Les luttes de l’immigration postcoloniale dans la « révolution citoyenne »

Intervention aux Estivales citoyennes 2012 du Front de gauche. Atelier : « Antiracisme, multiculturalisme : quelles stratégies de la gauche d’alternative contre les discriminations et pour l’égalité ? »

Publié sur Contre­temps
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Inter­ven­tions[[« Nous ne sommes pas des modèles d’intégration », Poli­tis, n° 1017, 2008. http://www.politis.fr/Nous-ne-sommes-pas-des-modeles‑d,4410.html.]] : Les luttes de l’immigration post­co­lo­niale dans la « révo­lu­tion citoyenne »[[Félix Bog­gio Éwan­jé-Épée & Stel­la Maglia­ni-Bel­ka­cem, « Un réfor­misme offen­sif contre le racisme d’État », in Contre l’arbitraire du pou­voir, La fabrique, 2012, p. 165.]]

Quand on est ame­né à par­ler de « racisme » et d’« anti­ra­cisme » dans des espaces poli­tiques à gauche de la gauche, on se trouve le plus sou­vent confron­té à un embar­ras et une confu­sion assez rares : tan­dis que les éco­no­mistes nous parlent en détail de la dette illé­gi­time et de la néces­si­té d’arrêter de la payer, per­sonne ne semble s’inquiéter de ce qu’est le racisme et sur­tout de com­ment le com­battre. La plu­part des acteurs et actrices de ces espaces se satis­font d’une oppo­si­tion abs­traite, morale, au racisme. Les dis­cus­sions se limitent à des consi­dé­ra­tions très vagues sur les « pré­ju­gés » ; on se foca­lise sur la situa­tion des étran­gers, ou l’on pré­tend encore que les popu­la­tions issues de l’immigration post­co­lo­niale sont stig­ma­ti­sés parce qu’ils et elles sont, ten­dan­ciel­le­ment, les plus pauvres. On éva­cue dès lors le racisme comme objet de pen­sée et comme sys­tème sur lequel on peut agir.

Une des der­nières preuves en date de cet embar­ras et de cette confu­sion est peut-être le slo­gan qui a ryth­mé votre cam­pagne à Hénin-Beau­mont et qui ton­nait sur fond bleu-blanc-rouge : « Le pro­blème c’est le ban­quier, pas l’immigré ! »

Si on suit ce slo­gan, le racisme n’est qu’une sorte de diver­sion, rien de plus. Les couches popu­laires sont en colère mais ne savent pas bien contre qui elles devraient diri­ger cette colère. Le racisme est une colère qui se trom­pe­rait de cible.

Nous vou­drions d’abord sou­li­gner qu’on ne se pré­oc­cupe ici que du point de vue des classes popu­laires blanches. Nous enten­dons évi­dem­ment par là ceux et celles per­çus comme Blancs, à par­tir d’une construc­tion sociale qui oppose leur blan­chi­té aux popu­la­tions colo­ni­sées ou des­cen­dantes de colonisé•e•s.

À par­tir de ce pos­tu­lat du racisme comme diver­sion, la gauche se donne pour rôle d’expliquer aux classes popu­laires blanches qu’elles se trompent. La qua­si-tota­li­té de la gauche poli­tique et syn­di­cale aurait donc à sa charge d’organiser, d’orienter la colère vers les vrais enne­mis des classes popu­laires blanches. Mais dans cette démarche, ce que votre slo­gan passe com­plè­te­ment à l’as c’est que dans la vie de mil­lions de per­sonnes, le racisme n’est pas pour eux et elles une colère détournée.

