Journalisme embarqué

La pro­fes­sion est donc confron­tée, plus que d’autres, à la ques­tion de son uti­li­té sociale.

La crise de la presse nour­rit for­cé­ment les inquié­tudes sinon l’angoisse des jour­na­listes tou­chés par le chô­mage et la pré­ca­ri­sa­tion. Les muta­tions appor­tées par Inter­net, les blogs, les forums et toutes les formes d’information en ligne pro­mettent un ave­nir incer­tain. Comble de l’horreur, un logi­ciel en ligne est en cours de déve­lop­pe­ment pour écrire les articles à par­tir de quelques mots[Lire Evge­ny Moro­zov, « [Un robot m’a volé mon Pulit­zer », Le Monde diplo­ma­tique, sep­tembre 2012.]]. La diver­si­fi­ca­tion des façons de faire le métier ajoute encore à la confu­sion. La pro­fes­sion est donc confron­tée, plus que d’autres, à la ques­tion de son uti­li­té sociale.

La ques­tion se pose à tous, même si elle se pose plus à cer­tains qu’à d’autres. Sans doute croit-on savoir immé­dia­te­ment à quoi servent les infir­mières et d’autres pro­fes­sions à l’utilité sociale mani­feste. D’autres métiers n’ont pas cette faci­li­té. Les scien­ti­fiques la posent depuis Emile Dur­kheim qui esti­mait que la science sociale « ne méri­te­rait pas une heure de peine si elle ne ser­vait à quelque chose ». On ne peut igno­rer qu’il n’est pas équi­valent de se poser la ques­tion avec un sta­tut de fonc­tion­naire et un salaire et de se la poser quand on est étu­diant et qu’on tra­vaille pour trou­ver un tra­vail. Si l’on défi­nit la situa­tion de jour­na­liste comme celle d’intermédiaire ou de média­teur, la crainte s’évanouit en par­tie. On voit mal com­ment la posi­tion sociale et pro­fes­sion­nelle serait abo­lie par l’avènement d’une com­mu­ni­ca­tion directe et spon­ta­née. A cet égard, Inter­net fait plus figure d’utopie que de menace réelle. Et si l’on consi­dère l’histoire de la pro­fes­sion, cette angoisse n’est pas nou­velle, ce qui la rela­ti­vise un peu. Elle est celle de toutes les posi­tions inter­mé­diaires, une sorte d’inconfort struc­tu­ral. Cette posi­tion pro­blé­ma­tique, de double contrainte ou de double bind, s’observe à la fois dans les rela­tions entre­te­nues par la presse avec les pou­voirs et dans ce qui lui sert de contre­poids, le public. Dans ce jeu d’équilibre instable, la posi­tion des jour­na­listes depuis que le rôle s’est pro­fes­sion­na­li­sé est tou­jours plus ou moins incon­for­table, ce qui peut expli­quer l’acuité de la réac­tion cor­po­ra­tiste mal­gré l’extrême diver­si­té des fonc­tions et des reve­nus. Si mes pro­pos visent un sys­tème, la situa­tion de crise n’est pas favo­rable à la réflexi­vi­té, elle engendre plu­tôt une sus­cep­ti­bi­li­té sys­té­ma­tique. Tant pis.

Il n’y a pas de sujet plus conve­nu que

garrigou.png

Alain Gar­ri­gou est pro­fes­seur de science poli­tique à l’université de Paris Ouest Nan­terre et direc­teur de l’Observatoire des son­dages, dont le site Inter­net (www.observatoire-des-sondages.org) est héber­gé par Le Monde diplo­ma­tique. Il est l’auteur notam­ment de Mou­rir pour des idées, Les Belles Lettres, 2010, et de Manuel anti­son­dages (avec Richard Brousse), La Ville Brûle, 2011.

