Les racismes intercommunautaires

par Saïd Bouamama

Saïd Boua­ma­ma s’ex­prime sur l’irruption de la ques­tion des dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » dans le débat militant…

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Inter­ven­tion de Saïd Boua­ma­ma au Ban­dung du Nord, 5 mai 2018

Une des carac­té­ris­tiques de la séquence his­to­rique pré­sente est l’irruption de la ques­tion des dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » dans le débat mili­tant des popu­la­tions issues de la colo­ni­sa­tion et plus lar­ge­ment des popu­la­tions raci­sées mais éga­le­ment dans le pay­sage média­tique et poli­tique glo­bal. La force et la rapi­di­té de cette irrup­tion est, selon nous, issus d’une dua­li­té de moti­va­tions pour poser cette ques­tion néces­saire et incon­tour­nable. Une pre­mière moti­va­tion vient de notre camp, celui des domi­nés qui ont un inté­rêt objec­tif à débus­quer tous les fac­teurs de divi­sions. Une autre moti­va­tion vient de nos adver­saires qui tentent d’instrumentaliser cette exi­gence légi­time afin de neu­tra­li­ser les prises de conscience du carac­tère sys­té­mique du racisme et de son lien avec les pro­ces­sus de pro­duc­tion et de repro­duc­tion du capi­ta­lisme d’une part et de son exten­sion inter­na­tio­nale par l’impérialisme et le néo­co­lo­nia­lisme d’autre part.

1. Se poser pour le domi­né c’est s’opposer au dominant 

Les pos­tures de réponse à cette ques­tion néces­saire et incon­tour­nable auront des consé­quences impor­tantes en termes d’unification ou au contraire de divi­sions de nos com­bats pré­sents et futurs. Sou­li­gnons d’emblée trois pos­tures déjà ren­con­trées dans l’histoire de nos lutte au niveau inter­na­tio­nal (dans le mou­ve­ment de libé­ra­tion natio­nale des décen­nies 50 et 60 de Ban­dung à la Tri­con­ti­nen­tale ou dans la ques­tion du rap­port entre les com­mu­nau­tés noires et lati­nos aux Etats-Unis) ou au niveau fran­çais depuis la marche pour l’égalité de 1983 :

La pos­ture du déni : Elle consiste à nier l’existence même du pro­blème ou de la ques­tion. Celui-ci et/ou celle-ci ne serait qu’un débat impo­sé à des fins de divi­sion. Il et elle ne cor­res­pon­drait à aucune réa­li­té maté­rielle et sociale. Nos « com­mu­nau­tés » seraient immu­ni­sées par on ne sait quel miracle de tout pré­ju­gés, de toute démarche hié­rar­chi­sante et de toute cho­si­fi­ca­tion de l’autre. Cette pos­ture idéa­liste recons­truit un sujet « pur » qui serait par essence vac­ci­né par son ori­gine contre le racisme. Elle occulte la néces­saire média­tion par la conscien­ti­sa­tion poli­tique pour qu’émerge un tel sujet.

La pos­ture de l’équivalence : Cette seconde pos­ture est l’exact inverse de la pré­cé­dente. Elle consiste à mettre sur le même plan ces racismes dits « inter­com­mu­nau­taires » et le rap­port social raciste domi­nant. Ce fai­sant ce qui est nié c’est que les pre­miers sont sur­dé­ter­mi­nés par le second. Ce fai­sant ce qui est occul­té c’est la dimen­sion sys­té­mique du racisme. Ce fai­sant ce qui est brouillé c’est l’image même du domi­nant. Frantz Fanon nous aver­tis­sait pour­tant déjà en 1956 dans « racisme et culture » en disant que : « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quo­ti­dien pour tout dire, à cer­tains moments le plus gros­sier d’une struc­ture don­née. » Comme pour d’autres oppres­sions nous payons dans cette pos­ture la néga­tion des dimen­sions sys­té­miques qu’ont impo­sée les approches dites post­mo­dernes. Pour para­phra­ser Marx nous pour­rions énon­cer : à qui pro­fite le crime en der­nière instance ?