C’est un sys­tème qui les dis­cri­mine de manière struc­tu­relle dans l’accès au loge­ment, à l’embauche comme à l’avancement, dans l’accès aux loi­sirs ou aux ins­tances média­tiques et poli­tiques, dans les pra­tiques poli­cières et judi­ciaires, etc. C’est aus­si être plon­gé dans une indi­gni­té sym­bo­lique et cultu­relle, de la jeu­nesse des « sau­va­geons » à la vieillesse illé­gi­time de nos chi­ba­nis. C’est avoir à cau­tion­ner le « modèle fran­çais d’intégration » fon­dé sur un illu­soire « quand on veut, on peut » si on veut obte­nir un peu de recon­nais­sance sociale. C’est devoir en faire deux fois plus que les autres. Et c’est voir sa « réus­site » éven­tuelle à peine tolé­rée. En effet, cette réus­site est sou­mise, plus que pour d’autres, à l’excellence : nos par­cours nous montrent com­bien nous n’avons pas le droit à l’erreur, et il suf­fit du moindre écart, de la moindre faute, pour nous voir ramené•e•s à « nos ori­gines »1 Et lorsqu’une « ano­ma­lie » entache le par­cours d’un ou d’une des nôtres, elle n’est pas jugée comme pure­ment indi­vi­duelle, comme pour d’autres, mais sert à jeter le dis­cré­dit sur toute une communauté.

Mais pré­sen­ter le racisme comme une diver­sion, ce n’est pas seule­ment occul­ter le point de vue des des­cen­dants et des­cen­dantes de colo­ni­sés. C’est aus­si se trom­per sur le point de vue des classes popu­laires blanches acquises aux idées racistes.

En effet, il y a là l’idée que les classes popu­laires blanches sont les marion­nettes des popu­listes racistes du Front natio­nal ou de cer­taines franges de l’UMP ; que si la « gauche de gauche » avait la volon­té de recon­qué­rir ces classes popu­laires blanches, en leur expli­quant com­bien il est mal d’être raciste, ces per­sonnes vote­raient Mélen­chon plu­tôt que Le Pen.

C’est ne pas com­prendre la dyna­mique du racisme, et les rai­sons pour les­quelles les classes popu­laires blanches en viennent à défendre plus de répres­sion dans leurs quar­tiers, ou qu’elles s’inquiètent davan­tage de ce qu’on leur pré­sente comme une pro­gres­sion de « l’islam » plu­tôt que de l’augmentation du SMIC que pro­pose le Front de gauche.

Non, ce n’est pas que ces popu­la­tions ont été diver­ties des « vraies » ques­tions. Les réac­tions que nous venons d’évoquer ne sont pas des colères qui se trompent, mais elles consti­tuent la défense d’un privilège.

Ce qu’évacue le slo­gan « le pro­blème c’est le ban­quier, pas l’immigré », c’est la posi­tion qu’occupent les non-Blanc•he•s dans la socié­té française.

Cette posi­tion est par­ti­cu­lière parce que des inéga­li­tés raciales struc­turent l’ensemble des sphères sociales : il y a des polices qui ont été conçues à par­tir des anciennes milices colo­niales pour har­ce­ler les habi­tants des quar­tiers (Bri­gade anti­cri­mi­na­li­té) ; il y a des emplois et des affec­ta­tions sala­riales qui ne sont pas acces­sibles aux des­cen­dants et des­cen­dantes de colo­ni­sées et d’autres qui leur sont qua­si­ment réser­vées ; il y a des loge­ments du parc public qui sont refu­sés aux non-Blancs pour favo­ri­ser la « mixi­té sociale ». On pour­rait encore citer tous les dis­po­si­tifs d’accompagnement, de réin­ser­tion, ou le trai­te­ment d’exception dans les administrations.

Nous sommes dans un sys­tème inéga­li­taire, et beau­coup ici savent com­bien ces inéga­li­tés favo­risent la com­pé­ti­tion et la concur­rence. Mais ce qu’il faut com­prendre, c’est que le racisme n’est pas que le fruit de la com­pé­ti­tion. Dans une com­pé­ti­tion, il y a des gagnants et des per­dants. Ce que pro­duit le racisme, c’est que ceux qui perdent sont ten­dan­ciel­le­ment les mêmes. Si le capi­ta­lisme pro­duit du « cha­cun pour soi », le racisme, lui, pipe les dés de cette compétition.

