pérou. On ne par­donne pas les rebelles. Et encore moins les femmes rebelles.

La Malinche était une indienne mexi­caine, l’une des rares indiennes qui appor­ta son aide aux enva­his­seurs et géno­ci­daires de son peuple. Elle a tra­hi et livré les secrets des siens aux Euro­péens. Ceux qui ont écrit l’histoire offi­cielle, c’est-à-dire les vain­queurs, l’ont dési­gnée mère sym­bo­lique des Mexi­cains. On a dres­sé de nom­breuses sta­tues à son effigie.

A Car­ta­ge­na, en Colom­bie, se trouve l’une des sta­tues les plus popu­laires du pays, celle de l’indienne Cata­li­na. Elle aus­si, elle avait tra­hi son peuple. Elle livra même son propre père pour qu’il soit assas­si­né parce qu’il était rebelle.

Le pou­voir euro­péen nous a appris qu’il est bon de tra­hir pour­vu qu’on soit de son côté.

- Pour­quoi les Mexi­cains veulent-ils occul­ter que l’artiste peintre Fri­da Kah­lo était bisexuelle ? Cette ques­tion m’a été posée à plu­sieurs reprises.

C’est notre héri­tage. Mais par chance ce sont ses talents artis­tiques en tant que peintre qui ont pri­mé sur ses pen­chants sexuels. Car cette Mexi­caine qui était mariée au peintre Die­go Rive­ra, a joui de son corps jusqu’à la satié­té. Membre du Par­ti Com­mu­niste, elle fut l’amante entre autres, de l’homme poli­tique russe Léon Trots­ky et de son épouse, mais aus­si de Tina Modot­ti, de Maria Félix, Cha­ve­la Var­gas et de nom­breuses autres femmes, célèbres ou simples citoyennes. Elle disait que le plai­sir de la chair l’inspirait, mais sur­tout qu’il l’aidait à sur­mon­ter toutes les dou­leurs cor­po­relles dont elle a souf­fert durant presque toute sa vie. La « socié­té res­pec­table » mexi­caine, taillée dans la même pierre que l’européenne ou l’étasunienne, ne pou­vait tolé­rer une image aus­si peu « conve­nable » pour l’une de ses plus grandes figures.

Pour ter­mi­ner, il me reste une his­toire à vous racon­ter. Mais avant, je vou­drais vous rap­pe­ler les paroles de Mon­sei­gneur Gaillot et de Mme Danielle Mit­ter­rand qui nous a quit­tés tout récem­ment. Je me suis entre­te­nu avec ces deux per­son­na­li­tés, sépa­ré­ment, et tous deux me disaient que l’avenir se construi­sait en Amé­rique latine. C’est vrai. C’est le seul endroit au monde où les socié­tés sont en train de se trans­for­mer socia­le­ment et poli­ti­que­ment. Où on se bat pour en finir avec autant de tares, autant de mau­vais héri­tages que plus de cinq-cents (500) ans de colo­nia­lisme idéo­lo­gique et cultu­rel euro­péen, puis éta­su­nien, nous ont lais­sés. Cuba est à l’avant-garde de ses trans­for­ma­tions. La lutte n’est pas facile, mais elle est en marche. Nous avons tou­jours été un sous-conti­nent rebelle. Depuis que les Euro­péens ont débar­qué, pas un jour n’est pas­sé sans qu’on ne lutte pour des trans­for­ma­tions indi­vi­duelles ou collectives.

Et main­te­nant pour conclure. Je vais racon­ter un épi­sode que je n’ai jamais racon­té, même pas à ma famille. A la fin de l’année 1985, j’étais en pri­son à Qui­to, comme pri­son­nier poli­tique, avec un autre com­pañe­ro. Nous avions déci­dé de nous éva­der. En pré­pa­rant le plan d’évasion, avec deux bra­queurs de banque et deux voleurs de bétail, nous nous sommes ren­du compte qu’il nous fal­lait une per­sonne de confiance qui ser­vi­rait de lien avec nos com­pañe­ros à l’extérieur de la pri­son. Ce ne pou­vait être mon épouse ni aucun de nos proches, parce qu’ils étaient pro­ba­ble­ment sui­vis. L’un des bra­queurs et un voleur pro­po­sèrent que ce soient leurs « femmes » (entre guille­mets) qui s’en chargent. Ils met­taient mettre leur main au feu qu’on pou­vait leur faire confiance. Nous avons accep­té. Et elles ont com­men­cé à nous aider comme de véri­tables mili­tantes. Elles tom­baient régu­liè­re­ment en pri­son pour pros­ti­tu­tion. Elles res­taient quelques jours, payaient une amende et res­sor­taient. Elles ne nous deman­dèrent jamais rien en échange, hor­mis un paquet de ciga­rettes ou un repas de temps en temps. Tout était prêt pour l’évasion pro­gram­mée le 1er jan­vier 1986. Mais quatre jours plus tôt, mon com­pañe­ro et moi nous avons été libé­rés et expul­sés au Pérou. Le plan a été sus­pen­du, mais quelques mois plus tard l’évasion a eu lieu. Ces femmes ont ris­qué leur vie pour nous et leurs hommes. Je n’ai jamais connu leurs véri­tables noms, je ne sais pas si elles sont encore vivantes, mais aujourd’hui ici je vou­drais pro­fi­ter de l’occasion pour les remer­cier. Et pour leur dire que j’ai tou­jours res­sen­ti un immense res­pect et une grande admi­ra­tion pour elles. Qu’elles ont démon­tré qu’elles ne font pas par­tie de la racaille sociale où on vou­drait les cataloguer.

On les appe­lait Lola et Maria, et c’était deux travestis.

Mer­ci beaucoup

Source : blog de Her­nan­do Cal­vo Ospina

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Malinche