La pos­ture bisou­nours : Cette troi­sième pos­ture consiste à reprendre les termes du débat impo­sé par l’agenda et l’intérêt des classes domi­nantes. Elle est issue d’une occul­ta­tion ou d’une sous-esti­ma­tion de la dimen­sion de réac­tion idéo­lo­gique néo­co­lo­niale de notre séquence his­to­rique. Cette réac­tion idéo­lo­gique ne plane pas seule sur le plan des idées mais accom­pagne une réac­tion maté­rielle au plan inter­na­tio­nal comme natio­nal. Sur le plan inter­na­tio­nal la réac­tion idéo­lo­gique accom­pagne et tente de légi­ti­mer depuis plu­sieurs décen­nies un nou­veau cycle de guerre colo­niale pour la maî­trise des matières-pre­mières stra­té­giques et des hydro­car­bures. Sur le plan natio­nal la réac­tion idéo­lo­gique accom­pagne la ten­ta­tive de muse­ler les popu­la­tions domi­nées et à entra­ver leur orga­ni­sa­tion. Il suf­fit de par­cou­rir rapi­de­ment le net pour s’apercevoir que de nom­breux sites de droites et d‘extrême-droite parlent abon­dam­ment de « racisme inter­com­mu­nau­taires » avec des logiques édi­fiantes comme : « ceux qui se plaignent de racisme sont eux-mêmes racistes » ; « ceux qui dénoncent la colo­ni­sa­tion sont en train de nous coloniser » ;

Pro­po­sons deux pre­mières conclusions : 

• La ques­tion des racismes dits « inter­com­mu­nau­taires » doit impé­ra­ti­ve­ment être posée au sein de nos espaces mili­tants sous peine de se voir impo­ser des termes du débat qui ne pour­ront que nous diviser ;

• La ques­tion des racismes dit « inter­com­mu­nau­taire » ne peut donc être posée au pro­fit de l’égalité que par nous-même et dans nos propres espaces. Nous ne le posons pas pour les mêmes rai­sons et avec les mêmes objec­tifs que d’autres.

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2. La pyra­mide ou la struc­ture binaire 

Trop sou­vent les pro­ces­sus de domi­na­tions sont sim­pli­fiés et réduits à l’image d’une struc­ture binaire. Si théo­ri­que­ment le rap­port social raciste relie bien des racistes et des vic­times poten­tielles de ces racistes, une socié­té raciste concrète à un moment his­to­rique don­né n’est jamais réduc­tible à ces deux enti­tés. Nous pen­sons que l’image de la pyra­mide est mieux à même de res­ti­tuer la dyna­mique concrète du racisme. C’est l’ensemble du corps social qui est mis en hié­rar­chie avec la norme de cou­leur dominante.

Ain­si en était-il à l’époque de l’esclavage où une extrême minu­tie était de mise pour signi­fier la dis­tance avec la norme de cou­leur domi­nante : Noir, Mulâtre, Quar­te­ron, Octa­von, etc. Ain­si en était-il à l’époque colo­niale où les dif­fé­rentes com­po­santes de socié­tés colo­ni­sées plu­rielles étaient mises en hié­rar­chie en rai­son de leurs proxi­mi­tés sup­po­sées ou de leurs dis­tances tout aus­si pos­tu­lées avec le blanc.

• Un des exemples en est le décret Cré­mieux dans l’Algérie colo­ni­sée qui coupe la com­mu­nau­té juive de son peuple en décré­tant auto­ri­tai­re­ment son appar­te­nance à la natio­na­li­té française.

• Ain­si en est-il de la hié­rar­chi­sa­tion des dites « eth­nies » à l’ère colo­niale. Au Rwan­da par exemple le colo­ni­sa­teur pose les Tut­si comme une race supé­rieure aux Hutu et aux Twa.

• Ain­si en est-il aujourd’hui du trai­te­ment média­tique et poli­tique des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés avec cer­taines posées comme « bien inté­grée » et d’autres comme aller­gique à l’« intégration ».