« Il faut avoir en tête l’idée d’une file d’attente : dans l’état actuel des choses, les places sont rares et chères pour trou­ver un loge­ment, obte­nir un emploi stable et des pos­si­bi­li­tés d’avancement, acqué­rir une visi­bi­li­té média­tique ou poli­tique, etc. Le pri­vi­lège signi­fie sim­ple­ment que les Blancs passent tou­jours devant les autres. Tout ce qui est dis­cri­mi­na­tion pour l’un est pri­vi­lège pour l’autre. »

Quand les classes popu­laires blanches sou­tiennent un pro­jet raciste et réac­tion­naire, elles le font pour conser­ver ce passe-droit dans la file d’attente. Et d’ailleurs, que reste-t-il aux classes popu­laires blanches à part ce passe droit : leur blan­chi­té ? Dès lors, si les forces pro­gres­sistes veulent construire un pro­jet par et pour les classes popu­laires, elles doivent inclure dans leur pro­jet poli­tique des mesures pré­cises pour faire dépé­rir le pri­vi­lège blanc.

Le plus sou­vent, les com­po­santes de la gauche poli­tique et syn­di­cale pensent pou­voir se dis­pen­ser d’intégrer la ques­tion anti­ra­ciste dans leur pro­jet de socié­té – dans la mesure où, pour elles, les pré­oc­cu­pa­tions du mou­ve­ment social portent sur la situa­tion de l’ensemble de la popu­la­tion (retraite, ser­vice public, droit au loge­ment, etc.) et notam­ment les popu­la­tions issues de l’immigration post­co­lo­niale. Or, en s’attaquant aux inéga­li­tés, en aug­men­tant la part du gâteau qui revient aux classes popu­laires dans leur ensemble, on n’empêche pas que cette part du gâteau soit répar­tie dif­fé­rem­ment entre classes popu­laires blanches et classes popu­laires non blanches. Les seconds ne peuvent espé­rer s’en tirer qu’avec les miettes.

Et ce pro­blème se pose au jour le jour des grandes mobi­li­sa­tions sociales. Il est par exemple plus simple de faire l’unité du mou­ve­ment social, syn­di­cal et poli­tique sur des reven­di­ca­tions a mini­ma, qui ne tiennent pas compte de la situa­tion spé­ci­fique des non-Blancs. La grande mobi­li­sa­tion contre le CPE (contrat pre­mière embauche) est exemplaire.

Sou­ve­nons-nous : le CPE fai­sait par­tie de la loi sur l’égalité des chances. Cette loi a été pen­sée et conçue suite aux révoltes de 2005 dans les quar­tiers popu­laires. Elle visait spé­ci­fi­que­ment les popu­la­tions issues de l’immigration post­co­lo­niale. On pour­rait citer les sanc­tions contre les « parents démis­sion­naires » ou encore les luttes contre les inci­vi­li­tés. C’est fina­le­ment contre le seul CPE que l’ensemble des forces du mou­ve­ment social a mobi­li­sé. Si c’est ce mot d’ordre qui a ras­sem­blé, c’est bien que les non-Blancs et leurs pré­oc­cu­pa­tions ont une place secon­daire dans ces luttes du mou­ve­ment social[[Voir Sadri Khia­ri, « À pro­pos des mobi­li­sa­tions contre le CPE », en ligne sur : http://www.pag69.org/article.php3?id_article=316.]] . Il faut en prendre acte pour que cette situa­tion change.

Il y a bel et bien deux espaces-temps[[Cette idée d’espaces-temps dis­cor­dants est emprun­tée à Sadri Khia­ri. « La lutte contre l’oppression spé­ci­fique post­co­lo­niale n’est pas qu’un seg­ment ou un moment d’un espace-temps homo­gène du com­bat pour l’émancipation », « L’Indigène dis­cor­dant », en ligne sur : http://lmsi.net/L‑Indigene-discordant-Autonomie-et,391.]] dans le champ poli­tique fran­çais. Il faut regar­der les choses en face. Les mou­ve­ments de l’immigration, les des­cen­dants de colo­ni­sés, ont eu leurs propres luttes et les ont sou­vent menées entre eux, indé­pen­dam­ment voire contre les manœuvres de cer­taines com­po­santes de la gauche sociale et politique.

