Le lien économique entre les manifestations des tentes et l’occupation

Un économiste de Jérusalem explique pourquoi les manifestants restent muets sur l’occupation des territoires palestiniens

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Les pro­tes­ta­tions sociales ini­tiées à Tel-Aviv il y a plu­sieurs semaines se sont pro­pa­gées à toutes les grandes villes d’Israël. Les jeunes appellent à la redis­tri­bu­tion des richesses du pays et au réta­blis­se­ment d’un sys­tème de pro­tec­tion sociale. Leurs griefs com­muns incluent le manque de loge­ments abor­dables, l’éducation, les soins de san­té et les transports.

Le Pales­tine Moni­tor s’entretient avec Shir Hever, un éco­no­miste du Alter­na­tive Infor­ma­tion Cen­ter à Jéru­sa­lem. Hever explique pour­quoi les mani­fes­tants insistent sur le fait que leur demande est d’ordre social et éco­no­mique et res­tent donc muets sur l’occupation des ter­ri­toires pales­ti­niens, sus­ci­tant une contro­verse par­mi les cri­tiques de l’oppression conti­nue des Pales­ti­niens par Israël.

“La tac­tique immé­dia­te­ment uti­li­sée par Neta­nya­hou était de peindre les pro­tes­ta­tions comme étant poli­tiques, avec un agen­da caché”, note Hever. “Des groupes de gauche ten­te­raient de ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment et, contrai­re­ment à ce qu’ils disent, n’auraient aucun inté­rêt dans le niveau de vie des Israé­liens moyens”.

Ain­si, les orga­ni­sa­teurs ont été très pru­dent pour ne pas men­tion­ner l’occupation, ce qui aurait été auto-des­truc­teur et aurait délé­gi­ti­mé le mou­ve­ment. “Les mani­fes­ta­tions ne sont pas prêtes pour cela”, pour­suit Hever. “Les orga­ni­sa­teurs les pré­sentent comme un mou­ve­ment large, accueillant tout le monde, bien que les colons rendent dif­fi­cile cette ouver­ture avec des slo­gans comme « Tel-Aviv seule­ment pour les Juifs » et en appe­lant à aug­men­ter les construc­tions dans les colonies.”

Alors que les mani­fes­tants n‘insistent pas sur le fait qu’ils sont apo­li­tiques, « ils tentent de sépa­rer la poli­tique sociale de la poli­tique nationale ».

“Il y a une contra­dic­tion grave dans cela”, ajoute Hever. Mettre l’accent sur l’injustice sociale subie par les Israé­liens, tout en igno­rant la vaste échelle d’injustices per­pé­trées contre des mil­lions de Pales­ti­niens à Gaza et en Cis­jor­da­nie parce que c’est quelque chose qui se passe ailleurs, sans les impli­quer direc­te­ment, est insoutenable.

L’entrelacement du sys­tème éco­no­mique d’Israël avec l’économie de l’occupation et la plé­thore de pro­blèmes que cela entraîne est un sujet qui doit encore être mis au pre­mier plan des reven­di­ca­tions des manifestants.

Le coût du contrôle des ter­ri­toires était très faible dans le pas­sé, l’État rece­vant plus en taxes qu’il ne devait dépen­ser en infra­struc­tures. Lorsque la résis­tance s’est inten­si­fiée durant la pre­mière Inti­fa­da, a racon­té Hever au Real News Net­work réel en 2010, Israël a com­men­cé la construc­tion de clô­tures autour des colo­nies, en four­nis­sant des véhi­cules blin­dés pour les colons, et construi­sant des routes réser­vées aux colons. Neuf pour cent du bud­get annuel de l’Etat va désor­mais au main­tien de l’occupation, selon Hever. Deux tiers est consa­cré aux frais de sécu­ri­té, l’autre tiers par­tant dans des sub­ven­tions pour per­mettre aux colons d’y vivre.