la rela­tion entre­te­nue entre la presse et les pou­voirs. On ne sau­rait l’envisager une nou­velle fois dans une oppo­si­tion nor­ma­tive entre une presse libre, comme le reven­diquent le plus sou­vent les pro­fes­sion­nels, et une presse sou­mise, comme leurs cri­tiques le sou­tiennent. Si l’on consi­dère les condi­tions concrètes de l’exercice du métier, il n’y pas alter­na­tive et on ne peut envi­sa­ger la presse sans rela­tions avec le pou­voir — et réci­pro­que­ment. Pen­dant la guerre du Golfe, en 1991, une jour­na­liste fran­çaise pla­cée du côté de la « coa­li­tion » s’énerva un jour sur l’antenne en disant envier la place de son confrère de CNN, qui émet­tait depuis Bag­dad avec une antenne para­bo­lique et offrait au monde entier les images d’explosions et de tra­jec­toires de mis­siles dans le ciel ira­kien. Un spec­tacle déréa­li­sant for­cé­ment auto­ri­sé par Sad­dam Hus­sein, le chef peu démo­crate du pays. La jour­na­liste pro­tes­tait ain­si contre sa condi­tion de jour­na­liste « embed­ded » puisqu’elle com­pa­rait la liber­té rela­tive d’un jour­na­liste dans une dic­ta­ture au contrôle exer­cé par les armées de pays démo­cra­tiques. On peut se deman­der si — au-delà de la forme extrême d’une situa­tion de guerre — cette frus­tra­tion n’est pas typique de l’exercice de la pro­fes­sion. La presse a besoin des pou­voirs pour fonc­tion­ner tant elle dépend de leurs infor­ma­tions. Il ne s’agit pas seule­ment de la dépen­dance éco­no­mique, si banale que l’on est ten­té de la consi­dé­rer comme irré­mé­diable. Les ten­ta­tives d’affranchir la presse de l’argent ont lar­ge­ment échoué et la sou­mis­sion directe aux pro­prié­taires, ou indi­recte aux annon­ceurs, n’est pas un mythe. On semble s’y être rési­gné. L’idéologie pro­fes­sion­nelle conduit for­cé­ment à mini­mi­ser cette dépen­dance. Elle est en grande par­tie aveugle même s’il existe une cer­taine auto­no­mie, forte ou déri­soire selon les cas. Elle est redou­blée d’une dépen­dance fonc­tion­nelle par laquelle ce sont les pou­voirs qui pro­duisent les infor­ma­tions qui ali­mentent la presse : grandes bureau­cra­ties d’Etat, entre­prises et grandes orga­ni­sa­tions se sont dotées de ser­vices spé­cia­li­sés. Rela­tions de coopé­ra­tion plus que de pres­sion. Il est rare qu’un ministre obtienne le ren­voi d’un direc­teur d’une publi­ca­tion en fai­sant un chan­tage à l’information, mais les médias spé­cia­li­sés résistent mal à un black out minis­té­riel. Cela ne fait évi­dem­ment jamais une infor­ma­tion publique. La presse même sati­rique ne se risque guère à livrer au public des infor­ma­tions qui seraient aus­si­tôt contes­tées et qui don­ne­raient une telle image de fai­blesse face aux grandes bureaucraties.