Nous uti­li­sons le terme de « gauche sociale et poli­tique » pour nous réfé­rer au mou­ve­ment social dans toute sa diver­si­té. Ce sont les par­tis poli­tiques, asso­cia­tions et équipes syn­di­cales qui se sont retrou­vées dans la cam­pagne pour le Non au réfé­ren­dum sur la consti­tu­tion euro­péenne. C’est le vaste arc de forces qui ras­semble asso­cia­tions de chô­meurs, syn­di­cats sala­riés, groupes fémi­nistes, par­tis à gauche de la gauche, asso­cia­tions éco­lo­gistes… Ces forces ont certes leur auto­no­mie mais se retrouvent et se ras­semblent à des échéances pré­cises comme étant « le mou­ve­ment social » : dans les mani­fes­ta­tions natio­nales pour les retraites, contre le CPE…

Ce qu’il faut sou­li­gner c’est que les des­cen­dants de colo­ni­sés ont une his­toire poli­tique et une acti­vi­té qui n’appartiennent pas à cet espace-temps de la « gauche sociale et poli­tique ». Il y a une tra­di­tion propre, des luttes spé­ci­fiques et des mots d’ordre qui sont, depuis les luttes de déco­lo­ni­sa­tion jusqu’à aujourd’hui, dans une cer­taine mesure exté­rieurs à la gauche sociale et politique.

On pour­rait rapi­de­ment énu­mé­rer des séquences de ces mou­ve­ments. On peut les faire remon­ter aux luttes des ouvriers immi­grés de l’immédiat après-guerre, par exemple celles des Algé­riens en métro­pole. Leur alliance avec les syn­di­cats d’usine a ren­con­tré ses limites quand il s’est agi d’organiser par des grèves et des mani­fes­ta­tions la lutte pour l’indépendance natio­nale algé­rienne. La CGT, dans laquelle beau­coup d’Algériens ont mili­té, a défen­du le vote des pou­voir spé­ciaux par le PC en 1956. L’organisation auto­nome des Algé­riens s’imposait dès lors aux Algé­riens comme une nécessité[[Voir Laure Pit­ti, « La Main‑d’œuvre algé­rienne dans l’usine auto­mo­bile (1945 – 1962), ou les oubliés de l’histoire », Immi­gra­tion et mar­ché du tra­vail, n° 1263, sep­tembre-octobre 2006, p. 47 – 57.]] .

Autre séquence his­to­rique : la dyna­mique de la marche pour l’égalité et contre le racisme en1983 – marche qu’on a labé­li­sée « Marche des beurs » pour mieux en camou­fler les enjeux poli­tiques. L’histoire est bien connue, mais face à ce mou­ve­ment très impor­tant, mas­sif, la gauche ins­ti­tu­tion­nelle a répon­du en mon­tant de toutes pièces le pro­jet SOS racisme et son fameux slo­gan : « Touche pas à mon pote ». Ce slo­gan est repré­sen­ta­tif de toute l’extériorité de la gauche qui a sou­te­nu SOS racisme par rap­port aux non-Blancs des quar­tiers popu­laires mobi­li­sés et poli­ti­sés à l’occasion de la marche de 1983. Dans l’énoncé « touche pas à mon pote », il y a un fran­çais Blanc anti­ra­ciste qui parle à un autre fran­çais Blanc raciste. Le « pote », le non-Blanc, c’est le pro­té­gé du Blanc anti­ra­ciste et non l’acteur d’une lutte.

Depuis cette séquence, les non-Blancs se sont inves­tis dans des luttes mul­tiples, des vio­lences poli­cières jusqu’à la soli­da­ri­té avec la Pales­tine. Et ils l’ont fait la plu­part du temps de façon très iso­lée. Les col­lec­tifs de famille qui réclament digni­té et jus­tice face aux vio­lences poli­cières sont peu sou­te­nues par la gauche sociale et poli­tique, qu’il s’agisse de décla­ra­tions publiques mais aus­si de cam­pagnes de ter­rain. On l’a vu à Amiens et nous y reviendrons.