“Les chiffres exacts rela­tifs à l’occupation sont sys­té­ma­ti­que­ment dis­si­mu­lés par le gou­ver­ne­ment », explique Hever. « Le bud­get est rédi­gé d’une manière qui rend impos­sible de retra­cer les mon­tants alloués au main­tien de l’occupation.” Quand l’organisation israé­lienne anti-colo­ni­sa­tion, la Paix Main­te­nant, a exi­gé de voir le bud­get du minis­tère des Trans­ports, ils ont révé­lé que les routes de Cis­jor­da­nie coûtent 20% de plus que les routes en Israël à cause des coûts de sécu­ri­té. Après cette révé­la­tion, le gou­ver­ne­ment a trans­fé­ré le bud­get pour les routes des colons au minis­tère de la Défense, qui n’est pas public.

Hever estime qu’environ 3 mil­liards de she­kels par an sont dépen­sés pour le coût civil de l’occupation. Cela implique essen­tiel­le­ment des sub­ven­tions aux colo­nies, sous la forme de loge­ment et les ser­vices publics comme les soins de san­té l’éducation et des trans­ports. Les colons payent éga­le­ment moins d’impôts que les Israé­liens rési­dant à l’intérieur de la Ligne Verte. Cette somme de 3 mil­liards de she­kels croît à un taux de 7% par an, estime Hever.

Les coûts mili­taires de l’occupation atteignent 6 mil­liards de she­kels par an, alloués au mur de sépa­ra­tion et au bud­get spé­cial, mais caché, du minis­tère de la Défense. Le coût sécu­ri­taire le plus impor­tant est celui de la sécu­ri­té inté­rieure, comme la police des fron­tières et les pri­sons en Israël déte­nant les pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens (les sta­tis­tiques actuelles montrent que près de 6000 (http://addameer.info/?cat=18 ) pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens sont actuel­le­ment déte­nus dans les pri­sons israéliennes).

Iro­ni­que­ment, Hever note qu’Israël était consi­dé­ré comme l’une des socié­tés les plus éga­li­taires au monde en 1965. Aujourd’hui, elle est la plus inégale dans le monde déve­lop­pé, à l’exception des Etats-Unis, bien que si les Pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés étaient éga­le­ment pris en compte elle pren­drait la tête du clas­se­ment comme la socié­té la plus inégale. « Quatre-vingt pour cent des Israé­liens ne sentent pas les avan­tages de la crois­sance éco­no­mique », explique Hever.

En com­pa­rai­son avec d’autres pays de l’OCDE (Orga­ni­sa­tion de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques), qui tentent de dis­tri­buer la richesse grâce aux ser­vices sociaux et au bien-être, Israël dépense 75% de moins à cause des res­sources affec­tées à l’armée.

« L’i­né­ga­li­té a aug­men­té par­tout dans le monde », déclare Hever, mais en Israël, c’est arri­vé plus vite.

« Le grand chan­ge­ment est arri­vé en 1985 avec un « plan de sta­bi­li­sa­tion », qui a ouvert les vannes pour une série de réformes », pour­suit Hever. « Les effets de cela ont inclus l’annulation de nom­breuses allo­ca­tions sociales et leur conso­li­da­tion en une allo­ca­tion de sou­tien au reve­nu », qui a ensuite été éro­dée et réduite. Cela a eu un impact catas­tro­phique sur les parents iso­lés, les retrai­tés et les chô­meurs chroniques. »

En outre, le gou­ver­ne­ment a aban­don­né les pro­jets de loge­ments publics, per­met­tant au sec­teur pri­vé de prendre le relais, en excluant par là les classes inférieures.

En 2003, Neta­nya­hu a aban­don­né le régime de retraite sub­ven­tion­née par le gou­ver­ne­ment, pous­sant les gens à inves­tir leur épargne dans le mar­ché bour­sier à risque.

Ces poli­tiques néo­li­bé­rales ont conduit à l’état d’inégalité que dénoncent aujourd’hui les jeunes Israé­liens, même s’ils doivent encore for­mu­ler un ensemble spé­ci­fique et com­plet de demandes.

