Par Rosa LLORENS
Les intellectuels et sociologues sérieux (pas les chiens de garde) ont beau rappeler, comme O. Todd ou Ch. Guilluy, que les travailleurs, ouvriers et employés, constituent toujours plus de 50% de la population active, l’idéologie dominante tente, depuis 30 ans, de les rendre invisibles et de nous convaincre que les ouvriers, et donc la lutte des classes, ont disparu : le titre du nouveau film de Christine Thépénier et Jean-François Priester : Disparaissez les ouvriers ! dénonce cette ambiance.
C’est pourquoi les films qui leur redonnent leur juste place dans la société doivent être salués. Certes ils décrivent en général un processus économique maintenant bien connu : la destruction calculée des entreprises les plus prospères et prestigieuses au nom des intérêts d’un actionnariat de rapine ; elles sont achetées et rachetées, dans le cadre de la mondialisation, générant pour certains d’énormes bénéfices, et pour les travailleurs, plans sociaux en cascade, avant fermeture définitive (ou délocalisation). Alors pourquoi aller encore voir ces films ? L’article de Stéphane Delorme sur le cinéma “poudre aux yeux” (dans Les Cahiers du Cinéma de mai) nous suggère la réponse : “Si le monde est tout ce qui a trait à l’humain, avouons que, plus encore que le cinéma, c’est ce monde qui nous manque aujourd’hui.” Et c’est ce que nous apporte, au contraire, le cinéma militant : le monde, un point de vue sur le monde, et le plaisir du cinéma, par exemple par la révélation de personnalités marquantes, qui suscitent plus d’émotions que les insipides acteurs du cinéma commercial ou prétentieux.
On peut donc voir actuellement, ou on a pu voir récemment, plusieurs films qui mettent l’accent sur le monde ouvrier : Les Jours comptés (1962) ont pour héros un plombier (l’auteur, Elio Petri, a remporté la Palme d’or à Cannes en 1972 pour : La classe ouvrière va au paradis). Le Chemin noir, d’Abdallah Badis, séduit d’abord par son titre : il s’agit des chemins de la mémoire dans le pays noir lorrain — même si le film ne parvient pas à atteindre l’intensité poétique promise et si les vieux ouvriers maghrébins interrogés ne transmettent pas grand-chose de leur expérience (du reste l’auteur semble mal à l’aise, ayant lui-même perdu contact avec son pays d’origine, l’Algérie, et sa classe sociale d’origine).
Gilles Perret, au contraire, est un cinéaste enraciné : il n’a jamais quitté sa Savoie natale, et il a le chic pour dénicher des personnalités fortes. C’était le cas de son précédent film : Ma Mondialisation (2006), d’autant plus convaincant qu’il donnait la parole à un patron qui, ingénuité ou cynisme, mettait en évidence les impasses de la mondialisation. Son dernier film, De mémoires d’ouvriers, raconte l’histoire de la classe ouvrière et de l’industrie française à partir de Cluzes.
Quant à la 1ère journée du Festival du film militant, organisé à Ivry par les cheminots de Solidaires, les 12 et 13 mai, il enchaînait 3 films, dans une savante progression, du privé : Moulinex, la mécanique du pire (2003), de Gilles Balbastre, coauteur des Nouveaux Chiens de garde, au public : Cheminots (2010) de Luc Joulé et Sébastien Jousse, et à l’universel : Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007) de Christian Rouaud.
Le film sur Moulinex nous rappelle opportunément le rôle joué par un financier proche du PS, Jean-Charles Naouri, qui, après avoir mis sur pied, comme chef de cabinet de Bérégovoy (en 1984 – 86) Big Bang, la réforme qui a déréglementé les marchés financiers, l’a utilisée pour créer sa propre société d’investissement, Euris, qui, en 1994, a travaillé au démantèlement de Moulinex. Et le film se clôt sur une séquence grinçante, où on voit Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie dans le gouvernement Jospin (en 1997) s’étonner, “en tant qu’homme de gauche”, que les ouvriers ne comprennent pas que la mondialisation est une réalité et qu’il ne sert à rien de lutter contre elle.