La gauche sociale et poli­tique met en œuvre bien trop peu de moyens pour visi­bi­li­ser ces com­bats et les inté­grer à un pro­jet poli­tique. Et il y a bien d’autres occa­sions où les mou­ve­ments de l’immigration doivent même s’affronter aux poli­tiques de la gauche sociale et poli­tique. Dès les années 1950, les équipes muni­ci­pales et les sec­tions com­mu­nistes de la cein­ture rouge pari­sienne ont vu l’arrivée d’« immi­grés » dans leurs com­munes comme un déclas­se­ment des muni­ci­pa­li­tés. Le socio­logue Oli­vier Mas­clet a sou­li­gné com­bien, à par­tir des années 1960, la poli­tique du loge­ment dans ces muni­ci­pa­li­tés a été envi­sa­gée pour limi­ter les attri­bu­tions aux « immi­grés » et « enfants d’immigrés »[[Voir Oli­vier Mas­clet, « Le PC et les mili­tants de cité », in Contre­temps, n° 13, Tex­tuel, p. 21 – 29.]] .

De nos jours, la loi sur les signes reli­gieux à l’école comme la loi sur le voile inté­gral ont eu pour défen­seurs ou archi­tectes des com­po­santes de cette gauche sociale et politique.

On pour­rait citer de nom­breux exemples encore mais il y a aus­si une manière plus simple de poser les choses : com­bien d’entre vous connaissent ce qu’on appelle la « cui­sine interne » des par­tis de gauche de la gauche : le point de vue de la FASE sur ceci ou cela, les batailles de ten­dances du PC… ? Vous êtes nom­breux et nom­breuses à connaître jusqu’au plus petits des syn­di­cats. Vous connais­sez les dif­fé­rents par­tis poli­tiques, la moindre ten­dance au PS ou au sein du NPA. Vous dis­cu­tez avec les direc­tions des asso­cia­tions (avec le MRAP, la LDH, le CNDF), etc. En revanche, par­mi les com­po­santes du Front de gauche, quelles équipes mili­tantes se sont inté­res­sées aux mou­ve­ments de l’immigration à une échelle natio­nale ? Qui connaît les débats actuels de ces mou­ve­ments ? La dif­fé­rence entre le Forum social des quar­tiers popu­laires et les Indi­gènes de la répu­blique ? Qui connaît la dif­fé­rence entre le Col­lec­tif des musul­mans de France et l’Union des orga­ni­sa­tions isla­miques de France ? Qui a sui­vi de près les dif­fé­rentes mobi­li­sa­tions de la bri­gade antinégrophobie ?

Le dés­in­té­rêt du Front de gauche témoigne bien du fait qu’il y a deux espaces-temps. Que si ces espaces-temps se ren­contrent par­fois, leurs inté­rêts ne convergent pas tou­jours et qu’il faut aus­si savoir pen­ser le conflit entre ces deux espaces-temps.

Il faut que la gauche sociale et poli­tique prenne en main de façon stra­té­gique les alliances qu’elle peut réa­li­ser avec les mou­ve­ments de l’immigration, tout comme les conflits qui opposent ces deux composantes.

Par­mi les cam­pagnes que vous avez pro­ba­ble­ment igno­rées, on peut citer celle de Prin­temps des quar­tiers qui s’est dérou­lé tout au long de la cam­pagne pré­si­den­tielle, orga­ni­sant une tour­née de mee­tings dans dif­fé­rents quar­tiers popu­laires de France. Le pre­mier mee­ting d’ouverture a réuni un peu plus de 600 per­sonnes à Bagno­let. Le mee­ting de clô­ture, à Bagno­let encore, a réuni près de 500 per­sonnes en mai der­nier. Tout au long de sa cam­pagne, Prin­temps des quar­tiers a réuni 500 per­sonnes à Mar­seille, 400 per­sonnes à Mul­house, 800 à Lyon, etc. ; à Saint-Denis, ils ont rem­pli la bourse du tra­vail ! Aujourd’hui, quelle orga­ni­sa­tion de la gauche sociale et poli­tique peut-elle, et veut-elle seule­ment, réunir autant de per­sonnes des quar­tiers popu­laires et issues de l’immigration post­co­lo­niale ? – excep­tion faite de la dizaine de mili­tants issus d’une mino­ri­té du NPA qui a appuyé de toutes ses forces cette campagne.