Toute une his­toire de ces clas­se­ments racistes et de leurs évo­lu­tions seraient à pro­duire afin de mettre en évi­dence les moments, les rai­sons et les condi­tions du « blan­chi­ment » ou des ten­ta­tives de « blan­chi­ment » de cer­taines communautés.

Bien enten­du un sys­tème de domi­na­tion ne peut pro­duire ces clas­se­ments hié­rar­chi­sant dont il a besoin ex-nihi­lo. L’efficacité concrète de son clas­se­ment sup­pose qu’il s’appuie sur les pré­ju­gés héri­tés de l’histoire longue et/ou plus récente. Nul besoin pour com­prendre ce recy­clage des pré­ju­gés héri­tés de l’histoire de recou­rir à un quel­conque com­plot mené par un groupe occulte qui ten­te­rait de mani­pu­ler les regards des uns sur les autres. Il suf­fit pour cela d’organiser la concur­rence de tous pour l’accès aux biens rares. Cette concur­rence géné­ra­li­sée qui est le propre du capi­ta­lisme sus­cite spon­ta­né­ment des stra­té­gies de dis­tinc­tion où cha­cun tente de mettre en avant ce qui le dis­tingue des autres. Voi­ci par exemple la stra­té­gie de dis­tinc­tion que Frantz Fanon décri­vait à pro­pos des rap­ports entre les antillais et Africains :

« Chez tout Antillais, avant la guerre de 1939, il n’y avait pas seule­ment la cer­ti­tude d’une supé­rio­ri­té sur l’Africain, mais celle d’une dif­fé­rence fon­da­men­tale. L’Africain était un nègre et l’Antillais un Euro­péen. […] Le résul­tat sur lequel nous vou­lons atti­rer l’attention c’est que quel que fût le domaine consi­dé­ré, l’Antillais était supé­rieur à l’Africain, d’une autre essence, assi­mi­lé au métro­po­li­tain. Mais comme à l’extérieur, il était un tout petit peu afri­cain puisque ma foi, noir, il était obli­gé –réac­tion nor­male dans l’économie psy­cho­lo­gique – de dur­cir ses fron­tières afin d’être à l’abri de toute méprise. […] Disons aus­si que cette posi­tion de l’Antillais était authen­ti­fiée par l’Europe. L’Antillais n’était pas un nègre, c’était un Antillais, c’est-à-dire un qua­si-métro­po­li­tain. Par cette atti­tude le blanc don­nait rai­son à l’Antillais dans son mépris de l’Africain. » (« Antillais et Afri­cains », revue Esprit, février 1955)

Fanon pour­suit en sou­li­gnant les rai­sons de la crise de ce qui serait aujourd’hui appe­lé le racisme négro­phobe antillais. Il évoque en par­ti­cu­lier le rôle de conscien­ti­sa­tion poli­tique d’Aimé Césaire et de la négri­tude. Il fal­lait citer lon­gue­ment pour Fanon pour plu­sieurs raisons :

• Parce que les pro­pos de Fanon sou­ligne que la ques­tion aujourd’hui appe­lé « racisme inter­com­mu­nau­taire » n’est pas nouvelle ;

• Parce qu’ils sou­lignent que nous ne sommes pas en pré­sence de deux acteurs (les Antillais et les Afri­cains) mais de trois avec une Europe « authen­ti­fiant » la hiérarchisation ;

• Parce qu’ils mettent l’accent à la fois sur l’existence réelle d’un mépris Antillais mais aus­si sur les condi­tions pour y mettre fin, à savoir la conscien­ti­sa­tion poli­tique des dif­fé­rents rouages et ins­tances du sys­tème de domination.

Com­ment ne pas pen­ser en lisant le Fanon de 1955 à cer­tains rap­ports contem­po­rains entre noirs et arabes ou ber­bères de France, entre eux tous et les Rroms, etc. ? Hier comme aujourd’hui l’héritage de pré­ju­gés est pré­sent. Hier comme aujourd’hui la mise en concur­rence pour les biens rares incite à des stra­té­gies de dis­tinc­tion s’appuyant sur ces pré­ju­gés qui sont dès lors revi­go­rés. Hier comme aujourd’hui des pro­cé­dures diverses d’authentification par le sys­tème de domi­na­tion encou­rage les cli­vages. Hier comme aujourd’hui seule la conscien­ti­sa­tion poli­tique de la dimen­sion sys­té­mique des dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » per­met de com­battre ces pré­ju­gés tout en ren­for­çant l’unification de nos rangs.

