LA PAUVRETÉ, UNE CONSÉQUENCE DE LA CULTURE DES RICHES

Par Fran­cine Mestrum

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Jour­nal de Culture & Démocratie

La pau­vre­té éco­no­mique ne sup­pose pas la pau­vre­té cultu­relle et la richesse éco­no­mique n’empêche aucu­ne­ment la misère culturelle.

Pau­vre­té ? Il y a de la pau­vre­té dans notre pays riche ? Dans les pays du Sud, peut-être, mais chez nous ? Notre gou­ver­ne­ment a tout de même des pro­grammes de lutte contre la pau­vre­té ? Oui, mais. Com­bien de ministres d’intégration sociale, de lutte contre la pau­vre­té, la Bel­gique a‑t-elle ? Com­bien d’associations d’aide aux pauvres notre pays compte-t-il ?

Les réponses à ces ques­tions devraient nous rendre méfiants, car après tout, il n’est pas trop dif­fi­cile d’éradiquer la pau­vre­té. Si nous sommes d’accord pour dire que la pau­vre­té se carac­té­rise en tout pre­mier lieu par un manque de reve­nus pour vivre décem­ment, il suf­fit de don­ner aux pauvres des allo­ca­tions au niveau du seuil de pau­vre­té. Si, mal­gré tout, il reste encore des pro­blèmes, au niveau de la san­té, des pro­blèmes de loge­ment, de dettes, de capa­ci­tés sociales… la Bel­gique peut se van­ter d’une armée de tra­vailleurs sociaux excel­lents qui peuvent aider et accom­pa­gner les per­sonnes vul­né­rables à tout moment.

Nous savons que la réa­li­té est autre. Mal­gré toute la pano­plie d’instruments dont nous dis­po­sons, les pauvres res­tent pauvres, leurs allo­ca­tions sont insuf­fi­santes, les condi­tions qui leur sont impo­sées ne cessent de s’alourdir. C’est pour­quoi il est urgent de se poser quelques ques­tions fon­da­men­tales à pro­pos de nos poli­tiques. Vou­lons-nous réel­le­ment com­battre la pauvreté ?

Les définitions

Une pre­mière ques­tion essen­tielle est celle des défi­ni­tions. Aus­si long­temps que nous refu­se­rons de voir la pau­vre­té comme étant, avant tout, un pro­blème de reve­nu insuf­fi­sant, nous res­te­rons dans le déni. Il existe aujourd’hui un consen­sus mon­dial pour dire que la pau­vre­té est « mul­ti­di­men­sion­nelle », qu’il ne s’agit pas seule­ment ou pas du tout de reve­nu mais de toute une série de pro­blèmes connexes : loge­ment, san­té, édu­ca­tion, vul­né­ra­bi­li­té, « empo­werment », « bles­sures inté­rieures », etc. Ces pro­blèmes existent, effec­ti­ve­ment, mais ils ne sont nul­le­ment le mono­pole des pauvres. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai des « nou­veaux » pauvres, celles et ceux qui perdent aujourd’hui leur tra­vail, puis leur allo­ca­tion de chô­mage, puis leur loge­ment, puis leur conjoint… Ces per­sonnes se trou­ve­ront assez rapi­de­ment dans une spi­rale néga­tive qui les pous­se­ra vers la des­ti­tu­tion. Cela nous démontre que tout com­mence avec la perte de reve­nu et que tous les autres pro­blèmes en sont des consé­quences qui, à leur tour, peuvent deve­nir des causes de la pauvreté.
Si nous vou­lions réel­le­ment com­battre la pau­vre­té, nous ferions tout pour évi­ter que les gens deviennent chô­meurs, qu’ils aient des allo­ca­tions insuf­fi­santes ou n’en aient pas du tout. C’est le sine qua non de la lutte contre la pauvreté.

