Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire »

par Phi­lippe Noiriel

Une mise en pers­pec­tive his­to­rique de Phi­lippe Noi­riel, auteur de “Une his­toire popu­laire de la France”, pour mieux com­prendre les gilets jaunes.

Dans une tri­bune publiée par le jour­nal Le Monde (20/11/2018), le socio­logue Pierre Merle écrit que « le mou­ve­ment des « gilets jaunes » rap­pelle les jac­que­ries de l’Ancien Régime et des périodes révo­lu­tion­naires ». Et il s’interroge : « Les leçons de l’histoire peuvent-elles encore être comprises ? »

Je suis convain­cu, moi aus­si, qu’une mise en pers­pec­tive his­to­rique de ce mou­ve­ment social peut nous aider à le com­prendre. C’est la rai­son pour laquelle le terme de « jac­que­rie » (uti­li­sé par d’autres com­men­ta­teurs et notam­ment par Eric Zem­mour, l’historien du Figa­ro récem­ment adou­bé par France Culture dans l’émission d’Alain Fin­kiel­kraut qui illustre par­fai­te­ment le titre de son livre sur « la défaite de la pen­sée ») ne me paraît pas per­ti­nent. Dans mon His­toire popu­laire de la France, j’ai mon­tré que tous les mou­ve­ments sociaux depuis le Moyen Age avaient fait l’objet d’une lutte intense entre les domi­nants et les domi­nés à pro­pos de la défi­ni­tion et de la repré­sen­ta­tion du peuple en lutte. Le mot « jac­que­rie » a ser­vi à dési­gner les sou­lè­ve­ments de ces pay­sans que les élites sur­nom­maient les « jacques », terme mépri­sant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se com­por­ter comme un pay­san lourd et stupide).

Le pre­mier grand mou­ve­ment social qua­li­fié de « jac­que­rie » a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les pay­sans d’Ile de France se sont révol­tés conte leurs sei­gneurs. La source prin­ci­pale qui a ali­men­té pen­dant des siècles le regard péjo­ra­tif por­té sur les sou­lè­ve­ments pay­sans de cette époque, c’est le récit de Jean Frois­sart, l’historien des puis­sants de son temps, rédi­gé au cours des années 1360 et publié dans ses fameuses Chro­niques. Voi­ci com­ment Frois­sart pré­sente la lutte de ces pay­sans : « Lors se assem­blèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons fer­rés et de cou­teaux, en la mai­son d’un che­va­lier qui près de là demeu­rait. Si bri­sèrent la mai­son et tuèrent le che­va­lier, la dame et les enfants, petits et grands, et mirent le feu à la mai­son […]. Ces méchants gens assem­blés sans chef et sans armures volaient et brû­laient tout, et tuaient sans pitié et sans mer­ci, ain­si comme chiens enra­gés. Et avaient fait un roi entre eux qui était, si comme on disait adonc, de Cler­mont en Beau­voi­sis, et l’élurent le pire des mau­vais ; et ce roi on l’appelait Jacques Bonhomme ».

Ce mépris de classe pré­sen­tant le chef des Jacques comme « le pire des mau­vais » est inva­li­dé par les archives qui montrent que les pay­sans en lutte se don­nèrent pour prin­ci­pal porte-parole Guillaume Carle « bien sachant et bien par­lant ». A la même époque, la grande lutte des arti­sans de Flandre fut emme­née par un tis­se­rand, Pierre de Coninck décrit ain­si dans les Annales de Gand : « Petit de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si bien par­ler que c’estoit une fine mer­veille. Et pour cela, les tis­se­rands, les fou­lons et les ton­deurs le croyoient et aimoient tant qu’il ne sût chose dire ou com­man­der qu’ils ne fissent ».

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On a là une constante dans l’histoire des mou­ve­ments popu­laires. Pour échap­per à la stig­ma­ti­sa­tion de leur lutte, les révol­tés choi­sissent tou­jours des lea­ders « res­pec­tables » et capables de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D’autres exemples, plus tar­difs, confirment l’importance du lan­gage dans l’interprétation des luttes popu­laires. Par exemple, le sou­lè­ve­ment qui agi­ta tout le Péri­gord au début du XVIIe siècle fut dési­gné par les élites comme le sou­lè­ve­ment des « cro­quants » ; terme que récu­sèrent les pay­sans et les arti­sans en se pré­sen­tant eux mêmes comme les gens du « com­mun », Ce fut l’un des points de départ des usages popu­laires du terme « com­mune » qui fut repris en 1870 – 71, à Paris, par les « Communards ».