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3. Les ingré­dients nour­ris­sants les dits « racisme communautaire » 

Sans être exhaus­tif rap­pe­lons cer­tains de ces ingré­dients de la fabrique des dits « racisme inter­com­mu­nau­taire » issus soit de l’histoire, soit du présent :

Les héri­tages de l’histoire :

• Un long pas­sé escla­va­giste ara­bo-ber­bère ayant inévi­ta­ble­ment char­rié des pré­ju­gés négro­phobes ; Une par­tie du voca­bu­laire de dési­gna­tion des noirs portent ain­si des dimen­sions de péjo­ra­tions indé­niables (Azi, abd, etc.) ; Certes il convient de sou­li­gner les dif­fé­rences avec la traite euro­péenne dans ses dimen­sions consti­tu­tives de l’accumulation pri­mi­tive du capi­ta­lisme puis du déve­lop­pe­ment indus­triel euro­péen don­nant à la traite un carac­tère sys­té­mique, mas­sif, indus­triel. Mais ces pré­ci­sions ne peuvent pas conduire à la néga­tion du fait que ce pas­sé escla­va­giste a impré­gné, a infor­mé pro­fon­dé­ment les socié­tés civiles.

• L’utilisation colo­niale de cer­taines com­mu­nau­tés pour la répres­sion anticoloniale :

Des magh­ré­bins ont ain­si été uti­li­sés au Viet­nam pour com­battre les indé­pen­dan­tistes et des tirailleurs d’Afrique de l’Ouest pour répri­mer le peuple algé­rien. Rap­pe­lons ce que sou­ligne Fanon sur cet aspect :

« Le Blanc, inca­pable de faire face à toutes les reven­di­ca­tions, se décharge des res­pon­sa­bi­li­tés. Moi j’appelle ce pro­ces­sus : la répar­ti­tion raciale de la culpa­bi­li­té. Chaque fois qu’il y avait un mou­ve­ment insur­rec­tion­nel, l’autorité mili­taire ne met­tait en ligne que des sol­dats de cou­leur. Ce sont des « peuples de cou­leur » qui rédui­saient à néant les ten­ta­tives de libé­ra­tion d’autres « peuples de cou­leur » (Peau noire, masques blancs)

Les héri­tages néga­tifs ne sont pas des forces insur­mon­tables devant les­quels nous serions impuis­sants. Au sor­tir de l’ère colo­niale dans la décen­nie 60, l’espoir pan­afri­cain et la soli­da­ri­té anti­co­lo­niale consti­tuaient de réelles armes contre ces héri­tages racistes mul­tiples. Autre­ment dit les ten­dances racistes héri­tées sont effi­ca­ce­ment mis en échec par la conscience poli­tique offen­sive. C’est d’ailleurs selon moi un des grands mérites de cette ini­tia­tive. Le recul de ces idéaux a signi­fié dans le même mou­ve­ment le retour de ces pré­ju­gés his­to­riques non déconstruits.

Des pro­duc­tions contemporaines 

• Les stra­té­gies de dis­tinc­tion sys­té­mi­que­ment orga­ni­sées que nous avons men­tion­nées plus haut condui­sant par exemple à des pré­ju­gés puis­sants vis-à-vis de la popu­la­tion Rrom. Cette stra­té­gie est encou­ra­gée par la théo­rie de la dis­tance cultu­relle qui a long­temps était au cœur des poli­tiques publiques concer­nant les migrants. Selon cette approche les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés sont inéga­le­ment « inté­grables » en fonc­tion de leur « dis­tance cultu­relle » avec la « culture fran­çaise ». Les cultures à inté­grer comme la culture soi-disant inté­gra­trice sont, bien sûr, appré­hen­dées de manière essen­tia­liste avec les com­po­santes clas­siques de l’homogénéité, de la néga­tion du contexte d’existence et d’a‑historicité.