Il est vrai que la tona­li­té prin­ci­pale des rela­tions n’est pas conflic­tuelle mais plu­tôt coopé­ra­tive. Cela se tra­duit dans les rela­tions ordi­naires, pous­sé à l’extrême quand Nico­las Sar­ko­zy ne pou­vait s’empêcher de tutoyer un jour­na­liste au bout de cinq minutes. Cela ne l’a pas empê­ché de deve­nir pré­sident de la Répu­blique. Les jour­na­listes le répètent, le can­di­dat Fran­çois Hol­lande a béné­fi­cié de ses bons rap­ports avec les jour­na­listes séduits par son humour et ses confi­dences « off the record ». Ces affi­ni­tés élec­tives éclairent d’un jour sérieux les des­sous d’une infor­ma­tion mas­qués par l’anecdote comme l’existence d’un jour­na­lisme cana­pé dont Fran­çoise Giroud fut sinon la théo­ri­cienne, du moins la zéla­trice. Les rela­tions étroites au point de deve­nir intimes sont signi­fi­ca­tives de l’évolution des rela­tions entre jour­na­listes et pro­fes­sion­nels de la poli­tique. Les sou­ve­nirs égre­nés au long de confi­dences jour­na­lis­tiques parues en librai­rie prêtent à sou­rire quand des jour­na­listes se ren­contrent sur le tar­mac d’un aéro­port de pro­vince, cha­cune des­cen­dant de l’avion d’un per­son­nage de l’Etat. Dans un por­trait, l’une était joli­ment pré­sen­tée comme ayant « épou­sé la poli­tique ». Les étu­diants d’une pro­mo­tion d’une école de jour­na­lisme pari­sienne ren­daient-ils hom­mage à ce dévoue­ment entier à l’information en bap­ti­sant leur pro­mo­tion de son nom ? Il n’est pas impos­sible qu’ils aient tout igno­ré. Plus qu’un pro­grès de la trans­pa­rence, il faut que les rela­tions se soient sys­té­ma­ti­sées pour qu’aujourd’hui, quelques-unes de ces rela­tions intimes deviennent publiques, se concré­tisent même dans le mariage. Si on consi­dère la condi­tion sociale des jour­na­listes, cela ne concerne sans doute qu’une frac­tion d’entre eux, la par­tie supé­rieure, ou visible, mais il faut bien prendre comme signi­fi­ca­tive leur pro­mo­tion au rang des élites sociales dont témoigne par exemple l’entrée dans les cercles éli­tistes comme Le Siècle où se retrouvent une bonne pro­por­tion de jour­na­listes (17 sur 100 a‑t-on pu comp­ter, il y a quelques années).

Cette proxi­mi­té se tra­duit par le même lan­gage et, au-delà, les mêmes façons de pen­ser. La vie par­ta­gée conduit à dire les mêmes choses et à se poser les mêmes ques­tions. Le débat média­tique a aujourd’hui des allures d’assemblée poli­tique avec ses jour­na­listes semi-per­ma­nents des pla­teaux qui repro­duisent le plu­ra­lisme, même si ces mini-par­le­ments sont tou­jours crou­pions (il y a des limites au plu­ra­lisme), qui repro­duisent même la « cama­ra­de­rie par­le­men­taire », se tutoient, ne se dis­putent pas ou à peine, sans qu’on sache s’il s’agit alors d’une comé­die ou d’une vraie dis­pute. Les façons de par­ler de poli­tique sont des façons poli­tiques d’en par­ler. Les com­men­ta­teurs sont si proches des agents poli­tiques actifs qu’ils en par­tagent les ques­tions, les réac­tions comme un écho au régime d’assemblée. Ils s’alignent d’ailleurs géné­ra­le­ment sur les ali­gne­ments poli­tiques. On attend vai­ne­ment d’autres points de vue sur les sujets défi­nis par la classe poli­tique. Et dans la dis­tance affec­tée, on retrouve sur­tout la bien­séance de bon aloi qui doit ani­mer la conver­sa­tion mon­daine ou la joute par­le­men­taire. Tout jour­na­liste sait bien que la prin­ci­pale cen­sure est l’autocensure, mais tout socio­logue sait qu’il existe encore une sorte de méta­cen­sure qui est celle de la pro­blé­ma­tique poli­tique légitime.