Les com­men­ta­teurs qui ont uti­li­sé le mot « jac­que­rie » pour par­ler du mou­ve­ment des « gilets jaunes » ont vou­lu mettre l’accent sur un fait incon­tes­table : le carac­tère spon­ta­né et inor­ga­ni­sé de ce conflit social. Même si ce mot est inap­pro­prié, il est vrai qu’il existe mal­gré tout des points com­muns entre toutes les grandes révoltes popu­laires qui se sont suc­cé­dé au cours du temps. En me fiant aux mul­tiples repor­tages dif­fu­sés par les médias sur les gilets jaunes, j’ai noté plu­sieurs élé­ments qui illus­trent cette permanence.

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Le prin­ci­pal concerne l’objet ini­tial des reven­di­ca­tions : le refus des nou­velles taxes sur le car­bu­rant. Les luttes anti­fis­cales ont joué un rôle extrê­me­ment impor­tant dans l’histoire popu­laire de la France. Je pense même que le peuple fran­çais s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mou­ve­ment des gilets jaunes ait été moti­vé par le refus de nou­velles taxes sur le car­bu­rant n’a donc rien de sur­pre­nant. Ce type de luttes anti­fis­cales a tou­jours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sen­ti­ment qu’il devait payer sans rien obte­nir en échange. Sous l’Ancien Régime, le refus de la dîme fut fré­quem­ment lié au dis­cré­dit tou­chant les curés qui ne rem­plis­saient plus leur mis­sion reli­gieuse, et c’est sou­vent lorsque les sei­gneurs n’assuraient plus la pro­tec­tion des pay­sans que ceux-ci refu­sèrent de payer de nou­velles charges. Ce n’est donc pas un hasard si le mou­ve­ment des gilets jaunes a été par­ti­cu­liè­re­ment sui­vi dans les régions où le retrait des ser­vices publics est le plus mani­feste. Le sen­ti­ment, lar­ge­ment par­ta­gé, que l’impôt sert à enri­chir la petite caste des ultra-riches, ali­mente un pro­fond sen­ti­ment d’injustice dans les classes populaires.

Ces fac­teurs éco­no­miques consti­tuent donc bien l’une des causes essen­tielles du mou­ve­ment. Néan­moins, il faut évi­ter de réduire les aspi­ra­tions du peuple à des reven­di­ca­tions uni­que­ment maté­rielles. L’une des inéga­li­tés les plus mas­sives qui péna­lisent les classes popu­laires concerne leur rap­port au lan­gage public. Les élites passent leur temps à inter­pré­ter dans leur propre langue ce que disent les domi­nés, en fai­sant comme s’il s’agissait tou­jours d’une for­mu­la­tion directe et trans­pa­rente de leur expé­rience vécue. Mais la réa­li­té est plus com­plexe. J’ai mon­tré dans mon livre, en m’appuyant sur des ana­lyses de Pierre Bour­dieu, que la Réforme pro­tes­tante avait four­ni aux classes popu­laires un nou­veau lan­gage reli­gieux pour nom­mer des souf­frances qui étaient mul­ti­formes. Les pay­sans et les arti­sans du XVIe siècle disaient : « J’ai mal à la foi au lieu de dire j’ai mal par­tout ». Aujourd’hui, les gilets jaunes crient « j’ai mal à la taxe au lieu de dire j’ai mal par­tout ». Il ne s’agit pas, évi­dem­ment, de nier le fait que les ques­tions éco­no­miques sont abso­lu­ment essen­tielles car elles jouent un rôle déter­mi­nant dans la vie quo­ti­dienne des classes domi­nées. Néan­moins, il suf­fit d’écouter les témoi­gnages des gilets jaunes pour consta­ter la fré­quence des pro­pos expri­mant un malaise géné­ral. Dans l’un des repor­tages dif­fu­sés par BFM-TV, le 17 novembre, le jour­na­liste vou­lait abso­lu­ment faire dire à la per­sonne inter­ro­gée qu’elle se bat­tait contre les taxes, mais cette mili­tante répé­tait sans cesse : « on en a ras le cul » , « ras le cul », « ras le bol généralisé ».

