Le journalisme cinématographique, par Santiago Alvarez (1978)

Publié ori­gi­na­le­ment dans la revue : revis­ta Cine Cuba­no No. 140, 1978, p. 18 – 19.

Tra­duit par : Ron­nie Ramirez

On n’est pas artiste révo­lu­tion­naire si l’on sépare le conte­nu et la forme.

Le jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique n’est pas un genre mineur ou un sous-genre. Il faut le dé-hié­rar­chi­ser et le mélan­ger. Ne pas prendre en compte son indé­pen­dance face aux autres genres ciné­ma­to­gra­phiques est une erreur d’ap­pré­cia­tion sur le conte­nu et la forme. Par consé­quent, il faut dire que le jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique est une caté­go­rie à part entière et indé­pen­dante du cinéma.

Dans les ren­contres spé­cia­li­sées, col­loques, semaines du ciné­ma ou sémi­naires, nous avons sou­vent consta­té l’utilisation de cer­tains cri­tères pour le ciné­ma docu­men­taire comme un genre d’accompagnement ou pro­duit de rem­plis­sage addi­tion­nel au « vrai pro­gramme », c’est-à-dire le film long-métrage de fic­tion avec des acteurs.

Entre­prendre une dis­cus­sion basée sur la com­pa­rai­son des genres et du lan­gage dans l’un ou l’autre façon d’a­bor­der la réa­li­té ne nous semble pas productif.

Entre le ciné­ma docu­men­taire et le jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique il y a peu de dif­fé­rences, ils abordent avec une dyna­mique dif­fé­rente une réa­li­té lors du tour­nage et à la post-pro­duc­tion. La pre­mière prise d’évènements irrem­pla­çables, le plus sou­vent non pla­ni­fiés, est la prin­ci­pale matière pre­mière et la carac­té­ris­tique fon­da­men­tale du jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique. C’est le plus impor­tant dans ce genre, dans cette catégorie.

Les pro­grès de la science et de la tech­no­lo­gie déter­mi­ne­ront tou­jours un nou­veau lan­gage car la science et la tech­no­lo­gie per­mettent que les images arrivent plus rapi­de­ment au spec­ta­teur et cette évo­lu­tion a condi­tion­né une évo­lu­tion dans l’é­va­lua­tion de l’in­for­ma­tion et des actua­li­tés. Les jour­naux ciné­ma­to­gra­phiques d’autres pays ont été et sont encore en grande majo­ri­té des chro­niques sociales, bien que par­fois banales, par­fois non, il s’agit tou­jours de chro­niques sociales. Les espaces occu­pés sur les écrans du monde se sont réduites et cela s’ex­plique non seule­ment par l’a­vè­ne­ment de la télé­vi­sion, mais par le sys­tème d’ar­bi­traire et les pré­ju­gés des mar­chés et des dis­tri­bu­teurs, impré­gné de fausses idées com­mer­ciales qui contre­disent la réa­li­té et l’ex­pé­rience cubaine, ce qui démontre que le public ne regarde pas seule­ment les actua­li­tés, mais l’attendent indé­pen­dam­ment des films présentés.

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San­tia­go Álva­rez (1919 – 1998) a fait par­tie du groupe fon­da­teur de l’Ins­ti­tut cubain de l’art et de l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phiques (ICAIC) en 1959. L’an­née sui­vante, il crée le Noti­cie­ro ICAIC Lati­noa­me­ri­ca­no, auquel il donne un style par­ti­cu­liè­re­ment nova­teur au jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique et dirige le dépar­te­ment des courts métrages de 1961 à 1967. Stric­te­ment inter­na­tio­na­liste, San­tia­go Álva­rez a voya­gé avec sa camé­ra dans plus de 90 pays.

Le jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique approche la réa­li­té en tant qu’info et enri­chit ain­si le lan­gage du ciné­ma docu­men­taire, puisque le ciné­ma docu­men­taire actuel n’existe pas sans une dose impor­tante de jour­na­lisme. L’u­ti­li­sa­tion des struc­tures de mon­tage per­met que les infos fil­més au départ, puissent être retrai­té, ana­ly­sé et pla­cée dans le contexte qui l’a pro­duite, lui don­nant une plus grande por­tée et une intem­po­ra­li­té illimité.

Il y a déjà des exemples de films qui sont le pro­duit d’une inter­ac­tion des deux genres et où l’in­te­rac­tion réci­proque a don­né des œuvres dont l’intemporalité et l’ef­fi­ca­ci­té sont incontestables.

Beau­coup de nos docu­men­taires ont eu leur genèse dans l’en­re­gis­tre­ment d’une info, d’un évé­ne­ment, d’un fait his­to­rique. Les gènes de Ciclón, Now, Cer­ro Pela­do, Viva la Revo­lu­ción, His­to­ria de una batal­la. Muerte al inva­sor. Cró­ni­ca de la vic­to­ria. Pie­dra sobre pie­dra, La estam­pi­da. Has­ta la vic­to­ria siempre, Morir por la patria es vivir, El cie­lo fue toma­do por asal­to, El octubre de todos, El tiem­po es el vien­to, etc… sont des exemples concrets de com­ment le jour­na­lisme a influen­cé d’une manière créa­tive le genre documentaire.