Contre ceux qui s’abritent tou­jours der­rière l’évidence — « on le sait déjà » — ce ne sera jamais une faci­li­té d’étudier la dépen­dance directe ou indi­recte avec les puis­sances éco­no­miques qui ont sans doute beau­coup plus crû que les puis­sances poli­tiques et qui entre­tiennent des ser­vices de com­mu­ni­ca­tion puis­sants et com­pé­tents, pour orien­ter l’information sur eux, qui sont par­fois pro­prié­taires de médias puisque cette ques­tion n’a jamais été réglée et a même connu une régres­sion en livrant des médias à des groupes d’armement et de BTP. Quant aux bud­gets publi­ci­taires, per­sonne ne sou­tien­drait qu’ils ne sont jamais pris en compte dans l’information média­tique. Per­sonne ne s’est d’ailleurs indi­gné en appre­nant que le quo­ti­dien Libé­ra­tion per­dait la manne publi­ci­taire du groupe LVMH en ayant titré inso­lem­ment sur son pro­prié­taire. Au cynisme de quelques-uns trou­vant qu’il est nor­mal de sanc­tion­ner les imper­ti­nents, on pré­fére la ver­tueuse et vaine indi­gna­tion des défen­seurs de la liber­té de la presse. Même si le pro­gramme du Conseil natio­nal de la Résis­tance qui vou­lait rompre avec la domi­na­tion de la presse par l’argent et sa cor­rup­tion de l’entre-deux-guerres, n’est plus de saison.tintin.png

Les res­sources per­met­tant de limi­ter la dépen­dance ont-elles quelque effi­ca­ci­té ? Comme dans tous les groupes pro­fes­sion­nels, les jour­na­listes sont por­tés à pro­tes­ter de leur liber­té comme s’il s’agissait d’une ver­tu per­son­nelle. Et de reven­di­quer une déon­to­lo­gie. Sans igno­rer que les convic­tions puissent avoir une force propre, il faut bien qu’elles s’appuient sur une puis­sance maté­rielle mobi­li­sable qui est en l’occurrence le public, qu’il se pré­sente sous l’espèce du citoyen ou du consom­ma­teur. Le tirage et l’audimat sont pro­fes­sion­nel­le­ment invo­qués comme juges de la per­ti­nence de l’information. Quand le direc­teur de Paris Match fut licen­cié pour avoir publié une pho­to qui déplai­sait au pré­sident de la Répu­blique d’alors, il se défen­dait par le tirage record de l’hebdomadaire. L’estime du public est impor­tante aux yeux des jour­na­listes, plus que dans la plu­part des pro­fes­sions. Des jour­na­listes citent les pal­ma­rès des pro­fes­sions où ils consi­dèrent avec atten­tion leur propre rang, en s’étonnant par exemple de n’être pas si mal pla­cé. Il est vrai que l’exposition au juge­ment d’autrui et au mécon­ten­te­ment de tous — pour des rai­sons contraires — impose un solide sang froid. Ce pres­tige importe plus encore pour le cré­dit de la profession.

Si cette des­crip­tion concerne spé­cia­le­ment des sec­teurs res­treints de la presse, sur­tout cette classe bavarde qui s’observe de pla­teaux en pla­teaux, d’éditoriaux en édi­to­riaux, de rumeurs en rumeurs, la situa­tion ordi­naire de jour­na­liste embar­qué n’en concerne pas moins d’autres, éloi­gnés du centre, comme ces repor­ters qui rendent compte des conflits civils. Avec l’estime qu’il faut avoir pour ce jour­na­lisme, on n’oublie pas qu’on ne par­court pas les zones de com­bat sans pro­tec­tion comme celle des milices. Les pré­cau­tions contre l’instrumentalisation sont plus impé­ra­tives sans qu’on sache jusqu’où elles sont effi­caces. Quoique à l’opposé du jour­na­lisme des pun­dits, les loca­liers sont aus­si concer­nés par la dépen­dance à l’égard des pou­voirs. Proches des diri­geants locaux, ils gagnent une connais­sance intime de la poli­tique locale non sans paraître sou­vent par­ti­ci­per à une socié­té de notables. L’intimité se paie sou­vent de la dis­cré­tion, par­fois de la conni­vence. Pour avoir été l’observateur d’un scan­dale local qui ame­na la chute de la mai­son Méde­cin, il faut rap­pe­ler qu’alors, ce fut un pigiste niçois, créa­teur de l’hebdomadaire Le Stan­dard, qui fit les révé­la­tions, et non la presse locale ou nationale.

