Professeur en sciences de l’éducation à Paris-VIII, Jean-Yves Rochex vient de codiriger un ouvrage passionnant [[La Construction des inégalités scolaires. Au cœur des dispositifs d’enseignement. Sous la direction de Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon. Presses universitaires de Rennes. 216 pages. 16 euros.]] décryptant les processus qui, au sein même des classes, participent à la fabrication des inégalités scolaires. Apprentissages différenciés, exigences implicites… Les enfants de milieux populaires sont les premiers à pâtir de ces phénomènes insidieux.
Créé en 2001, le réseau Reseida, animé par Jean-Yves Rochex, travaille sur la question de l’inégalité scolaire en s’intéressant plus spécifiquement aux inégalités d’accès aux apprentissages. Son équipe de chercheurs essaye d’ouvrir ce que certains appellent « la boîte noire » de l’école : regarder non pas seulement les inégalités une fois produites mais étudier leur fabrication dans l’ordinaire des classes, quand des élèves inégalement préparés à faire face à ce qu’on leur demande sont confrontés à des tâches préparées par des enseignants, eux-mêmes inégalement conscients des différences entre élèves… Pour cet ouvrage, les chercheurs ont suivi pendant plus d’un an des classes de grande section maternelle et CP, d’une part, et de CM2 d’autre part. Toujours en essayant de mettre au jour des phénomènes récurrents qui contribuent à la production de l’inégalité scolaire.
“école de village en 1848” (1896), de Albert Anker (1831 – 1910)
Quels phénomènes avez-vous mis au jour ?
Jean-Yves Rochex. Nos observations nous ont permis de mettre au jour deux grandes logiques de « différenciation », dont nous donnons de nombreux exemples dans l’ouvrage. La première relève d’une différenciation que l’on peut qualifier de « passive », qui rejoint ce que Bourdieu et Passeron appelaient « la pédagogie de l’abstention pédagogique ». On l’observe quand les situations et les pratiques mises en œuvre par les enseignants présupposent des élèves qu’ils puissent tous effectuer un certain nombre d’activités sans que celles-ci leur aient été enseignées, ou sans que l’on ait attiré explicitement leur attention sur la nécessité de les mettre en œuvre : mettre en relation différentes situations ou informations, tirer des enseignements à partir des tâches que l’on vient d’effectuer, se situer dans un registre de langage et de vocabulaire spécifiques… Or, tous les élèves ne sont pas à même de décrypter ces exigences implicites. Ceux qui y sont familiarisés en dehors de la classe parviennent, par exemple, à percevoir les enjeux de savoirs qu’il peut y avoir au-delà de la succession des tâches demandées par l’enseignant, ou encore à reconnaître qu’il y a, entre différentes tâches, des traits ou des principes communs qui relèvent de la spécificité des disciplines et des contenus d’apprentissage. D’autres élèves, au contraire, de par leur environnement ou leur scolarisation antérieure, ne sont pas familiarisés à ce type de mises en relation et ne peuvent décrypter ce qui est implicitement attendu d’eux. On se retrouve avec, d’un côté, certains enfants dont on attend des choses qui ne leur sont finalement guère enseignées et, de l’autre, des enseignants qui ne sont pas forcément conscients qu’il soit nécessaire de le faire…
Quel est le second type de processus de différenciation des élèves ?
Jean-Yves Rochex. C’est un processus de différenciation « active », même s’il se produit, évidemment, à l’insu de l’enseignant. Il relève du souci de prendre en considération les différences et les difficultés que l’on perçoit chez les élèves et d’« adapter » les tâches, les exigences, les supports de travail ou les modalités d’aide qu’on leur propose. Intention louable évidemment mais qui, quand elle ne se fonde pas sur une analyse et une prise en charge de ce qui fait difficulté d’apprentissage pour les élèves, conduit fréquemment à leur proposer des tâches restreintes, de plus en plus morcelées, qu’ils peuvent effectuer et réussir les unes après les autres sans trop d’effort, mais au terme desquelles il n’y a pas de réel apprentissage et de réelle construction de savoir. La récurrence de tels phénomènes sur l’année nous permet de dire que les « bons » élèves et les élèves « en difficulté » – qui appartiennent souvent à des milieux sociaux différents – se voient proposer et fréquentent des univers de travail et de savoir très différents, et inégalement producteurs d’apprentissages, qui ne peuvent que conduire à des trajectoires scolaires profondément inégalitaires, et que ces processus de différenciation et d’adaptation « par le bas » se produisent le plus souvent à l’insu des élèves, et même des enseignants.