Hever explique com­ment les tra­vailleurs pales­ti­niens en Israël ont atteint un pic en 1991 avant que les fer­me­tures géné­ra­li­sées soient mises en œuvre, empê­chant la main‑d’oeuvre pales­ti­nienne d’atteindre Israël. « Des sec­teurs comme la construc­tion et l’agriculture étaient deve­nus très dépen­dants de la main‑d’œuvre pales­ti­nienne bon mar­ché et le gou­ver­ne­ment a répon­du à leurs plaintes en leur per­met­tant d’importer des tra­vailleurs immi­grés pour rem­pla­cer les Palestiniens.

« Ces tra­vailleurs ont connu un taux de rota­tion rapide, car les employeurs ont conti­nué à essayer de les rem­pla­cer y voyant un moyen de les empê­cher de gagner en expé­rience, et en connais­sances et d’ainsi exi­ger de meilleurs droits », pour­suit Hever. « En consé­quence, une grande com­mu­nau­té de ces tra­vailleurs sont res­tés illé­ga­le­ment en Israël, essayant de tra­vailler dans les sec­teurs non officiels ».

Alors que l’État cher­chait à expul­ser beau­coup d’entre eux, il conti­nuait à auto­ri­ser les entre­prises d’importer davan­tage de tra­vailleurs immi­grés, qui exi­ge­raient moins. En outre, il a essayé d’aggraver les condi­tions des Israé­liens au chô­mage dans l’espoir qu’il accep­te­raient de tra­vailler dans des emplois à faible rému­né­ra­tion et aux condi­tions de tra­vail dif­fi­ciles à la place des ouvriers immi­grés. Cela n’a pas ren­con­tré le suc­cès escomp­té et le pro­ces­sus a conduit à une force de tra­vail inégale et divisée.

Israël est deve­nu une socié­té de « nan­tis » et de « dému­nis », explique Hever. « Beau­coup de gens avaient un jar­di­nier ou un homme à tout faire pales­ti­nien pour lequel ils pou­vaient payer très peu d’argent. Vivre dans cette réa­li­té crée une men­ta­li­té de domi­na­tion, comme en Afrique du Sud. La plu­part des Israé­liens pensent qu’ils sont les maîtres, il n’y avait donc aucune rai­son de pro­tes­ter quand les ser­vices sociaux ont été coupés. »

Lorsque les pra­tiques néo­li­bé­rales sont deve­nues de plus en plus fré­quentes dans les années 80, la plu­part des socié­tés du monde déve­lop­pé ont vive­ment pro­tes­té. En Israël, les mani­fes­ta­tions ont été très faibles, note Hever.

« La sécu­ri­té a tou­jours défor­cé les pro­tes­ta­tions, rap­porte Hever. « Un fabri­cant majeur décla­rait en 2002 qu’en rai­son de la Seconde Inti­fa­da, les Israé­liens ne pou­vaient pas s’attendre à une aug­men­ta­tion de leur salaire, mais plu­tôt qu’ils devraient s’attendre à une dimi­nu­tion. Ain­si les contraintes de sécu­ri­té sont uti­li­sées comme une jus­ti­fi­ca­tion pour étouf­fer les luttes sociales.

« Sur­tout avec la can­di­da­ture pour un Etat en sep­tembre, il semble évident que Neta­nya­hu va lan­cer une confron­ta­tion mili­taire », pré­dit Hever. « Les mani­fes­tants crient que la guerre ne les détour­ne­ra pas de leur cause, qu’elle ne sera pas justifiée ».

Il cite la guerre à Gaza en décembre 2008 comme un exemple de la sécu­ri­té pou­vant être uti­li­sée de manière extrê­me­ment cynique pour ser­vir un agen­da poli­tique. Selon Hever, elle a com­men­cé deux mois avant les élec­tions parce que le gou­ver­ne­ment a vou­lu effa­cer le sou­ve­nir de l’échec de la guerre du Liban en 2006. « Il n’y avait aucune néces­si­té mili­taire pour l’attaque, aucune pro­vo­ca­tion », sou­ligne-t-il. Par ailleurs, M. Neta­nya­hu a rem­por­té les der­nières élec­tions en se concen­trant sur ce qu’il décrit comme la menace immi­nente de l’Iran, pro­vo­quant la peur chez les gens.

Hever croit que les Israé­liens juifs ne se sont pas tota­le­ment oppo­sés à la sécu­ri­té comme thème domi­nant dans leur socié­té, car « ils réa­lisent que l’ensemble du pro­jet éta­tique en Israël est construit sur la répres­sion constante des autres ». Mais ils ne l’admettent pas.

« La sécu­ri­té n’est pas seule­ment pour les gens mais pour les idéo­lo­gies et la poli­tique. La majo­ri­té com­prend que de perdre la sécu­ri­té signi­fie­rait perdre leur rêve d’hégémonie juive », dit-il.

« Le coût de la sécu­ri­té est dix fois plus grand que le coût des sub­ven­tions aux com­mu­nau­tés reli­gieuses Hare­dim, mais ce n’est tou­jours pas un argu­ment accep­table dans la sphère de la pro­tes­ta­tion », note-t-il.

En ce qui concerne la cri­tique de la pro­tes­ta­tion des tentes pour leur silence sur l’occupation, Hever estime qu’il n’y a guère de sens de s’attendre à un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion israé­lien pour libé­rer les Pales­ti­niens. « Les Pales­ti­niens choi­si­ront les moda­li­tés et les objec­tifs de leur lutte, » affirme-t-il. « Une lutte dans laquelle les juifs sont la majo­ri­té ne sera pas celle qui libé­re­ra la Palestine ».

Les mani­fes­tants ont été cri­ti­qués pour leur appa­rente inca­pa­ci­té à recon­naître le lien entre les ten­dances dra­co­niennes de leurs diri­geants poli­tiques et l’étranglement conti­nu des ter­ri­toires pales­ti­niens, ou l’hypocrisie dans leur appel à la jus­tice sociale chez eux et le silence simul­ta­né sur le déni de leur Etat de toute jus­tice pour des mil­lions de Pales­ti­niens qui vivent à côté.

Hever croit que les mani­fes­ta­tions sont une étape impor­tante pour faire com­prendre aux Israé­liens que quelque chose doit chan­ger. « La réa­li­sa­tion de l’hypocrisie se répand », opine-t-il. « Les gens com­mencent à ouvrir leurs yeux grâce à un pro­ces­sus popu­laire. Les Israé­liens en apprennent ici sur l’hypocrisie ».

Pour Roni Ben Efrat du par­ti Da’am de gauche, « Ce qui se passe en Israël aujourd’hui est un chan­ge­ment de conscience. Cela a com­men­cé avec le boy­cott du cot­tage cheese, qui a été un suc­cès. Grâce à cela, les gens ont com­pris qu’ils avaient du pou­voir. Ce mou­ve­ment est une grande oppor­tu­ni­té pour chan­ger l’esprit des gens », affirme-t-elle. « Les gens com­mencent à remettre en ques­tion des tabous donc ils peuvent remettre en ques­tion ce tabou-là ».

Alors que les Israé­liens n’iront pas jusqu’à défendre la cause pales­ti­nienne, Hever pense que ces mani­fes­ta­tions peuvent ouvrir leurs yeux suf­fi­sam­ment larges pour ini­tier un chan­ge­ment signi­fi­ca­tif d’attitude. « Peut-être davan­tage d’Israéliens déci­de­ront de ne pas se battre lorsque les Pales­ti­niens mar­che­ront vers un poste de contrôle, ils pour­raient res­ter à la mai­son et les lais­ser gagner. »

Que la jeu­nesse israé­lienne recon­naisse ou non que l’occupation est le prin­ci­pal far­deau –finan­ciè­re­ment et moralement‑, qui empê­che­ra Israël d’être un pays nor­mal et une véri­table démo­cra­tie reste à voir.

Par Sophie Crowe

Source : Pales­tine Moni­tor, 10 août 2011

Trad. NJO