L’audience génère des recettes publicitaires
Lire attentivement les textes injurieux et racistes d’Edouard Drumont, d’Eric Zemmour et les commentaires sur le site d’extreme-droite Risposte laïque, pour nécessaire que cela soit pour présenter des analyses, reste un exercice éprouvant pour celleux qui prônent l’égalité, qui refusent les hiérarchies civilisationnelles, raciales ou sexistes, l’essentialisation des groupes sociaux et des nations, et qui cherchent justement à faire histoire et émancipation.
Le langage du polémiste et celui du chercheur en sciences sociales, « L’un des buts de la présente étude est d’essayer de comprendre pourquoi les polémistes comme Zemmour ont, au final, toujours raison, alors qu’ils bafouent la raison », les professionnels de la parole publique, le vocabulaire injurieux, les atteintes à la dignité, les calomnies répercutées par des médias, les types de pouvoir et de privilèges (je soutiens l’idée de l’auteur de dévoiler publiquement sa feuille d’impôts, son patrimoine, de dire dans quel quartier il vit. L’exigence de connaître les éléments d’où les un·es et les autres parlent devrait relever de la bonne déontologie). « Le « populisme » au sens vrai du terme, c’est l’usage que les dominants font du « peuple » pour régler leurs querelles internes ».
L’auteur fournit quelques éléments biographiques, son parcours, sa trajectoire, une façon de défendre sa dignité « qui consiste à ne pas vouloir se comporter comme ceux qui vous ont humiliés ». Il parle de la fascination du monde bourgeois de certains « transfuges sociaux », tels Edouard Drumont ou Eric Zemmour, leurs inventions de « dominants imaginaires », de ceux qui nourrissent le populisme depuis les positions de pouvoir qu’ils occupent, du vocabulaire de l’identité et des « identités latentes ». Il souligne que le « discours identitaire se caractérise par le fait qu’il sélectionne l’une de ces identités latentes pour la projeter dans l’espace public, la transformant ainsi en identité collective, un « personnage » dénoncé ou défendu dans le cadre des luttes politiques du moment ». J’ajoute que cette façon de faire n’est malheureusement pas réservée à la droite extrême ; certain·es se revendiquant de l’émancipation tendent à réduire de la même façon des individus à une identité unique et fantasmée.
L’auteur termine son avant-propos par un juste rappel : « L’antisémitisme et l’islamophobie ne sont pas des idéologies incompatibles avec le régime de la démocratie parlementaire ».
Sommaire
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Deux polémistes en République
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La fabrique d’une histoire identitaire
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L’art d’avoir toujours raison
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Comment devenir un « polémiste » populaire ?
Gérard Noiriel fournit des éléments comparatifs de la trajectoire sociale d’Edouard Drumont et d’Eric Zemmour sans sombrer dans l’« illusion biographique ». L’auteur parle, entre autres, de déclassement social, d’auto-(re)présentation comme rebelle, d’assimilation en un « nous », de fait divers, de contexte socio-économique, d’immigration, de crise économique, de développement des médias – presse papier hier, télévision en continu et réseaux sociaux aujourd’hui -, de noces du spectacle et de la télévision, de scandales, de violences verbales et d’insultes, d’exigence de loyauté envers la « patrie », de règles déontologiques du journalisme… Je souligne l’intérêt de la méthode comparative, la mise en évidence de similitudes et de différences ; il n’y a pas de « tous temps ».
Des obsessions, pour Edouard Drumont l’obsession juive et l’antisémitisme, pour Eric Zemmour l’obsession musulmane et l’islamophobie.
Histoire, histoire de « France », histoire des élites, histoire identitaire, histoire construite sur un mode tragique, négation de la diversité des individus composant réellement une nation ou la population d’un Etat, « Leur récit est structuré par un affrontement central entre un personnage qui remplit le rôle de la victime et un personnage qui est désigné comme l’agresseur ». L’auteur aborde l’insistance sur les soi-disants permanences à travers le temps (une histoire hors de l’histoire), la personnification des Etats, « présenter les États-nations comme autant de personnages qui se comportent de la même manière que les êtres humains », les visions purement cycliques, la notion de déclin ou de décadence, l’invention des « étrangers de l’intérieur », la critique élitiste des élites, la mise en cause réactionnaire des Lumières, les « grands hommes » et l’anti-féminisme, les visions inversées des rapports dominants/dominés », la fascination sur la question des noms… Je souligne les paragraphes sur les relations « entre Juifs et Arabes » revus et corrigés par les pamphlétaires, « Eric Drumont contre Edouard Zemmour », les vrais français et celleux qui ne le seraient pas.