De même que les docu­men­taires sur le Chi­li. El tigre saltó y mató pero morirá, morirá…, Cómo, por qué y para qué se ase­si­na a un gene­ral, ont été faits d’un point de vue pure­ment jour­na­lis­tique : l’en­re­gis­tre­ment de la réa­li­té immé­diate et ten­due, trou­blé, les évé­ne­ments de chaque jour consti­tuait pour les cinéastes un élé­ment essen­tiel pour le tra­vail pos­té­rieur, ce qui a per­mis d’of­frir une vision des faits « à la source ». L’u­nion au mon­tage de ces évé­ne­ments offrit alors un ensemble de la réa­li­té du Chi­li avant et pen­dant le coup d’État fas­ciste. Cette opé­ra­tion intel­lec­tuelle, tech­nique, artis­tique et poli­tique, avec une posi­tion idéo­lo­gique claire, per­met qu’aujourd’hui à tra­vers des œuvres ciné­ma­to­gra­phiques des pro­ces­sus poli­tiques révo­lu­tion­naires puissent êtres ana­ly­sés de manière com­plexe et complète.

L’ef­fi­ca­ci­té poli­tique et artis­tique d’un film réside essen­tiel­le­ment dans la posi­tion idéo­lo­gique claire avec laquelle elle a été faite, parce qu’en défi­ni­tive la forme devient belle quand elle se base sur un beau conte­nu et l’on n’est pas artiste révo­lu­tion­naire si l’on sépare le conte­nu et la forme.

Il me semble oppor­tun de rap­pe­ler que déjà dans le siècle pas­sé notre héros natio­nal José Martí a décla­ré : « le jour­na­liste tient tel­le­ment du sol­dat… » parce que nous sommes les jour­na­listes cinéastes qui sont char­gés de four­nir au monde d’au­jourd’­hui, où l’on débat des pro­blèmes fon­da­men­taux de vie ou de mort, de libé­ra­tion natio­nale ou d’im­pé­ria­lisme, une infor­ma­tion de cette lutte. Et notre tra­vail sera à chaque fois plus impor­tant et plus déci­sif, si nous l’assumons comme un com­bat, comme des sol­dats notre fonc­tion et notre travail …

Ceux qui ont dû réa­li­ser des films dans cette par­tie du monde, dans nôtre Amé­rique, nous avons éga­le­ment eu le pri­vi­lège de vivre dans un monde en trans­for­ma­tion et le rôle du ciné­ma, du jour­na­lisme est d’en­re­gis­trer tous et cha­cun des évè­ne­ments de cette époque, c’est ain­si que nous avons aus­si été en Asie et en Afrique. Car Martí a aus­si dit : « La patrie est l’hu­ma­ni­té ».

Il y a en Amé­rique latine plus de 200 mil­lions d’a­nal­pha­bètes, arri­ver et rendre compte de leurs pro­blèmes ne peut pas être une tâche pour demain, c’est une tâche d’aujourd’hui et le ciné­ma, puis­sant moyen de com­mu­ni­ca­tion, capable d’effacer les bar­rières lin­guis­tiques, les limites cultu­rels et édu­ca­tives, doit rem­plir ce rôle. Dans ce contexte d’ex­plo­sion tech­no­lo­gique, de satel­lites, qui, pour le meilleur ou le pire, rem­plissent nos ciels, une bonne image vaut mille mots. C’est que l’u­ni­ver­sa­li­té obte­nue à tra­vers le ciné­ma a per­mis et per­met une expan­sion de la com­mu­ni­ca­tion et contri­bue d’une manière par­ti­cu­lière à créer une mémoire visuelle chez le spectateur.

A la ver­sion défor­mée et colo­ni­sée que l’en­ne­mi pré­tend per­pé­tuer comme une véri­té his­to­rique on doit oppo­ser vigou­reu­se­ment notre oeuvre. Dans la récu­pé­ra­tion de l’i­den­ti­té natio­nale, le jour­na­lisme joue un rôle déci­sif, qu’il se nomme jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique ou presse écrite. Le jour­nal Lati­no-amé­ri­cain de l’ICAIC avec ses 1500 édi­tions, a fait sienne cet héri­tage et avec l’op­tique de notre époque, pro­fi­tant de tous les pro­grès dans le domaine tech­nique et du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique, est deve­nu un moyen effi­cace de jour­na­lisme ciné­ma­to­gra­phique révolutionnaire.

Nous pou­vons affir­mer que la révo­lu­tion cubaine a auprès du ciné­ma cubain une impor­tante archive d’i­mages, nous pou­vons ajou­ter que le ciné­ma révo­lu­tion­naire lati­no-amé­ri­cain trou­ve­ra dans les archives de l’I­CAIC des maté­riaux qui aide­ront à construire aux peuples leur vraie histoire.