 

« Avoir mal par­tout » signi­fie aus­si souf­frir dans sa digni­té. C’est pour­quoi la dénon­cia­tion du mépris des puis­sants revient presque tou­jours dans les grandes luttes popu­laires et celle des gilets jaunes n’a fait que confir­mer la règle. On a enten­du un grand nombre de pro­pos expri­mant un sen­ti­ment d’humiliation, lequel nour­rit le fort res­sen­ti­ment popu­laire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est que de la merde ». Le pré­sident de la Répu­blique voit ain­si reve­nir en boo­me­rang l’ethnocentrisme de classe que j’ai ana­ly­sé dans mon livre.

Néan­moins, ces simi­li­tudes entre des luttes sociales de dif­fé­rentes époques masquent de pro­fondes dif­fé­rences. Je vais m’y arrê­ter un moment car elles per­mettent de com­prendre ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té du mou­ve­ment des gilets jaunes. La pre­mière dif­fé­rence avec les « jac­que­ries » médié­vales tient au fait que la grande majo­ri­té des indi­vi­dus qui ont par­ti­ci­pé aux blo­cages de same­di der­nier ne font pas par­tie des milieux les plus défa­vo­ri­sés de la socié­té. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui pos­sèdent au moins une voi­ture. Alors que « la grande jac­que­rie » de 1358 fut un sur­saut déses­pé­ré des gueux sur le point de mou­rir de faim, dans un contexte mar­qué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.

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La deuxième dif­fé­rence, et c’est à mes yeux la plus impor­tante, concerne la coor­di­na­tion de l’action. Com­ment des indi­vi­dus par­viennent-ils à se lier entre eux pour par­ti­ci­per à une lutte col­lec­tive ? Voi­là une ques­tion tri­viale, sans doute trop banale pour que les com­men­ta­teurs la prennent au sérieux. Et pour­tant elle est fon­da­men­tale. A ma connais­sance, per­sonne n’a insis­té sur ce qui fait réel­le­ment la nou­veau­té des gilets jaunes : à savoir la dimen­sion d’emblée natio­nale d’un mou­ve­ment spon­ta­né. Il s’agit en effet d’une pro­tes­ta­tion qui s’est déve­lop­pée simul­ta­né­ment sur tout le ter­ri­toire fran­çais (y com­pris les DOM-TOM), mais avec des effec­tifs loca­le­ment très faibles. Au total, la jour­née d’action a réuni moins de 300 000 per­sonnes, ce qui est un score modeste com­pa­ré aux grandes mani­fes­ta­tions popu­laires. Mais ce total est la somme des mil­liers d’actions grou­pus­cu­laires répar­ties sur tout le territoire.

Cette carac­té­ris­tique du mou­ve­ment est étroi­te­ment liée aux moyens uti­li­sés pour coor­don­ner l’action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les orga­ni­sa­tions poli­tiques et syn­di­cales qui l’ont assu­rée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ». Les nou­velles tech­no­lo­gies per­mettent ain­si de renouer avec des formes anciennes « d’action directe », mais sur une échelle beau­coup plus vaste, car elles relient des indi­vi­dus qui ne se connaissent pas. Face­book, twit­ter et les smart­phones dif­fusent des mes­sages immé­diats (SMS) en rem­pla­çant ain­si la cor­res­pon­dance écrite, notam­ment les tracts et la presse mili­tante qui étaient jusqu’ici les prin­ci­paux moyens dont dis­po­saient les orga­ni­sa­tions pour coor­don­ner l’action col­lec­tive ; l’instantanéité des échanges res­ti­tuant en par­tie la spon­ta­néi­té des inter­ac­tions en face à face d’autrefois.