Quant à la place his­to­rique de cette approche pos­tu­lant et impo­sant une hié­rar­chi­sa­tion en fonc­tion de l’appartenance cultu­relle, il suf­fit de rap­pe­ler la car­rière d’un Georges Mau­co. Il com­mence sa car­rière comme secré­taire d’Etat à l’immigration, tra­ver­se­ra la période pétai­niste sans encombre et sera nom­mé en 1944 et jusqu’en 1970 secré­taire du Haut Comi­té de la Popu­la­tion et de la famille. Voi­ci ce qu’il énonce sur l’intégrabilité des dif­fé­rentes immi­gra­tions : « par­mi la diver­si­té des races étran­gères en France, il est des élé­ments pour les­quels l’assimilation n’est pas pos­sible. Il y a aus­si ceux appar­te­nant à des races trop dif­fé­rentes : asia­tiques, afri­cains, levan­tins même, dont l’assimilation est impos­sible et, au sur­plus, très sou­vent phy­si­que­ment et mora­le­ment indé­si­rable. » (Confé­rence Per­ma­nente des Hautes Études Inter­na­tio­nales, Xe ses­sion Paris, 28 juin 37 juillet 1937, SDN, avril 1937.)

Si le concept est moins usi­té aujourd’hui, la logique qui le porte est encore domi­nante. Une telle approche encou­rage les stra­té­gies de dis­tinc­tions indi­vi­duelles et col­lec­tives. Les pre­mières consistent à cla­mer son inté­gra­tion par la dis­tan­cia­tion avec son groupe d’appartenance d’origine. Les secondes consistent à affir­mer son inté­gra­tion col­lec­tive en par­ti­ci­pant aux pro­ces­sus de déva­lo­ri­sa­tion d’un autre groupe minoritaire.

• La sous-trai­tance par l’Europe de la sur­veillance des fron­tières et de la poli­tique répres­sive va sus­ci­ter pour sa part des racismes d’Etat dans les trois pays du Magh­reb. Bien sûr ces poli­tiques de sous-trai­tance ne peuvent exis­ter que parce qu’il existe un ter­reau préa­lable sur lequel se gref­fer. Les poli­tiques migra­toires euro­péennes ne créent pas mais appro­fon­dissent des hié­rar­chi­sa­tions déjà exis­tantes. Comme ici la poli­tique de répres­sion des États pro­duisent un encou­ra­ge­ment au pas­sage à l’acte négro­phobe. Les rafles orga­ni­sées par les États d’Afrique du Nord contre les sans-papiers venant d’Afrique sub­sa­ha­rienne sus­citent les mêmes consé­quences que celles de l’État fran­çais dans l’hexagone : elles dési­gnent un « bouc émis­saire » et étendent le racisme.

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4. Les instrumentalisations 

S’il y a ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la ques­tion des dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » c’est que ceux-ci sont une réa­li­té. L’instrumentalisation est jus­te­ment l’opération théo­rique, poli­tique, et idéo­lo­gique visant à pré­sen­ter une réa­li­té sociale de telle sorte à la mettre au ser­vice d’un objec­tif pré­cis ayant peu de lien avec la réa­li­té en ques­tion. Il s’agit donc de for­mu­ler une his­toire en ampli­fiant des faits, en dra­ma­ti­sant des situa­tions, en appor­tant des grilles expli­ca­tives sim­plistes, en inver­sant les causes et les consé­quences, etc.

Si l’instrumentalisation d’une réa­li­té ne peut pas conduire à la néga­tion de cette réa­li­té, cela ne veut pas dire qu’elle doit être consi­dé­rée comme peu impor­tante. Sans être exhaus­tif rap­pe­lons le contexte qui voit se déve­lop­per rapi­de­ment une dénon­cia­tion des dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » c’est-à-dire l’histoire domi­nante pro­duite pour en rendre compte :

