Christian François Bouche-Villeneuve, alias Chris Marker, réalisateur de courts et de longs-métrages ainsi que de documentaires, auteur de la Jetée ou encore du Fond de l’air est rouge, est décédé à l’âge de 91 ans. À lire un portrait du cinéaste paru dans l’Humanité en 2003 : “Magique Marker, la solitude du filmeur de fond”.
Source : l’Huma
Inlassable globe-trotter, photographe, cinéaste, vidéaste, Christian François Bouche-Villeneuve, alias Chris Marker, s’est d’abord manifesté par le biais de la littérature. Né en 1921, il se fait connaître par un roman sur l’aviation, le Cour net, en 1949, qu’on peut situer, disent ses lecteurs, dans la mouvance de Malraux et de Saint-Exupéry. Peu après, il commence à collaborer avec le cinéaste Alain Resnais, notamment sur un documentaire anticolonialiste, Les statues meurent aussi (1950). Dès lors, Marker s’affirme comme un farouche progressiste et un fervent défenseur des droits de l’homme. Parallèlement, il poursuit son parcours dans le milieu de l’édition, publiant un essai sur Jean Giraudoux. Innovateur, il fonde au Seuil une collection, ” Petite planète “, où transparaît sa passion pour le voyage et pour la photo. Les essais filmés que Marker tournera peu après (Dimanche à Pékin, Lettre de Sibérie) sont une transposition cinématographique de ces livres où texte et image sont indissociables et complémentaires.
Pour le professeur Raymond Bellour, interrogé dans une récente émission de France-Inter, le style du cinéaste peut s’expliquer en partie par sa passion pour l’ouvre d’Henri Michaux : ” Dans maints films de Chris Marker, on trouve des phrases, des façons de dire qui sont complètement venues de Michaux. “Je vous écris d’un pays lointain”, au début de Lettre de Sibérie, est inspiré d’un des plus beaux textes de Michaux dans Plume. Le système interposé d’une femme à qui le narrateur envoie des lettres dans Sans soleil, c’est tout simplement l’inverse de ce qu’il y a dans un récit de Michaux, Voyage en Grande Garabagne. ” De son côté, Chris Marker a influencé divers cinéastes, dont Alain Resnais. Selon Bellour, ” beaucoup de choses dans le commentaire de Nuit et brouillard viennent autant de Marker que de Jean Cayrol ” (ce dernier étant seul crédité au générique). Pour André Bazin, le grand critique de cinéma de l’après-guerre, Chris Marker a démontré dans ses documentaires qui n’en étaient pas que ” l’impartialité est une illusion “. Notamment à travers le célèbre exemple de Lettre de Sibérie où il commente de trois façons différentes la même scène de rue à Irkoutsk. Un passant est d’abord qualifié de ” pittoresque représentant des contrées boréales “, puis d’ ” inquiétant Asiate “, et enfin de ” Yakoute affligé de strabisme “. Mais loin d’être un sophiste, le cinéaste met son art d’essayiste au service de multiples causes dans des films aux titres parlants : Cuba si, Loin du Vietnam (qu’il a seulement produit), Le fond de l’air est rouge, ou la Grève des travailleurs de Lip. Par ailleurs, il célèbre d’autres artistes comme Yves Montand ou les cinéastes Akira Kurosawa et Alexandre Medvedkine.
Mais le film avec lequel Marker atteint une renommée mondiale est un court métrage de (science) fiction, la Jetée (1962). Unique grand film français d’anticipation, qui a la particularité de ne comporter que des images fixes, en noir et blanc, c’est le récit vertigineux (en voix off), situé après la troisième guerre mondiale, d’une mort annoncée dès le premier plan, ce qu’on ne comprend qu’à la fin, après que le héros ait effectué de troublants voyages entre passé et l’avenir. Objet d’un culte au Japon (pays avec lequel Marker entretient des relations très privilégiées), ce film fascinant aurait donné son nom à un bar. D’autre part, Hollywood en a tiré un film de facture plus classique, l’Armée des douze singes, avec Brad Pitt et Bruce Willis. Mais Marker demeure le secret le mieux gardé du cinéma français.
Vincent Ostria
La Jetée, sorti en France en 1962.
Chris Marker ou le regard d’un cinéaste sur un XXe siècle de luttes politiques et sociales (2008)
LE FOND DE L’AIR EST ROUGE ET SIXTIES, 2 DVD DE CHRISMARKER. ARTE VIDÉO, 345 MINUTES, 2008, 25 EUROS.