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Tou­te­fois les réseaux sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu don­ner une telle ampleur au mou­ve­ment des gilets jaunes. Les jour­na­listes mettent constam­ment en avant ces « réseaux sociaux » pour mas­quer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construc­tion de l’action publique. Plus pré­ci­sé­ment, c’est la com­plé­men­ta­ri­té entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information conti­nue qui ont don­né à ce mou­ve­ment sa dimen­sion d’emblée natio­nale. Sa popu­la­ri­sa­tion résulte en grande par­tie de l’intense « pro­pa­gande » orches­trée par les grands médias dans les jours pré­cé­dents. Par­ti de la base, dif­fu­sé d’abord au sein de petits réseaux via face­book, l’événement a été immé­dia­te­ment pris en charge par les grands médias qui ont annon­cé son impor­tance avant même qu’il ne se pro­duise. La jour­née d’action du 17 novembre a été sui­vie par les chaînes d’information conti­nue dès son com­men­ce­ment, minute par minute, « en direct » (terme qui est deve­nu désor­mais un équi­valent de com­mu­ni­ca­tion à dis­tance d’événements en train de se pro­duire). Les jour­na­listes qui incarnent aujourd’hui au plus haut point le popu­lisme (au sens vrai du terme) comme Eric Bru­net qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’ont pas hési­té à endos­ser publi­que­ment un gilet jaune, se trans­for­mant ain­si en porte-parole auto-dési­gné du peuple en lutte. Voi­là pour­quoi la chaîne a pré­sen­té ce conflit social comme un « mou­ve­ment inédit de la majo­ri­té silencieuse ».

Une étude qui com­pa­re­rait la façon dont les médias ont trai­té la lutte des che­mi­nots au prin­temps der­nier et celle des gilets jaunes serait très ins­truc­tive. Aucune des jour­nées d’action des che­mi­nots n’a été sui­vie de façon conti­nue et les télé­spec­ta­teurs ont été abreu­vés de témoi­gnages d’usagers en colère contre les gré­vistes, alors qu’on a très peu enten­du les auto­mo­bi­listes en colère contre les bloqueurs.

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Je suis convain­cu que le trai­te­ment média­tique du mou­ve­ment des gilets jaunes illustre l’une des facettes de la nou­velle forme de démo­cra­tie dans laquelle nous sommes entrés et que Ber­nard Manin appelle la « démo­cra­tie du public » (cf son livre Prin­cipe du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif, 1995). De même que les élec­teurs se pro­noncent en fonc­tion de l’offre poli­tique du moment – et de moins en moins par fidé­li­té à un par­ti poli­tique – de même les mou­ve­ments sociaux éclatent aujourd’hui en fonc­tion d’une conjonc­ture et d’une actua­li­té pré­cises. Avec le recul du temps, on s’apercevra peut-être que l’ère des par­tis et des syn­di­cats a cor­res­pon­du à une période limi­tée de notre his­toire, l’époque où les liens à dis­tance étaient maté­ria­li­sés par la com­mu­ni­ca­tion écrite. Avant la Révo­lu­tion fran­çaise, un nombre incroyable de révoltes popu­laires ont écla­té dans le royaume de France, mais elles étaient tou­jours loca­li­sées, car le mode de liai­son qui per­met­tait de coor­don­ner l’action des indi­vi­dus en lutte repo­sait sur des liens directs : la parole, l’interconnaissance, etc. L’Etat royal par­ve­nait tou­jours à répri­mer ces sou­lè­ve­ments parce qu’il contrô­lait les moyens d’action à dis­tance. La com­mu­ni­ca­tion écrite, mono­po­li­sée par les « agents du roi », per­met­tait de dépla­cer les troupes d’un endroit à l’autre pour mas­sa­crer les émeutiers.

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Dans cette pers­pec­tive, la Révo­lu­tion fran­çaise peut être vue comme un moment tout à fait par­ti­cu­lier, car l’ancienne tra­di­tion des révoltes locales a pu alors se com­bi­ner avec la nou­velle pra­tique de contes­ta­tion véhi­cu­lée et coor­don­née par l’écriture (cf les cahiers de doléances).