• C’est une his­toire cri­sique : Nous serions en pré­sence d’une dégra­da­tion brusque des « ten­sions com­mu­nau­taires » avec des élèves uti­li­sant des insultes racistes à lon­gueur de jour­née, des groupes mino­ri­taires se confron­tant vio­lem­ment de plus en plus fré­quem­ment, des pro­ces­sus de repli de cha­cun sur son groupe mino­ri­taire. La dra­ma­ti­sa­tion de la situa­tion consti­tue ici un appel à la fer­me­té face à une jeu­nesse deve­nue incon­trô­lable. Le dis­cours domi­nants sur les dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » porte en impli­cite une demande de sur­veillance éta­tique des quar­tiers popu­laires en géné­ral, de leur jeu­nesse en particulier ;

• C’est une his­toire dou­ble­ment amal­ga­mante : La ques­tion du dit « racisme inter­com­mu­nau­taire » est la plu­part du temps évo­quée en lien avec une autre, celle du sup­po­sé déve­lop­pe­ment d’un « racisme anti-blanc ». Celui-ci se bana­li­se­rait dan­ge­reu­se­ment et néces­si­te­rait en consé­quence de nou­veau sur­veillance et fer­me­té. Le trans­fert en contre­bande du « racisme anti-blanc » n’est pas le seul. Évo­quer la hausse des « ten­sions inter­com­mu­nau­taires » per­met éga­le­ment de légi­ti­mer l’idée d’un nou­vel anti­sé­mi­tisme por­té par les musul­mans des quar­tiers populaires.

• C’est une his­toire struc­tu­rel­le­ment cultu­ra­liste : Une grille de lec­ture eth­ni­ci­sée des réa­li­tés sociales est dif­fu­sée à lon­gueur de livres et de jour­naux, de cam­pagnes élec­to­rales et de dis­cours poli­tique pour ensuite être appli­quée à tous les faits sociaux dans les­quels des raci­sés sont pré­sents. Les dites « ten­sions inter­com­mu­nau­taires » sont dès lors décon­nec­tées du contexte éco­no­mique, poli­tique et social qui les pro­duit ou les encou­rage pour n’être abor­dé que sous l’angle d’une cau­sa­li­té culturelle.

• C’est une his­toire arti­cu­lée à d’autres his­toires : Impor­ta­tion du dit « conflit israé­lo-pales­ti­nien » pour les magh­ré­bins ; Concur­rence vic­ti­maire condui­sant à la néga­tion de la Shoah pour les noirs ; Noma­disme des Rroms empê­chant toute inté­gra­tion pour reprendre les pro­pos de Valls. Toutes ces his­toires ont un point com­mun : mettre en avant la culture comme seule cau­sa­li­té. Les ques­tions des inéga­li­tés et des dis­cri­mi­na­tions, des poli­tiques sco­laires et de loge­ment pro­duc­trices de ghet­toï­sa­tion géo­gra­phique éco­no­mique et sociale, celles des poli­tiques sécu­ri­taires de sur­veillance des quar­tiers popu­laires, etc., sont ain­si éva­cuées des cau­sa­li­tés expli­ca­tives de la dégra­da­tion des rap­ports sociaux de proxi­mi­té. Le cultu­ra­lisme n’est pas qu’une erreur de pen­sée mais une opé­ra­tion idéo­lo­gique visant la ques­tion des condi­tions de l’égalité.

• C’est une his­toire qui a un air de famille avec les dis­cours sur l’Afrique : Des pro­ces­sus dis­cur­sifs simi­laires sont en œuvre pour expli­quer les conflits sociaux, la mul­ti­pli­ca­tion des conflits armés et le main­tien et/ou déve­lop­pe­ment selon les endroits de la misère. Conflits inter­eth­niques nous dit-on ici ; conflits tri­baux com­plètent-on là ; riva­li­tés entre musul­mans et chré­tiens affirment-on ailleurs ; oppo­si­tion ances­trale entre Tar­gui et noirs, entre ber­bères et arabes, etc.

Autant l’existence de pré­ju­gés dans les rela­tions entre les groupes mino­ri­taires de la socié­té fran­çaise est indé­niable, autant la ten­ta­tive de les ins­tru­men­ta­li­ser l’est éga­le­ment. Ecou­tons le pré­sident de la LICRA pour sai­sir de manière com­pacte cette his­toire dominante :

« