La Belgique sous le choc : une syndicaliste froisse quelques vêtements dans une grande surface

C’est dans ce contexte particulièrement hostile que Raymonde Le Lepvrier, secrétaire générale du SECTA Namur, s’est vue propulsée en moins de 24 heures au rang de vedette malheureuse des réseaux sociaux...

Cela fait main­te­nant un mois que la Bel­gique vit son plus grand et pro­fond mou­ve­ment social depuis des décen­nies. C’est une colère pro­fonde qui anime de nom­breux tra­vailleurs face à l’arsenal de réformes prô­nées par le gou­ver­ne­ment en exer­cice. Ces mesures, très impo­pu­laires et lar­ge­ment absentes des pro­grammes élec­to­raux, font l’objet d’une vive contes­ta­tion. La colère sociale s’est d’abord expri­mée via une mani­fes­ta­tion his­to­rique ayant réuni plus de 120 000 per­sonnes et des grèves tour­nantes, puis, le 15 décembre der­nier, via une grève générale.

Si on peut regret­ter l’homogénéité du trai­te­ment média­tique des grèves et de la mani­fes­ta­tion natio­nale, c’est aus­si la repré­sen­ta­tion géné­rale des gré­vistes que dif­fusent les médias qui inter­pelle. On ne compte plus en effet les articles don­nant du gré­viste l’image d’un paria, d’un bon à rien nui­sible au bon fonc­tion­ne­ment de la société.

C’est dans ce contexte par­ti­cu­liè­re­ment hos­tile que Ray­monde Le Lep­vrier, secré­taire géné­rale du SECTA Namur, et par­faite incon­nue jusque là du grand public, s’est vue pro­pul­sée en moins de 24 heures au rang de vedette mal­heu­reuse des réseaux sociaux et d’ennemi public numé­ro un. En cause : une vidéo de 54 secondes, dans laquelle on voit la syn­di­ca­liste entrer dans un maga­sin de prêt à por­ter, jeter quelques vête­ments sur un pré­sen­toir (et d’autres à terre laissent pen­ser des pho­tos publiées par après) et deman­der fer­me­ment à la com­mer­çante de fer­mer boutique.

La réac­tion publique et média­tique fut qua­si immé­diate, aucun terme ne sem­blant assez fort pour dénon­cer le crime com­mis Ray­monde le Lep­vrier. Dans La Libre Bel­gique, un jour­na­liste écrit : « un tel manque de res­pect pour les tra­vailleurs qui décident de ne pas suivre le mot d’ordre du front com­mun, quelles que soient leurs moti­va­tions, a de quoi cho­quer. Le droit de grève n’a de sens que s’il n’empêche pas les autres de tra­vailler s’ils le sou­haitent ». Pas­sons sur la mécon­nais­sance mani­feste de la signi­fi­ca­tion du concept de « grève » (qui vise pré­ci­sé­ment à empê­cher le tra­vail), et rele­vons que dans cet article, comme de nom­breux autres, l’esclandre d’une syn­di­ca­liste dans un maga­sin de vête­ments inter­pelle bien davan­tage les com­men­ta­teurs que les auto­mo­bi­listes fon­çant (et bles­sant) des gré­vistes ou les atta­quant au moyen de barres de fer et de battes de base-ball.

Plus signi­fi­ca­tif encore, cette lettre ouverte publiée par un grand quo­ti­dien, dans laquelle la syn­di­ca­liste devient l’incarnation du mal, (« Vous avez aujourd’hui repré­sen­té le pire qui som­meille en cha­cun de nous »), l’inquiétante rémi­nis­cence de la figure du géno­ci­daire (« Nous nous posons ces ques­tions depuis les dif­fé­rents géno­cides qui ont par­se­mé notre der­nier siècle »). Une péti­tion deman­dant sa démis­sion est géné­reu­se­ment relayée dans les grands médias. Sur les forums de la presse natio­nale, des lec­teurs s’en prennent à son phy­sique, d’autres la com­parent à un singe, avec la com­plai­sante bien­veillance de jour­naux qui mul­ti­plient sans dis­con­ti­nuer les articles à son sujet.