L’empire du régime d’opinion sur les médias se mesure à ces pla­teaux où il s’agit de signi­fier le débat démo­cra­tique bien plus que de le réa­li­ser par le plu­ra­lisme de la com­po­si­tion. Une occa­sion pour les jour­na­listes qui viennent chez leurs confrères faire la pro­mo­tion de leur jour­nal. Ces débats sont sou­vent faits de soli­loques jux­ta­po­sés où la règle du jeu semble être de ne pas répondre à l’autre. Cha­cun par­lant à son tour pour « dire ce qu’il a à dire ». On s’étonnerait presque aujourd’hui d’une répar­tie cruelle. On se demande d’ailleurs si les orga­ni­sa­teurs ne redoutent pas un débat contra­dic­toire. Sinon entre invi­tés habi­tuels qui pré­servent les condi­tions du débat qu’on va reprendre le jour ou la semaine d’après. On se regarde, on échange une mimique mais on ne com­met pas l’affront de cor­ri­ger. On peut se cou­per, appa­rence de débat, mais pas détruire par des argu­ments défi­ni­tifs. Voi­là pour­quoi on peut dire autant de sot­tises sur les pla­teaux. La poli­tique est rame­née à une rubrique people où les acteurs poli­tiques sont peints sous leur aspect psy­cho­lo­gique. Est-ce la vision que cer­tains jour­na­listes se font de la capa­ci­té des citoyens ordi­naires à com­prendre la poli­tique ? A moins qu’à force d’intimité avec la poli­tique, ces jour­na­listes se soient vrai­ment conver­tis en appren­tis psys.

Si la source de légi­ti­mi­té des médias est le public, ce public reste abs­trait sauf à prendre la forme sai­sis­sable de l’opinion publique telle qu’elle existe par les son­dages. On a dit, avec ou sans humour, que l’opinion publique, c’est ce que mesurent les son­dages. Comme Patrick Cham­pagne l’a mon­tré en évo­quant un « cercle poli­tique », les son­dages ont offert une res­source de légi­ti­mi­té démo­cra­tique aux jour­na­listes face aux diri­geants poli­tiques élus. Ils en usent abon­dam­ment en émaillant leurs inter­views de réfé­rences à des chiffres où il est dit que « les Fran­çais pensent que… », que, « selon un son­dage, tant de pourcent des Fran­çais sont favo­rables ou défa­vo­rables à… ». Et de citer les chiffres comme des infor­ma­tions sûres. Dans toutes les écoles de jour­na­lisme, on apprend que les infor­ma­tions doivent être véri­fiées, recou­pées, etc. Or, on ne s’étonne pour­tant pas que ces pré­cau­tions métho­do­lo­giques ne soient plus valables quand il s’agit de son­dages. Face au pre­mier ministre de l’époque, Ray­mond Barre, qui avait mani­fes­té son mépris pour un chiffre de son­dage, le jour­na­liste Alain Duha­mel avait émis cette pro­tes­ta­tion : « mais c’est scien­ti­fique ». Aujourd’hui, où l’on sait que cette scien­ti­fi­ci­té est de moins en moins assu­rée, du moins sont-ce les scien­ti­fiques qui le disent, les son­dages sont invo­qués « sans mesure » dans les médias. Un son­dage amorce fré­quem­ment une inter­view, sus­cite une page entière de com­men­taire, sou­tient une cam­pagne de presse. Rien ne semble pro­té­ger les médias de l’inflation. Il est aisé de mon­trer que tout le monde n’a pas une opi­nion sur tout, que les opi­nions ont un degré de réa­li­té inégal, que les son­dages reprennent les ques­tions que les com­man­di­taires se posent, qu’ils éli­minent des caté­go­ries de la popu­la­tion d’échantillons dits « repré­sen­ta­tifs ». On sait aus­si l’augmentation des refus de répondre et les biais gros­siers. En somme, les médias entre­tiennent au pre­mier chef cette concep­tion idéa­liste d’une opi­nion spon­ta­née et omni­pré­sente, une sorte d’état per­ma­nent et vir­tuel de la socié­té. Il suf­fi­rait de la sol­li­ci­ter selon le besoin pour qu’elle s’exprime natu­rel­le­ment et se conver­tisse tout aus­si natu­rel­le­ment en chiffre. Pour un peu, on croi­rait la ren­con­trer chaque ins­tant. Rien n’y fait.

Capt_fun_-sondage-C_donc_vous.jpgIl suf­fit chaque semaine de pio­cher dans la presse pour s’inquiéter de l’usage non contrô­lé des son­dages. Il y a quelques jours, une infor­ma­tion a été reprise en boucle : le record de chute de popu­la­ri­té pour Fran­çois Hol­lande selon le baro­mètre Ifop-JDD. Le son­deur com­men­tait : « Seuls Charles de Gaulle, en juin 1962, après les accords d’Evian, et Jacques Chi­rac, en juin 2005, après l’échec du réfé­ren­dum sur le trai­té consti­tu­tion­nel, ont enre­gis­tré une baisse plus impor­tante que Fran­çois Hol­lande avec res­pec­ti­ve­ment ‑13 points et ‑12 points ». Le record de baisse inter­vient donc après l’événement le plus consi­dé­rable et le plus posi­tif sans doute de la Vème Répu­blique. C’est dire la stu­pi­di­té de l’instrument. On pour­rait espé­rer un peu d’esprit cri­tique. Or, la presse a mas­si­ve­ment repris les pro­pos du son­deur, à com­men­cer par l’AFP dont les dépêches sont lar­ge­ment sui­vies. La liste est impres­sion­nante : Le Nou­vel Obser­va­teur, Le Point, La Tri­bune, Metro, Les Echos, Le Pari­sien, Le Télé­gramme, Paris Nor­man­die, La Dépêche du Midi, Gra­zia, Ouest France, Le Midi Libre, 20 minutes, RFI, France Info, Le Monde.fr, La Croix. On en oublie for­cé­ment. Une note posi­tive cepen­dant, quelques titres ont fait silence.

L’usage média­tique de l’opinion publique est à l’origine de la créa­tion et du déve­lop­pe­ment des médias comme l’a fort bien ana­ly­sé Jür­gen Haber­mas. Avec l’exercice de la Rai­son, ajou­tait-il, pour remar­quer com­bien l’opinion des son­dages était deve­nue, à l’envers des Lumières, ce qu’elle était cen­sée com­battre alors : les pré­ju­gés. Or, que sus­citent les son­dages sur la plu­part des sujets sinon une addi­tion de pré­ju­gés, puisqu’il n’ pas été besoin pour les son­dés de s’informer ou de débattre, mais de répondre du tac au tac. Et pour­tant les chiffres sont uti­li­sés sans le tra­vail de véri­fi­ca­tion qui sert de cri­tère à l’information. Non seule­ment les son­dages conti­nuent de ser­vir d’instrument de légi­ti­ma­tion du com­men­taire média­tique, mais ce rôle s’accentue comme une consé­quence de la crise jour­na­lis­tique. Quand la presse est en dif­fi­cul­té finan­cière, l’information lar­ge­ment gra­tuite offerte par les son­deurs et leurs com­man­di­taires est for­cé­ment bien­ve­nue. Quand les incer­ti­tudes affectent les jour­na­listes, les chiffres de l’opinion ras­surent. C’est tom­ber dans les tra­vers dont les jour­na­listes accusent les ama­teurs de l’information en ligne. La publi­ca­tion des pré­ju­gés, fussent-ils ceux de pro­fes­sion­nels de l’information, fussent-ils chif­frés, pro­cède de la crise mais ne la résou­dra pas, elle y enfonce. Cercle vicieux habi­tuel des crises. Il est sans doute déce­vant d’en conclure qu’il faut d’abord que les jour­na­listes exercent leur métier selon les com­pé­tences clas­siques, d’écriture, d’enquête et de méthode. Avec peut-être un peu plus de science. Condi­tion néces­saire mais pas suf­fi­sante pour enclen­cher un cercle ver­tueux. Rien d’impossible puisque des jour­na­listes le font encore aujourd’hui. Une conclu­sion qui ne devrait pas déran­ger ceux qui sont à la porte de la carrière.