L’année 1967 est moins célèbre que l’année 1968. Elle fut pourtant ce qu’appelle le cinéaste « le pivot de la saga des sixties ». Il fallait donc remonter le fil des événements, en comprendre la genèse et le contexte. Le fond de l’air est rouge, premier film du coffret, est une pièce maîtresse. Là, Marker y embrasse son époque, la regarde, la scrute et rassemble, dans un montage d’images lumineux, les symptômes d’une révolution culturelle en pleine effervescence. Les images d’archives prennent du relief et du sens. De la guerre du Vietnam et des bombardements américains aux Black Panthers exhortant une foule à lire le Petit Livre rouge, de la Bolivie sous la dictature militaire du général Barrientos aux luttes armées latinoaméricaines… Voilà pour le contexte international. Côté français, la nouvelle gauche émerge. Après les manifestations étudiantes et les grèves des ouvriers, Marker tourne sa caméra vers l’ère post-68. L’exacerbation des tensions au sein des gauches en France laisse le cinéaste perplexe : « Une action n’était jamais jugée selon l’écho qu’elle rencontrait parmi les travailleurs, mais selon l’étiquette de ceux qui la lançait. Si les gauchistes en étaient à l’origine, c’était une provocation ; la CFDT, une aventure ; la CGT, une capitulation. Il y avait un répertoire de mots imbéciles, “gauchos”, “révisos”, pour noyer la complexité des conflits dans une espèce de système binaire où chacun ne se définissait plus par rapport à la lutte de classe mais à la guerre des organisations (…). Comme s’il fallait attendre le jour où on se retrouverait côte à côte sur les banquettes d’un stade bouclé par des militaires pour s’apercevoir qu’on avait quand même quelque chose à se dire… » Sans concession.
La prise de distance est saine. Analyste exigeant, Marker murmure une mise en abîme de l’événement à la lueur de tout ce qui suivra, le triomphe du capitalisme en tête. En 1970, on voit le guérillero Douglas Bravo, retranché dans les montagnes vénézuéliennes, énumérer les ratés de la révolution. Au même moment, Debray, qui venait d’écrire la Révolution dans la révolution, est libéré de sa prison bolivienne et se rend là où la démocratie est en train de reprendre pied, au Chili, avec l’unité populaire d’Allende. Puis, en 1973, le coup d’État de Pinochet fait s’écrouler tout espoir. La même année, en France, une expérience d’autogestion voit le jour : les LIP. Là encore, Chris Marker est de la partie avec Puisqu’on vous dit que c’est possible, présenté dans Sixties, le second DVD. Marker se charge du montage des images amassées par la coopérative Scopitone de Roger Louis pour retracer l’histoire de la reprise en main par ses ouvriers de l’usine de montres. On retrouve aussi un des premiers films de Chris Marker et Mario Marret sur les grèves ouvrières, À bientôt j’espère. Réalisé en 1967 dans l’usine Rhodiaceta en grève à Besançon, le film montre les discussions, les prises de conscience collectives et la mise en place de revendications de fond, préfigurant les événements de 68. Film visionnaire et expérimental : 2084 se livre à un examen des scénarios possibles de deux siècles de syndicalisme. Ce coffret est essentiel car il concentre une mémoire vive, histoire des luttes, qu’il ne faudrait jamais cesser de transmettre et de faire connaître aux jeunes générations.
Ixchel Delaporte
Entretien avec Catherine Belkhodja, l’actrice principale de Level 5, nous parle du travail de Chris Marker (1997)
CATHERINE BELKHODJA « est » Laura, le personnage principal du dernier film de Chris Marker, « Level 5 ». Rencontre à Paris autour d’une complicité rare à l’écran.
Comment avez-vous commencé à travailler avec Chris Marker ?
J’ai rencontré Chris au cours d’un séminaire à une époque où il acceptait de se déplacer pour parler du cinéma. On avait longuement discuté, mais Chris voyageait beaucoup à cette époque et on ne s’est pas revu pendant un moment. Puis lorsque j’ai travaillé avec Philippe Alfonsi pour l’émission « Taxi », Chris s’est manifesté pour dire qu’il aimait beaucoup l’émission et qu’il appréciait mon travail. Puis on s’est retrouvés par hasard et on ne s’est plus quittés. On a fait plein de choses ensemble, « le Mur de Berlin », « le Tombeau d’Alexandre » dans lesquels je faisais des voix, mais le plaisir de travailler avec Chris ne se mesure pas à l’importance du rôle qu’il me donne, l’essentiel est la participation à son travail, puis l’amitié, la complicité, les moments partagés ensemble.