Au-delà du public visé et réuni, il faut aus­si se pen­cher sur le conte­nu de la cam­pagne. Le Prin­temps des quar­tiers a réuni ses inter­ve­nants et inter­ve­nantes autour d’une pla­te­forme de thé­ma­tiques pré­cises : révo­lu­tion arabe, soli­da­ri­té avec la Pales­tine, lutte contre l’islamophobie, inéga­li­tés sociales, lutte contre les vio­lences policières.

Il y a un espace poli­tique non blanc qui a d’ores et déjà une éla­bo­ra­tion poli­tique et des prio­ri­tés. La gauche sociale et poli­tique, si elle veut ras­sem­bler le « peuple » – comme vous dites – elle va devoir com­po­ser avec ces prio­ri­tés. Pour se rendre compte du che­min à faire, quelle est aujourd’hui l’intervention du Front de gauche sur ce plan ?

Pour ne rete­nir qu’un seul point, celui des vio­lences poli­cières, on peut dire que la ren­trée du Front de gauche n’est pas très glo­rieuse. Nous fai­sons bien enten­du réfé­rence aux décla­ra­tions très récentes de Jean-Luc Mélen­chon sur les révoltes à Amiens. Quelle est la posi­tion de votre can­di­dat vis-à-vis des jeunes esseu­lés par le har­cè­le­ment poli­cier ? « Nous les reje­tons », nous dit-il. Com­ment a‑t-il qua­li­fié les révol­tés ? De « cré­tins », de « bouf­fons » de « lar­bins du capitalisme »…

Amiens Nord, c’est avant tout, et tous les habi­tants et tra­vailleurs sociaux l’attestent via de nom­breux témoi­gnages et enquêtes, tous les habi­tants parlent de la mise en place d’un véri­table har­cè­le­ment poli­cier per­ma­nent. Il faut rap­pe­ler aus­si que les révoltes en elles-mêmes étaient avant tout des affron­te­ments entre les jeunes et les poli­ciers. C’est pré­ci­sé­ment cette réa­li­té qui est occultée.

Qu’est-ce qu’il y a der­rière les termes extrê­me­ment vio­lents et dis­qua­li­fiants de Jean-Luc Mélen­chon ? Ce qu’il y a der­rière ces insultes, c’est l’idée que ces jeunes ne sont pas du « peuple » que son pro­jet ras­semble, que cette révolte n’est pas légi­time. C’est déjà s’inscrire en faux par rap­port aux exi­gences por­tées par ces révoltes.

Si Mélen­chon est géné­reux en mots contre les révol­tés, votre pro­gramme l’est moins pour ce qui est de la lutte contre le har­cè­le­ment policier.

La posi­tion du Front de gauche sur le contrôle au faciès est bien en-des­sous de celle por­tée par le syn­di­cat de la Magis­tra­ture – qu’on ne peut pas accu­ser d’ « inti­fa­disme ». Lors de son congrès, le Syn­di­cat de la Magis­tra­ture a pris une posi­tion claire : il ne s’oppose pas à la ques­tion du récé­pis­sé mais, au-delà, pro­pose de sup­pri­mer tous les cadres de contrôle d’identité (à l’exception des contrôles judi­ciaires). Com­ment jus­ti­fier que la posi­tion du Front de gauche soit si en-des­sous de celle du Syn­di­cat de la magis­tra­ture quand on sait que des magis­trats qui y sont syn­di­qués par­ti­cipent à vos organes de direc­tion ? Comme nous le disions en intro­duc­tion, le racisme a droit à moins d’expertise et un pro­gramme moins rôdé que la ques­tion de la dette ou de la « pla­ni­fi­ca­tion sociale et écologique ».