Les logiques d’expression des polémistes et leur reconstruction de l’histoire relèvent de l’imposture, d’une pratique de procureur. Leur conception organique de la nation se conjugue avec une conception figée des immigrations. L’auteur aborde le refus de prendre en compte « la diversité des destins sociaux et des affiliations qu’on observe chez ceux qui sont issus d’une même communauté d’immigrants » (Stéphane Beaud cité par l’auteur), les discours sur les banlieues, et les musulmans. Les polémistes ne se soucient aucunement des discriminations subies par les populations, encore moins du travail ; ils sont plutôt fascinés par les « grands » de ce monde. La force des préjugés est mobilisée dans les discours de haine, « La stigmatisation des signes religieux tend à remplacer la stigmatisation des signes raciaux ». Des histoires sont racontées, en ayant l’air savant, mais sans le moindre effort pour « respecter les principes élémentaires de toute démonstration rationnelle ». Les pamphlétaires trafiquent ainsi les vérités sans risques, polémiquent pour exister, « ils crachent leur venin pour faire scandale car c’est leur seul moyen d’exister sur la scène intellectuelle », prétendent que le terrain qu’ils balisent est un terrain neutre et qu’ils sont des « victimes bâillonnées et persécutées » alors qu’ils bénéficient de puissants relais dans l’espace public…
Le dernier chapitre répond à la question « Comment devenir un polémiste « populaire » ». Gérard Noiriel aborde, entre autres, la fabrication d’un best-seller, le rôle ancien des duels, la légitimation de l’idée qu’il existait hier un « problème juif », aujourd’hui un « problème musulman », l’intérieur du petit milieu médiatique qui « se prend pour le centre du monde », l’exploitation des ressources de l’« industrie de l’info-spectacle », la soi-disant neutralité de nombreux espaces médiatiques, les liens entre les scandales et les recettes publicitaires, l’orchestration de la falsification intellectuelle, le ressassement des thèses réactionnaires. L’auteur pose la question de comment répondre, de ne pas céder à l’obligation (mais aussi) à la facilité de parler la même langue…
Je rappelle ce qu’écrivait Audre Lorde : « Car les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. Ils nous permettront peut-être de le battre temporairement à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d’apporter un véritable changement ».
Dans sa conclusion, « Vous n’aurez pas ma haine », Gérard Noiriel imagine, à partir d’un commentaire d’une fan d’Eric Zemmour, en six articles, « que la conception de l’histoire que défend et que met en œuvre Zemmour dans ses livres ait force de loi ». Un scénario qui paraitra sans doute absurde à beaucoup. Et pourtant… L’auteur revient, entre autres, sur Edouard Drumont, les discours antisémites, Georges Bernanos, la dénonciation des soi-disants « bien-pensants », la politique de l’enseignement et de la recherche du gouvernement de Vichy, Eric Zemmour, Laurent Wauquiez, la mise en œuvre d’une certaine « grammaire », le partage entre le vrai et le faux, les yeux rivés sur l’audience médiatique, la banalisation des propos identitaires, « Tous ces discours s’organisent autour d’un principe identitaire mettant en scène non pas des individus réels mais des personnages qui s’affrontent à partir du clivage « eux » / « nous » ».
L’ambition civique passe aussi par le titre choisi pour cette conclusion, « Vous n’aurez pas ma haine »…
Quelques éléments me paraissent plus que discutables, ils ne sont cependant pas centraux dans les analyses présentées. Je n’en évoque qu’un.
Si je partage l’insistance de l’auteur sur l’abandon de la question sociale (dont pour moi, le droit à l’emploi, le droit aux ressources et la réduction radicale du temps de travail), sa conception de celle-ci me semble réductrice. Les rapports sociaux de sexe (sytème de genre) et les procès de racisation (qui ne sont pas réductibles à la situation des immigré·es) sont, pour moi, parties intégrantes de la question sociale. En faisant l’impasse sur ces questions, les organisations du mouvement ouvrier et bien des courants de l’émancipation se sont interdit à penser l’ensemble des dominations et y répondre. Ils ont renvoyé des composantes importantes, dans le cas des femmes une composante majoritaire, de groupes sociaux à une sorte d’invisibilité, accru les divisions et limité de possibles mobilisations…
Quoiqu’il en soit, Gérard Noiriel nous permet de comprendre les similitudes et les différences dans deux contextes de la « part sombre de la République ». Si les constructions et les réceptions de polémiques alimentées par des « propos racistes, sexistes, homophobes » peuvent s’analyser, une part d’ombre subsiste. Aux explications fournies par l’auteur, j’ajouterai le socle profondément inégalitaire de nos sociétés, la naturalisation de cette inégalité, les classements divers des individus sur des échelles de valorisation – dont la méritocratie « républicaine » -, la concurrence plutôt que la solidarité (aggravée par les politiques néolibérales et le fantasmatique « entrepreneur/entrepreneuse de soi »). Il nous faut donc mettre au centre de nos préoccupations cette égalité sans condition dont parle, entre autres, Réjane Sénac dans son livre « L’égalité sans condition.Osons nous imaginer et être semblables » – ne-nous-liberez-pas-legalite-va-sen-charger/, construire les lieux et les institutions afin que « nous puissions épanouir à égalité notre singularité individuelle »…
C’est dans la pratique de l’égalité, dans l’amélioration sensible des conditions de vie des salarié·es et des citoyen·es, dans la mobilisation effective des solidarités, que les discours de haine pourront être repoussés. Cela passe aussi par la mise à jour des ressorts « médiatiques », de amplification algorithmique des sujets, de la responsabilité de ceux qui font argent de la prolifération des insultes, de la démagogie populiste ou fasciste…