Dans « Level 5 », votre rôle n’est pas d’importance, il détermine l’existence même du film…
Chris songeait au film depuis très longtemps, avant qu’on se soit rencontrés, mais il m’a dit que tout s’était cristallisé quand il m’a rencontrée. Il a alors vraiment eu envie de faire le film. En fait, il avait commencé un gros travail de documentation dès 1980, qu’il avait mis sur ordinateur, un petit portable qu’il s’est fait piquer un jour dans un restaurant. Cela représentait deux ans de travail anéanti sans aucune trace. Tout était stoppé. Chris était très découragé et d’autre part il sentait qu’il lui manquait encore des éléments à rassembler. Par exemple, il m’a dit plus tard que la rencontre avec Kinjo, qui est une des colonnes vertébrales du film, a été complètement déterminante. A l’époque Kinjo refusait de témoigner, puis il a eu un parcours particulier et s’est converti au catholicisme. A ce moment-là, il a cherché le pardon mais c’était encore trop proche et trop douloureux pour lui. De plus Chris n’avait pas d’actrice et il croit beaucoup aux signes, au hasard et aux rencontres, il a pensé que ce n’était pas le moment. Dès que l’on s’est rencontrés, on a commencé à travailler mais vraiment de façon très modeste. Puis Chris m’a donné des petites pistes. Il m’a demandé de voir le film de Preminger « Laura », qui a donné son nom à mon personnage, et il m’a initié aux ordinateurs et aux jeux informatiques. Il me donnait des cours d’informatique. Puis il m’envoyait des textes que je recevais par petits morceaux. Comme un puzzle. Le personnage se dessinait au fur et à mesure des textes qui naissaient. Je jouais quelque chose et on parlait entre les prises. Puis tout à coup j’étais chez moi et je voyais mon fax avec le papier qui se déroulait, qui envahissait la pièce avec des textes écrits tout petit, tout serré à l’ordinateur. Et Chris me téléphonait pour me dire : « Bon, tu es prête pour demain ! » De temps en temps, j’arrivais et je bondissais en disant : « Mais attends, tu as vu ce que tu me donnes ? Il y a quatre mètres de texte ! » A ce moment-là, Chris me répondait : « Si je t’ai choisie, c’est parce que je sais que tu peux le faire. » Ce qui est sûr, c’est que le film naissait de ce qu’il était déjà et que Chris aimait bien le fait de se dire qu’il fallait qu’il écrive un texte pour le lendemain. Parce que j’attendais ce texte. Il m’a dit que ça l’aidait à écrire de savoir que j’attendais ce texte. Donc, disons que le film s’est fait avec parfois des textes extrêmement précis, parfois à partir d’improvisations totales et parfois de réécritures d’improvisations d’après les textes de Chris. C’était une aventure. Chris pouvait me demander d’improviser à partir d’un thème qui lui servait de base pour réécrire ensuite une séquence en fonction de critères plus précis. Inversement, cela lui arrivait de me donner un texte très précis du point de vue de la syntaxe, que je souhaitais réaménager pour qu’il corresponde mieux à la façon de parler de Laura.
Vous êtes devenue Laura. Un dédoublement ?
A un moment, je pensais : « Catherine l’aurait dit comme ça, Chris l’aurait dit comme ça et Laura ne peut que le dire comme ça. » En fait, Laura est un personnage surgi de nos deux mondes. De l’imagination que Chris peut avoir à partir de moi et de celle que je peux avoir de lui. Chris m’a dit son émotion et combien il était bouleversé de voir le personnage prendre corps… Au début, j’étais très angoissée face à la gravité du sujet. Je me sentais presque… superflue et je me disais : « Qui va se soucier de mon chagrin d’avoir perdu l’homme que j’aime alors qu’eux, les habitants d’Okinawa, ont dû tuer toute leur famille ? » J’avais l’impression que je ne pouvais pas porter toute cette douleur du monde sur mes frêles épaules. Mais Chris m’a dit : « Tu es le lien entre ce monde et le chagrin, la douleur et la perte. De toute façon, je ne ferai pas ce film sans toi ? » J’avoue que je me suis sentie investie d’une mission et que j’ai eu peur de ne pas être à la hauteur.