Les plus pauvres parmi les pauvres

Il y a un deuxième pro­blème par­ti­cu­liè­re­ment per­ni­cieux dans les poli­tiques de lutte contre la pau­vre­té, un pro­blème qui n’est nul­le­ment « belge » mais est ins­pi­ré par la phi­lo­so­phie « glo­bale » contem­po­raine. Par­tout dans le monde, on va à la recherche des « plus pauvres par­mi les pauvres », comme si cel­les/­ceux-ci avaient plus de mérites que les autres et donc plus de droit à l’aide géné­reuse. Ain­si, on a d’abord décou­vert les femmes. Soyons clairs : nous n’avons pas de sta­tis­tiques sur la pau­vre­té moné­taire des femmes, la pau­vre­té étant mesu­rée au niveau des ménages. Nous avons des sta­tis­tiques sur les mul­tiples dis­cri­mi­na­tions à l’en­contre des femmes, mais celles-ci ne sont nul­le­ment l’apanage des pauvres. Nous ne pou­vons par­ler de la « fémi­ni­sa­tion » de la pau­vre­té que si nous excluons le reve­nu de nos défi­ni­tions. En termes de reve­nu, nous ne savons stric­te­ment rien sur la pau­vre­té des femmes, sauf que les femmes chefs de ménage ont des pro­blèmes majeurs car elles doivent vivre avec un seul reve­nu (trop bas) et qu’elles ont des enfants à charge. Ce que l’on refuse de voir, c’est que la pau­vre­té des femmes a des causes et des consé­quences dif­fé­rentes de celle des hommes, qu’il faut donc des ana­lyses et des aides dif­fé­ren­ciées. En tout pre­mier lieu : une indi­vi­dua­li­sa­tion des droits, car sou­vent les femmes deviennent pauvres et perdent leur auto­no­mie à par­tir du moment où elles se déclarent « coha­bi­tantes » et perdent une part de leurs allo­ca­tions. En tant que mères céli­ba­taires, elles auront des dif­fi­cul­tés à trou­ver des emplois conve­nables et bien rémunérés.

Les enfants pauvres

Des femmes, l’attention s’est tour­née vers leurs enfants et aujourd’hui, c’est la pau­vre­té infan­tile qui est à l’ordre du jour. Or, qui sont ces enfants pauvres ? Peut-on s’imaginer qu’il y ait des « enfants pauvres » dans des familles non pauvres ? Peut-on s’imaginer que des enfants non-pauvres vivent dans des familles pauvres ? Non, évi­dem­ment. Les enfants pauvres sont des enfants de parents pauvres et s’il est louable de por­ter une atten­tion prio­ri­taire aux besoins de ces petits – qui ne seront par ailleurs pas dif­fé­rents de ceux de leurs parents – il serait inad­mis­sible d’oublier l’emploi et les allo­ca­tions des papas et des mamans. Faire le néces­saire pour que les enfants aient un repas sco­laire et puissent par­ti­ci­per aux excur­sions de classe, c’est bien, faire le néces­saire pour que les parents puissent don­ner à leurs enfants tout ce dont ils ont besoin, c’est mieux.
Les dis­cours actuels sur la pau­vre­té des enfants sont assez ambi­gus. Ils parlent de géné­ro­si­té mais impli­ci­te­ment, ils parlent d’abandon et de sanc­tions, comme si les parents étaient cou­pables de la misère de leurs petits. Et sur­tout, ils nous parlent d’économie. Car expli­ci­te­ment, on nous explique que c’est le « capi­tal humain » des enfants qu’il faut sau­ve­gar­der pour assu­rer qu’ils deviennent plus tard des tra­vailleurs productifs.