Cheminots fait entendre le malaise des travailleurs face à la privatisation rampante, ou plutôt déclarée, depuis l’ouverture au privé du trafic voyageurs, au 1er janvier 2010, de la SNCF : cette mesure aboutit à la circulation de “trains fantômes”, qui ne sont pas inclus dans les grilles des aiguilleurs, ce qui crée évidemment des problèmes de sécurité. Ce bilan est rythmé par les extraits de 3 films : l’ouverture juxtapose les images de la gare de La Ciotat aujourd’hui, et celles, de 1895, de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, des Frères Lumière, qui nous rappelle l’importance des chemins de fer dans la société et l’économie au tournant des 19e et 20e siècles. Puis on voit un groupe de cheminots visionner le film magistral de Ken Loach sur la privatisation des British Railways, The Navigators (2002), et y reconnaître, 10 ans après, leur propre expérience, où domine une sensation de gâchis : gâchis de l’outil de travail, de savoir-faire, et de richesses humaines (solidarité au travail, sentiment du service public, capacités d’autonomie et de créativité). Enfin, une séquence de sabotage, dans le film de René Clément, La Bataille du rail (primé à Cannes en 1947), suggère que la situation actuelle appelle une autre Résistance (et ravive l’indignation face aux actions intentées à la SNCF pour sa participation, sous l’Occupation, au transport des déportés !).
Et la journée se terminait en apothéose avec l’épopée des Lip. Ce film nous rappelle une époque déjà lointaine, où patrons et ouvriers pouvaient se sentir unis dans un même projet de production et de développement : c’était l’époque du gaullisme social, avec un ministre du Travail, Jean Charbonnel, qui, en 1974, place à la tête de Lip un patron proche du PSU, Claude Neuschwander, dans le but de faire redémarrer l’usine. Mais nous sommes au début d’une autre époque industrielle, où le CNPF travaille déjà à la destruction des usines, et où Giscard d’Estaing, prévoyant l’aggravation de la crise, décide de tuer Lip, pour éviter que l’expérience fasse tache d’huile.
Mais ce que le film transmet c’est justement l’élan d’enthousiasme qui, pendant les années 1973 – 74, permet aux ouvriers de Lip, soutenus par la France entière, de se dépasser et de concevoir des formes de lutte innovantes, menés par une équipe de militants exemplaires, qui sont aussi des personnalités exceptionnelles, et qui crèvent l’écran. Ils nous racontent les anecdotes qui ont marqué cette période avec une véritable éloquence, avec un humour de paysans matois, et leur savoureux accent franc-comtois : tantôt c’est deux cars de pèlerins, retour de Lourdes, qui débarquent en pleine nuit ; tantôt, des actualités d’époque nous montrent un Charles Piaget très digne, faisant visiter, à un public admiratif et respectueux, la salle où les administrateurs avaient été séquestrés ; ou bien, une petite bonne femme, toute blonde et menue, raconte qu’avant de rentrer à l’usine, elle était passée chez elle se changer, “ne se voyant pas soutenir l’assaut imminent des flics en mini-jupe” ; Piaget, lui, (un maigrichon qui peut survivre trois jours avec une simple pomme), raconte comment, lors d’une journée stratégique, la police intercepte la voiture où il circule avec une camarade, pour lui confisquer son haut-parleur ; à quoi il répond : “Alors, la fille et moi, on va se battre”. Et les policiers, après en avoir référé à la préfecture, s’avouent battus. Mais le plus drôle, c’est l’organisation mise au point pour planquer leur trésor de guerre, la réserve de montres de l’usine, qu’ils ont décidé de commercialiser eux-mêmes, pour se payer leurs salaires ; Jean Raguenès, le prêtre-ouvrier dominicain, donne sa bénédiction, et les curés du secteur vont jouer le rôle de receleurs : Raymond Burgy, le responsable de la logistique, raconte comment, une nuit, il a longuement frappé à la porte d’un presbytère, avant qu’une fenêtre s’entrouvre et que le curé chuchote : “Tais-toi : je distille !” Lorsque, en 1974, les Lip sont obligés de rentrer dans le rang, contre la promesse (qui sera tenue par Neuschwander) de réintégrer tous les ouvriers, ils livrent leur trésor de guerre, mais refusent de révéler leurs caches :“ça peut resservir !”
En effet, malgré l’émotion qui perce souvent, ce ne sont pas des récits nostalgiques : “Je m’adresse à la génération qui a envie de bouger aujourd’hui”, déclare Christian Rouaud, à propos de son dernier film, Tous au Larzac (récompensé par le César du meilleur documentaire 2012). On sortait du Festival d’Ivry avec l’idée que les temps sont peut-être mûrs pour réactiver cette mémoire et cette expérience des luttes ouvrières.
Rosa Llorens
Source : Le grand soir