Ima­gi­nons pour­tant le tol­lé qu’auraient sus­ci­té de tels pro­pos si, plu­tôt que de viser une repré­sen­tante syn­di­cale gré­viste, ils étaient diri­gés contre un membre d’une com­mu­nau­té reli­gieuse (musul­mane, juive, catho­lique, etc.) ou d’une mino­ri­té sexuelle. Ima­gine-t-on un seul ins­tant des attaques d’une telle viru­lence se déver­ser en flux conti­nu dans les grands quo­ti­diens du pays sans la moindre réac­tion des édi­to­ria­listes ? Se serait-on per­mis de lais­ser com­pa­rer les uns à un singe, les autres à un nazi pour quelques vête­ments froissés ?

Sans doute, l’opposition de l’immense majo­ri­té des médias du pays à l’égard de la grève n’est-elle pas étran­gère à la man­sué­tude avec laquelle furent relayées en boucle — ou presque — les images incri­mi­nant la syn­di­ca­liste. Entre la figure du gré­viste pre­neur d’otage et celle de l’usager mécon­tent, nul besoin de cou­teux rac­cords au mon­tage pour enchai­ner, sans tran­si­tion, avec le récit poi­gnant du « sac­cage » d’un maga­sin par un lea­der syn­di­cal ter­ro­ri­sant les petits commerçants.

Mais les sources de cette esca­lade sont peut-être aus­si à cher­cher ailleurs, du coté d’une cer­taine repré­sen­ta­tion du « peuple ». Une image ayant cir­cu­lé dans les réseaux sociaux, et com­pa­rant Ray­monde Le Lepe­vrier à un per­son­nage du film Dik­ke­nek, est révé­la­trice. La com­pa­rai­son trans­pose, de la fic­tion à la réa­li­té, l’imaginaire d’un peuple igno­rant, alcoo­lique, violent et peu sou­cieux des liber­tés d’autrui.

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Com­ment s’étonner que de telles repré­sen­ta­tions cir­culent sur les médias sociaux dès lors qu’elles sont reprises en boucle dans le dis­cours média­tique offi­ciel ? La Der­nière Heure, experte en la matière, publie ain­si un pre­mier article ayant pour titre « Bières, bar­be­cue et baby-foot au menu de la grève ». Le site d’informations 7 sur 7 enchaine avec cet autre som­met du jour­na­lisme d’investigation sobre­ment inti­tu­lé : « Des gré­vistes sur­pris devant une vitrine de pros­ti­tuées : la pho­to qui indigne ». L’article inter­roge : « que fai­saient ces Mes­sieurs exac­te­ment devant la vitrine ? Sen­si­bi­li­ser les jeunes femmes à l’enjeu du saut d’index ? Ou par le froid de canard qui court, avaient-ils plu­tôt envie de se réchauf­fer ? ».

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Il n’est ain­si plus rare de voir sur inter­net des vidéos de per­sonnes se fil­mant en pas­sant à coté de gré­vistes et criant « sale chô­meurs » ou « sale fai­néants » à des tra­vailleurs par­fois debout dans le froid depuis l’aube. À l’image de ces tra­vailleurs qui se lèvent à 4h30 du matin, avant les piquets de grève, afin de pou­voir aller tra­vailler, ces insultes reposent sur le sen­ti­ment d’être dif­fé­rent de ces « assis­tés » et de ces « bons à rien », cer­ti­tude que ne peuvent que confor­ter les fan­tasmes véhi­cu­lés par le racisme de classe ambiant. Le suc­cès de la résis­tance aux offen­sives néo­li­bé­rales passe éga­le­ment par une lutte contre les repré­sen­ta­tions cultu­relles qui, en rédui­sant le peuple à une masse informe et déca­dente, réac­tivent le bon vieux fan­tasme assi­mi­lant « classes labo­rieuses » et « classes dangereuses ».

Daniel Zamo­ra et Jean-Louis Siroux

Source de l’ar­ticle : ACRIMED

Nous publions, sous forme de tribune[[Les articles publiés sous forme de « tri­bune » n’engagent pas col­lec­ti­ve­ment l’Association Acri­med, mais seule­ment leurs auteurs dont nous ne par­ta­geons pas néces­sai­re­ment toutes les posi­tions.]], un texte rédi­gé par les deux socio­logues Daniel Zamo­ra et Jean-Louis Siroux (Acri­med).