L’économie d’abord

En fait, toute la pen­sée sur la pau­vre­té – et aujourd’hui sur la pro­tec­tion sociale – n’est en rien typique de la Bel­gique . Le « consen­sus mon­dial » a déjà été men­tion­né, l’Union euro­péenne dit vou­loir s’attaquer à la pau­vre­té, bien qu’elle n’a pas de com­pé­tences légales pour le faire, la Banque mon­diale et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal l’ont pré­cé­dée. Le chan­ge­ment de para­digme social date des années 1990, quand la pau­vre­té a été mise à l’ordre du jour inter­na­tio­nal par la Banque mon­diale. Il a été la pièce maî­tresse de la phi­lo­so­phie néo­li­bé­rale intro­duite dès les années 1980. Toute réfé­rence au social étant absente des pre­mières poli­tiques « d’ajustement struc­tu­rel » ou de « réforme » dans le Sud et en Europe, le nou­veau dis­cours sur la pau­vre­té a per­mis de légi­ti­mer les nou­velles poli­tiques éco­no­miques et anti­so­ciales, et de délé­gi­ti­mer les poli­tiques de la sécu­ri­té sociale.
Ce chan­ge­ment fon­da­men­tal dans la pen­sée sociale a été déve­lop­pé au niveau mon­dial et a été pro­gres­si­ve­ment intro­duit sur tous les conti­nents. Dans l’Union euro­péenne, cela s’est tra­duit d’abord par un dis­cours sur la « moder­ni­sa­tion de la pro­tec­tion sociale » et du « droit du tra­vail », ensuite par une « méthode de coor­di­na­tion ouverte » sur les poli­tiques de san­té, des retraites et de la lutte contre la pau­vre­té. Les objec­tifs de réduc­tion de la pau­vre­té appa­raissent dans des docu­ments d’orientation poli­tique, sans valeur contrai­gnante, axés sur la coor­di­na­tion des poli­tiques des États-membres.
Il est évident que les poli­tiques sociales en Bel­gique sont le résul­tat d’un gou­ver­ne­ment néo­li­bé­ral, mais il est impor­tant de savoir que les chances sont minimes qu’un autre gou­ver­ne­ment puisse fon­da­men­ta­le­ment les chan­ger, les consen­sus étant faits au niveau mon­dial et au niveau euro­péen. Il s’agit moins de règles contrai­gnantes qui sont impo­sées que d’un nou­veau dis­cours hégé­mo­nique qui a pro­gres­si­ve­ment intro­duit sa « vérité ».

La protection sociale au service du marché

Dès le début, le dis­cours de la Banque mon­diale était clair et expli­cite : la lut te contre la pau­vre­té devait être la prio­ri­té, au détri­ment de la pro­tec­tion sociale trop avan­ta­geuse des non-pauvres. L’accès aux soins de san­té et à l’éducation était men­tion­né, mais l’essentiel était la « bonne gou­ver­nance », la sta­bi­li­té finan­cière, le libre-échange, les pri­va­ti­sa­tions et la déré­gu­la­tion du mar­ché du tra­vail. Tout ce qui empêche le mar­ché de bien fonc­tion­ner est au détri­ment des pauvres, dixit la Banque mon­diale . Pas de salaire mini­mum donc, ni de sub­sides au loge­ment ou à la nour­ri­ture, ni d’allocations. L’instrument idéal était l’octroi de micro-cré­dits pour des pro­jets productifs.

Ces poli­tiques ont, inévi­ta­ble­ment, échoué . Les ser­vices publics – hôpi­taux, écoles, trans­ports… – étant pri­va­ti­sés, les pauvres n’étaient pas en mesure de les payer. Les micro-cré­dits – sou­vent accor­dés aux femmes – étaient soit acca­pa­rés par leur mari, soit uti­li­sés à des fins de consom­ma­tion, et ont contri­bué au sur­en­det­te­ment Offi­ciel­le­ment, la « lutte contre la pau­vre­té » a été un suc­cès, les « Objec­tifs du mil­lé­naire » ayant été atteints, bien que cela ne soit vrai qu’au niveau mon­dial, grâce à la Chine et à l’Inde. En Afrique, la pau­vre­té extrême n’a guère bou­gé et si elle a dimi­nué en Amé­rique latine, c’est grâce à des poli­tiques sociales véri­tables et aux allo­ca­tions don­nées par le gou­ver­ne­ment, par exemple la « bol­sa fami­lia » au Brésil.

La Banque mon­diale a vite com­pris qu’il fal­lait pas­ser à autre chose : dès l’an 2000 elle a publié un « cadre théo­rique » pour la pro­tec­tion sociale qui est deve­nue une « ges­tion de risques ». Si celui-ci per­met, en théo­rie, de vraies poli­tiques sociales, elles doivent être orien­tées vers la « miti­ga­tion » des « chocs » et vers l’aide aux pauvres qui doivent faire face à ces « chocs ». Ceux-ci peuvent être tout aus­si bien une infla­tion éle­vée qu’une catas­trophe natu­relle ou une épi­dé­mie. Il ne s’agit en aucun cas de poli­tiques de redis­tri­bu­tion ni de com­pen­sa­tion des dom­mages encou­rus. Au contraire, il faut tout faire pour que la pro­tec­tion sociale soit un trem­plin qui per­mette aux pauvres de rapi­de­ment pou­voir se prendre en charge eux-mêmes. On y recon­naî­tra faci­le­ment notre phi­lo­so­phie de l’activation.