Les popu­la­tions issues de l’immigration post­co­lo­niale ne comptent à l’évidence pour pas grand-chose dans le pro­jet de « révo­lu­tion citoyenne ». Et pour­tant, cette gauche sociale et poli­tique ne peut pas faire sans les non-Blancs. Comme le dit le socio­logue Saïd Boua­ma­ma : « lorsque l’on regarde les chiffres offi­ciels de la popu­la­tion fran­çaise […] 30 % des milieux popu­laires (ouvriers et employés) sont issus de l’immigration post­co­lo­niale[[« Entre­tien avec Saïd Boua­ma­ma : Pour­quoi Sar­ko­zy ne peut pas net­toyer la racaille au Kar­cher ? », http://www.michelcollon.info/Entretien-avec-Said-Bouamama.html.]] . »

Quand nous par­lons d’un champ poli­tique non blanc[[L’expression de « champ poli­tique non blanc » est tirée de l’ouvrage de Sadri Khia­ri, Pour une poli­tique de la racaille, Tex­tuel, 2006.]] , il ne s’agit pas de poser un hori­zon uto­pique : non, le mou­ve­ment de l’immigration est déjà là. Encore là et déjà là. Et si vous ne pou­vez pas faire sans, sachez qu’il faut croire que, d’ores et déjà, les mou­ve­ments de l’immigration ne comptent pas sur vous.

Dans quelques semaines, ici même, à Gre­noble, le Front uni de l’immigration et des quar­tiers popu­laires tien­dra son Pre­mier Congrès à l’occasion des 4e ren­contres de l’immigration.

Plus encore : en juin der­nier, la Force citoyenne popu­laire (FCP) tenait son pre­mier Congrès natio­nal. Elle réunit les listes Émer­gences (qui ont déjà une expé­rience de la lutte élec­to­rale), le Forum social des quar­tiers popu­laires (qui béné­fi­cient d’ancrages locaux de longue date), de figures poli­tiques (comme l’ancienne séna­trice Verts Ali­ma Bou­mé­dienne) et bien d’autres mili­tants locaux. Pour­quoi cette force s’est-elle consti­tuée ? Expli­ci­te­ment pour mener la bataille des muni­ci­pales de 2014 à une échelle natio­nale. Et ce n’est qu’un début. Quand bien même vos forces poli­tiques s’obstineraient à ne pas vou­loir envi­sa­ger la lutte anti­ra­ciste en termes stra­té­giques, ce choix ne tien­drait plus long­temps. La ques­tion qui se pose face à ces batailles muni­ci­pales c’est quelle va être l’attitude du Front de gauche ? Il est clair que les mou­ve­ments de l’immigration sont déter­mi­nés. Ils ne se lais­se­ront pas ava­ler par des pro­messes de coa­li­tion sans garan­tie sur leurs propres exi­gences. Il va fal­loir que la gauche sociale et poli­tique envi­sage ces forces, sur le long terme, non comme des appen­dices ou des réser­voirs de voix, mais comme des par­te­naires avec qui il faut négo­cier. Il va fal­loir que le Front de gauche se posi­tionne de plus en plus clai­re­ment sur le ter­rain des popu­la­tions issues de la colo­ni­sa­tion. Autre­ment que par l’insulte ou par les incan­ta­tions sur la Répu­blique métis­sée, sur la Répu­blique une et indivisible.

Se posi­tion­ner sur ce ter­rain, ce n’est pas seule­ment appuyer les exi­gences des mou­ve­ments de l’immigration ou des asso­cia­tions anti­ra­cistes – ce qui serait déjà un mini­mum. À terme, un ras­sem­ble­ment popu­laire authen­tique doit réflé­chir à un pro­gramme ambi­tieux de lutte contre les pri­vi­lèges octroyés par le racisme.

Félix Bog­gio Éwan­jé-Épée et Stel­la Magliani-Belkacem

Source : contre­temps

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