L’intégration des classes popu­laires au sein de l’Etat répu­bli­cain et la nais­sance du mou­ve­ment ouvrier indus­triel ont raré­fié les révoltes locales et vio­lentes, bien qu’elles n’aient jamais com­plè­te­ment dis­pa­ru (cf le sou­lè­ve­ment du « Midi rouge » en 1907). La poli­ti­sa­tion des résis­tances popu­laires a per­mis un enca­dre­ment, une dis­ci­pline, une édu­ca­tion des mili­tants, mais la contre­par­tie a été la délé­ga­tion de pou­voir au pro­fit des lea­ders des par­tis et des syn­di­cats. Les mou­ve­ments sociaux qui se sont suc­cé­dé entre les années 1880 et les années 1980 ont aban­don­né l’espoir d’une prise du pou­voir par la force, mais ils sont sou­vent par­ve­nus à faire céder les domi­nants grâce à des grèves avec occu­pa­tions d’usine, et grâce à de grandes mani­fes­ta­tions culmi­nant lors des « marches sur Paris » (« de la Bas­tille à la Nation »).

L’une des ques­tions que per­sonne n’a encore posée à pro­pos des gilets jaunes est celle-ci : pour­quoi des chaînes pri­vées dont le capi­tal appar­tient à une poi­gnée de mil­liar­daires sont-elles ame­nées aujourd’hui à encou­ra­ger ce genre de mou­ve­ment popu­laire ? La com­pa­rai­son avec les siècles pré­cé­dents abou­tit à une conclu­sion évi­dente. Nous vivons dans un monde beau­coup plus paci­fique qu’autrefois. Même si la jour­née des gilets jaunes a fait des vic­times, celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le résul­tat des acci­dents cau­sés par les conflits qui ont oppo­sé le peuple blo­queur et le peuple bloqué.

 

Cette paci­fi­ca­tion des rela­tions de pou­voir per­met aux médias domi­nants d’utiliser sans risque le registre de la vio­lence pour mobi­li­ser les émo­tions de leur public car la rai­son prin­ci­pale de leur sou­tien au mou­ve­ment n’est pas poli­tique mais éco­no­mique : géné­rer de l’audience en mon­trant un spec­tacle. Dès le début de la mati­née, BFM-TV a signa­lé des « inci­dents », puis a mar­te­lé en boucle le drame de cette femme écra­sée par une auto­mo­bi­liste refu­sant d’être blo­qué. Avan­tage sub­si­diaire pour ces chaînes aux­quelles on reproche sou­vent leur obses­sion pour les faits divers, les crimes, les affaires de mœurs : en sou­te­nant le mou­ve­ment des gilets jaunes, elles ont vou­lu mon­trer qu’elles ne négli­geaient nul­le­ment les ques­tions « sociales ».

Au-delà de ces enjeux éco­no­miques, la classe domi­nante a évi­dem­ment inté­rêt à pri­vi­lé­gier un mou­ve­ment pré­sen­té comme hos­tile aux syn­di­cats et aux par­tis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes. Même si ce n’est sans doute pas vou­lu, le choix de la cou­leur jaune pour sym­bo­li­ser le mou­ve­ment (à la place du rouge) et de la Mar­seillaise (à la place de l’Internationale) rap­pelle mal­heu­reu­se­ment la tra­di­tion des « jaunes », terme qui a dési­gné pen­dant long­temps les syn­di­cats à la solde du patro­nat. Tou­te­fois, on peut aus­si ins­crire ce refus de la « récu­pé­ra­tion » poli­tique dans le pro­lon­ge­ment des com­bats que les classes popu­laires ont menés, depuis la Révo­lu­tion fran­çaise, pour défendre une concep­tion de la citoyen­ne­té fon­dée sur l’action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes en refu­sant toute forme de récu­pé­ra­tion des par­tis poli­tiques assument aus­si confu­sé­ment la tra­di­tion des Sans-culottes en 1792 – 93, des citoyens-com­bat­tants de février 1848, des Com­mu­nards de 1870 – 71 et des anar­cho-syn­di­ca­listes de la Belle Epoque.