Comment comprendre cela ?
Jean-Yves Rochex. Sans doute à la fois parce que les enjeux de savoir et les difficultés propres aux apprentissages ne sont pas toujours aussi explicites qu’il serait souhaitable pour les enseignants. Mais aussi parce que ceux-ci ont le souci que leurs élèves, y compris ceux qui sont le plus en difficulté, puissent réussir un certain nombre de tâches et ne pas se décourager ou se démotiver. Mais ce souci de réussite dans la réalisation des tâches peut s’exercer au détriment de l’apprentissage des plus démunis et leurrer les uns et les autres sur ce qui se passe dans et au-delà de la classe. Par ailleurs, dans leurs représentations des élèves et de leurs conditions de vie et d’apprentissage, comme dans leur choix des modes de faire la classe, les enseignants s’inscrivent, comme n’importe quel acteur social, dans des rapports sociaux et des évolutions idéologiques qui ne relèvent pas seulement d’eux. Il en est d’ailleurs de même quant au choix des manuels, fichiers et autres outils qu’ils utilisent, dont la conception prend bien souvent comme modèle l’enfant de classe moyenne, c’est-à-dire celui qui, avant même d’entrer à l’école, en possède déjà pour partie les codes. Codes que sa famille peut continuer à construire et à expliciter tout au long de sa scolarité. Mais tel n’est pas le cas dans la majorité des familles populaires. D’où la nécessité que l’école et ses professionnels travaillent à débusquer le caractère socialement opaque ou implicite de son fonctionnement et de ses exigences ; s’ils ne le font pas, on ne voit pas qui le ferait à leur place. Et on ne peut pas compter sur le seul accompagnement hors temps scolaire pour le faire.
La manière de « faire la classe » aujourd’hui participe-t-elle de ce processus d’inégalités ?
Jean-Yves Rochex. Pour une part. Il faut sans doute y voir pour partie un effet des vulgates mal maîtrisées des discours ou des travaux insistant sur la nécessaire « activité » de l’élève pour apprendre. Mais il y a activité et activité. Et ces vulgates mal maîtrisées nous semblent contribuer à ce que la conduite et l’organisation de la classe se déportent de plus en plus vers les « tâches » au détriment des enjeux de savoirs censés résulter de la réalisation de ces tâches. Ce glissement de l’activité intellectuelle vers des activités à faible enjeu cognitif nuit en priorité à ceux qui n’ont pas d’autres endroits d’apprentissage que l’école. Autre évolution notable : le souci de faciliter la tâche aux élèves, de la rendre plus attractive, de s’inspirer de situations de la vie quotidienne, qui peut conduire à rabattre le travail et le langage propres à l’étude sur ceux de l’expérience ordinaire. De même peut-on observer l’importance des usages peu exigeants du langage, restreints à la communication ordinaire dans la classe ou à des fonctions de restitution et de réponse à des questions fermées, au détriment de sa fonction d’élaboration et des exigences d’écriture longue. Ce sont ceux qui sont le moins entraînés et disposés à écrire et à user du langage d’élaboration à qui l’on demande le moins de le faire ! Encore une fois, plutôt que de s’affronter à ce qui fait difficulté, on propose des tâches avec un enjeu intellectuel réduit. Tout cela peut contribuer à produire des « fausses réussites » qui leurrent les élèves et leurs familles, jusqu’au jour où le leurre se dévoile (en général au passage école-collège ou collège-lycée), ce qui suscite souvent du ressentiment, voire de la violence à l’égard de l’école.
Le constat de Bourdieu qui parlait, à propos de l’école, d’un système « indifférent aux différences » est-il toujours d’actualité ?
Jean-Yves Rochex. Il est de bon ton de dire que ce constat serait dépassé, que désormais on fait de la pédagogie « différenciée », de la « personnalisation », etc. Mais nos travaux montrent au contraire que cette thèse est loin d’être obsolète, même s’il convient de la complexifier. Il y a, certes, aujourd’hui un souci plus grand de prendre en compte les différences entre élèves. Mais cette volonté peut, à l’encontre des intentions des enseignants ou des affichages politiques, conduire non pas à résorber ces inégalités mais à les entériner, voire à les accroître.
Que penser alors du discours très à la mode sur la « personnalisation » des parcours scolaire ?