Mais ce qui compte vraiment pour Laura, c’est sa relation avec l’homme qu’elle continue à aimer au-delà de la mort dans son tête-à-tête quotidien avec l’ordinateur qui était leur lien lorsqu’ils vivaient ensemble. C’est dans le souvenir de ce lien autour de ce lieu de la connaissance, de la transmission du savoir — même leur amour se bâtissait autour de l’ordinateur — que se poursuit la recherche de la vérité, de l’histoire. La vie est là et en même temps, on ne laisse pas la vérité souffler. C’est une recherche non-stop de la vérité.
Finalement, c’est le genre de travail que vous faites avec Chris ?
Complètement. Le corps est hors champ, Chris cadre tout le temps sur mon visage, comme s’il avait voulu tout concentrer à la fois sur une relation spirituelle et une relation d’amour. Finalement, la synthèse s’est faite entre deux projets, l’envie d’un film sur Okinawa, d’une part, et un projet de fiction dans le monde virtuel avec une femme, d’autre part. Tout à coup, il y a eu une espèce d’alchimie, les choses se sont tissées et c’est devenue une évidence. Chris ne pouvait pas se débarrasser d’Okinawa, il portait cette île en lui, qui le taraudait sans cesse. Il avait le mal d’Okinawa et un jour il m’a dit : « Tu t’es imposée dans le monde d’Okinawa. » D’abord, il me trouvait trop jeune. Il a attendu le temps qu’il fallait. Le temps que je souffre peut-être un peu plus, le temps que j’aime plus tout simplement. Et maintenant de la même façon que Chris dit que « Level 5 » est son dernier film, quelque part pour moi aussi c’est mon dernier film. Car ce que je vis là ne peut pas exister ailleurs, pas avec un autre metteur en scène.
Propos recueillis par MICHELE LEVIEUX
Le fond de l’air est rouge, par Magali Jauffret (1996)
LA RéVOLUTION ET NOUS.
« Le fond de l’air est rouge », film de Chris Marker, Arte, 22 h 10.
Ce film, réalisé en 1977 et écourté d’une heure, par l’auteur, en 1993, est encore incontournable aujourd’hui pour qui, saisi par les idées révolutionnaires, se pose les questions de leur mise en pratique et affronte leurs contradictions. Il fonctionne comme la remise en perspective d’espoirs certes déçus, mais qui, décortiqués, analysés, digérés, devraient fournir de quoi défricher des avenirs meilleurs, dont on sait au moins, désormais, qu’ils ne seront pas radieux.
Le film charrie en effet le flot tumultueux, émouvant et douloureux des grandes luttes populaires menées par la gauche entre 1967 et 1977 à Cuba, au Vietnam, à Prague, à Santiago du Chili ou à Paris, en mai 68. En 1978, le cinéaste disait : « Dans le déroulement même de ces échecs, des actes ont été posés, des paroles ont été dites, des forces sont apparues qui font que « rien ne peut plus être comme avant » (comme on chantait chez Lipp » et dans le même temps que le souvenir en a été modifié ou effacé, et quelquefois par ceux-là même qui en avaient été les porteurs. D’où l’intérêt de refaire patiemment le chemin parcouru, d’en relever les traces, d’y trouver les indices, le mégots, les empreintes»…
En 1993, il déclarait : « Imaginez maintenant que celui qui a fait ce montage en 1977 se voit soudain offrir l’occasion de regarder ces images après un intervalle de quinze ans. (…) Notre auteur s’émerveillerait des ressources de l’Histoire qui a toujours plus d’imagination que nous… Il penserait à la fin du film telle qu’il l’avait conçue en 1977, quand il comparait le trafic d’armes des grandes puissances à ces sélectionneurs volants dont le travail est de limiter les populations des loups à un chiffre acceptable. Devinez qui elles arment aujourd’hui.… Une pensée consolante cependant : quinze ans après, il y avait toujours des loups. »
Et il y a toujours des militants révolutionnaires qui, dans la polyphonie chère, justement, au film de Chris Marker, cherchent de nouvelles voies. Regardez ce film. Il est le contraire de la nostalgie. Les questions qu’il pose sont d’actualité. Et quelle leçon de cinéma ! Quelle poésie !
MAGALI JAUFFRET