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C’est tou­jours la mise en œuvre de cette citoyen­ne­té popu­laire qui a per­mis l’irruption dans l’espace public de porte-parole qui était socia­le­ment des­ti­nés à res­ter dans l’ombre. Le mou­ve­ment des gilets jaunes a fait émer­ger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c’est la diver­si­té de leur pro­fil et notam­ment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonc­tion de porte-parole était le plus sou­vent réser­vée aux hommes. La faci­li­té avec laquelle ces lea­ders popu­laires s’expriment aujourd’hui devant les camé­ras est une consé­quence d’une double démo­cra­ti­sa­tion : l’élévation du niveau sco­laire et la péné­tra­tion des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion audio-visuelle dans toutes les couches de la socié­té. Cette com­pé­tence est com­plè­te­ment niée par les élites aujourd’hui ; ce qui ren­force le sen­ti­ment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers repré­sentent encore 20% de la popu­la­tion active, aucun d’entre eux n’est pré­sent aujourd’hui à la Chambre des dépu­tés. Il faut avoir en tête cette dis­cri­mi­na­tion mas­sive pour com­prendre l’ampleur du rejet popu­laire de la poli­tique politicienne.

Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas « les pro­fes­sion­nels de la parole publique » que sont les jour­na­listes des chaînes d’information conti­nue. En dif­fu­sant en boucle les pro­pos des mani­fes­tants affir­mant leur refus d’être « récu­pé­rés » par les syn­di­cats et les par­tis, ils pour­suivent leur propre com­bat pour écar­ter les corps inter­mé­diaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légi­times des mou­ve­ments popu­laires. En ce sens, ils cau­tionnent la poli­tique libé­rale d’Emmanuel Macron qui vise elle aus­si à dis­cré­di­ter les struc­tures col­lec­tives que se sont don­nées les classes popu­laires au cours du temps.

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Etant don­né le rôle cru­cial que jouent désor­mais les grands médias dans la popu­la­ri­sa­tion d’un conflit social, ceux qui les dirigent savent bien qu’ils pour­ront sif­fler la fin de la récréa­tion dès qu’ils le juge­ront néces­saire, c’est-à-dire dès que l’audimat exi­ge­ra qu’ils changent de che­val pour res­ter à la pointe de « l’actualité ». Un tel mou­ve­ment est en effet voué à l’échec car ceux qui l’animent sont pri­vés de toute tra­di­tion de lutte auto­nome, de toute expé­rience mili­tante. S’il monte en puis­sance, il se heur­te­ra de plus en plus à l’opposition du peuple qui ne veut pas être blo­qué et ces conflits seront pré­sen­tés en boucle sur tous les écrans, ce qui per­met­tra au gou­ver­ne­ment de répri­mer les abus avec le sou­tien de « l’opinion ». L’absence d’un enca­dre­ment poli­tique capable de défi­nir une stra­té­gie col­lec­tive et de nom­mer le mécon­ten­te­ment popu­laire dans le lan­gage de la lutte des classes est un autre signe de fai­blesse car cela laisse la porte ouverte à toutes les dérives. N’en déplaise aux his­to­riens (ou aux socio­logues) qui idéa­lisent la « culture popu­laire », le peuple est tou­jours tra­ver­sé par des ten­dances contra­dic­toires et des jeux internes de domi­na­tion. Au cours de cette jour­née des gilets jaunes, on a enten­du des pro­pos xéno­phobes, racistes, sexistes et homo­phobes. Certes, ils étaient très mino­ri­taires, mais il suf­fit que les médias s’en emparent (comme ils l’ont fait dès le len­de­main) pour que tout le mou­ve­ment soit discrédité.

L’histoire montre pour­tant qu’une lutte popu­laire n’est jamais com­plè­te­ment vaine, même quand elles est répri­mée. Le mou­ve­ment des gilets jaunes place les syn­di­cats et les par­tis de gauche face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés. Com­ment s’adapter à la réa­li­té nou­velle que consti­tue la « démo­cra­tie du public » pour faire en sorte que ce type de conflit social – dont on peut pré­voir qu’il se repro­dui­ra fré­quem­ment – soit inté­gré dans un com­bat plus vaste contre les inéga­li­tés et l’exploitation ? Telle est l’une des grandes ques­tions à laquelle il fau­dra qu’ils répondent.