Jean-Yves Rochex. Les enfants sont certes tous différents mais je dirais, de manière provocatrice, que les élèves ne le sont pas… Une différenciation des apprentissages qui contribue effectivement à réduire les inégalités n’est pas à chercher d’abord dans les particularités individuelles infinies des enfants, sur lesquels on a d’ailleurs beaucoup de préjugés et de fantasmes, mais bien plus dans l’analyse des objets de savoir et des obstacles socio-cognitifs que leur appropriation rencontre. Nos recherches montrent ainsi qu’une large part des difficultés de certains enfants se joue dans leur aptitude à construire une posture d’étude face à leur expérience quotidienne. Ce qui est outil d’action dans la vie ou l’expérience ordinaire doit être à l’école objet de redescription, d’analyse, devenir objet de pensée. Ce qui suppose le « loisir » de suspendre le cours de l’expérience ordinaire, pour instaurer le temps et l’espace de l’étude, loisir étant utilisé ici au sens étymologique, du mot grec « skholé » qui est à l’origine de notre mot école. C’est la construction de cette posture d’étude qui fait le plus souvent problème pour les élèves en difficulté. Les modalités seraient bien sûr à spécifier selon les disciplines, les niveaux d’enseignement et les univers culturels des élèves. À l’inverse d’une telle orientation, la thématique aujourd’hui dominante de la « personnalisation » marque, malheureusement, le retour d’une idéologie très individualiste, voire « innéiste », mettant en avant la « diversité » des soi-disant « talents » – on n’ose plus parler de « dons » – des élèves, ou de leurs « potentiels », voire de leurs « rythmes » ou intérêts. Sous prétexte de personnalisation, revient en force une idéologie méritocratique et l’idée selon laquelle il faudrait que le système éducatif s’adapte au « potentiel » supposé de chaque élève, « potentiel » qui serait quasiment un fait de nature et non pas une construction sociale et scolaire. En décembre 2010, sur France Inter, Luc Chatel a eu ces mots très éclairants : « Personnaliser, ça veut dire quoi, ça veut dire que dans une classe aujourd’hui, vous avez à détecter les cinq élèves qui ont du potentiel et qui doivent aller loin, qu’on doit porter le plus loin possible dans le système éducatif. Moi je crois en l’école de l’excellence, je crois au mérite républicain. » Cette conception méritocratique et individualiste de « l’égalité des chances » est tout le contraire d’une politique de lutte contre les inégalités scolaires. On en voit les effets dans la reconfiguration en cours (mais initiée avec Ségolène Royal) de la politique d’éducation prioritaire visant « l’excellence » pour les élèves « à potentiel » et instaurant le renoncement ou des mesures sécuritaires pour les autres. C’est elle également qui sous-tend les discours ou les projets mettant en cause le collège unique au nom d’une « diversification » des parcours ou des filières dont on sait qu’elle épousera étroitement les inégalités sociales et scolaires. Si le souci des personnes que sont les élèves est évidemment nécessaire, il ne doit pas conduire à penser l’apprentissage sur le mode individuel et à méconnaître que, bien pensés, les échanges et le travail collectif entre élèves de différents niveaux sont sources d’apprentissage et de progrès pour tous. L’enjeu est donc moins d’individualiser, et encore moins de constituer des classes ou groupes de niveaux, mais bien plus de parvenir, selon les mots de Wallon, à constituer chaque classe « en un groupe où, dans l’ordre même des études, tous soient responsables de chacun et où chacun ait des responsabilités particulières ».
Les enseignants sont-ils suffisamment sensibilisés à ces processus d’inégalité ?
Jean-Yves Rochex. Non, et c’est un enjeu d’autant plus important que les réformes récentes ont été très néfastes pour la formation professionnelle des enseignants. Or, cette formation devrait bien davantage qu’aujourd’hui porter sur la manière dont les inégalités scolaires se créent autour des contenus d’apprentissage et des pratiques pédagogiques. Espérons que notre ouvrage puisse attirer la vigilance sur ces questions centrales. Mais celles-ci ne se limitent pas à la formation des enseignants. Elles renvoient d’abord à des enjeux politiques. Il est urgent de mettre au cœur de la réflexion et de la volonté politiques non pas les seules thématiques de l’innovation ou de la modernisation du système scolaire, lesquelles sont le plus souvent pensées sur le modèle des classes moyennes, mais bien l’objectif d’une réelle démocratisation permettant l’accès aux savoirs pour tous, et notamment les plus démunis.
Entretien réalisé par Laurent Mouloud (L’Huma)