Aujourd’hui, la « pro­tec­tion sociale » a for­mel­le­ment été adop­tée en tant qu’objectif du déve­lop­pe­ment durable, mais il serait naïf de croire qu’il s’agit d’une « pro­tec­tion sociale » telle que nous l’avons connue dans le pas­sé. Savoir ce que la « pro­tec­tion sociale » veut dire aujourd’hui, nous per­met de mieux com­prendre les poli­tiques euro­péennes et belges, car elles répondent à la même logique.

Tout d’abord, la sta­bi­li­té moné­taire et les équi­libres bud­gé­taires res­tent la prio­ri­té sou­vent non-dite .Toutes les autres poli­tiques éco­no­miques et sociales sont à leur ser­vice. Le libre-échange, les pri­va­ti­sa­tions et les déré­gu­la­tions res­tent éga­le­ment à l’ordre du jour. Au niveau des poli­tiques sociales, le plus impor­tant est l’abandon de l’universalisme, les « non-pauvres » étant cen­sés pou­voir se pro­cu­rer tous les ser­vices néces­saires sur le mar­ché. La pro­tec­tion sociale reste donc ciblée sur les pauvres.

Ensuite, tout le dis­cours sou­ligne à répé­ti­tion qu’il s’agit de déve­lop­per le « capi­tal humain », de faire des pauvres des tra­vailleurs pro­duc­tifs, de favo­ri­ser la crois­sance et de pro­mou­voir la pro­duc­ti­vi­té. Au niveau euro­péen, la pri­va­ti­sa­tion passe sou­vent par « l’innovation sociale » qui donne à la socié­té la res­pon­sa­bi­li­té de pro­cu­rer des ser­vices autre­fois entre les mains des auto­ri­tés publiques.

Dans le Sud, les micro-cré­dits ont été rem­pla­cés par les trans­ferts moné­taires qui per­mettent aux pauvres de s’acheter les ser­vices sociaux pri­va­ti­sés et qui consti­tuent dès lors une sub­ven­tion indi­recte aux entre­prises pri­vées. Ce dis­cours est tra­duit en Europe par une demande de « reve­nu de base », per­çu par des pro­gres­sistes comme un pro­grès social, mais qui per­met éga­le­ment d’abandonner la pro­tec­tion sociale basée sur les droits éco­no­miques et sociaux et de faire pas­ser les charges de l’emploi (les salaires et les coti­sa­tions sociales) des entre­prises vers les auto­ri­tés publiques.

Toutes ces poli­tiques sont par­fai­te­ment com­pa­tibles avec la phi­lo­so­phie néo­li­bé­rale et la font même appa­raître comme étant « sociale ».

La culture des riches

Il est clair qu’il n’existe pas dans ce pays, ni au niveau euro­péen, ni au niveau mon­dial une véri­table lutte contre la pau­vre­té. Le but des poli­tiques dites « sociales » n’est pas d’éradiquer la pau­vre­té mais d’inclure les pauvres, non pas dans la socié­té, où ils sont déjà, mais dans le mar­ché du tra­vail. On leur donne des « oppor­tu­ni­tés » qu’ils n’ont qu’à sai­sir. Tan­dis que les non-pauvres n’ont qu’à ache­ter sur le mar­ché les assu­rances et les ser­vices dont ils ont besoin.

Si la dite « culture des pauvres » est la consé­quence inévi­table d’une pau­vre­té créée et péren­ni­sée ain­si par les riches, elle est aus­si une consé­quence de la culture des riches, une culture qui ne cesse, depuis des siècles, d’exclure toutes celles et tous ceux qui ne cor­res­pondent pas à leurs normes, qui ne contri­buent pas à leur richesse. Aujourd’hui, cela passe, para­doxa­le­ment, par un dis­cours qui légi­time la pau­vre­té, un dis­cours néo­li­bé­ral des­truc­teur de la pro­tec­tion sociale qui pour­tant per­met de pré­ve­nir la pauvreté .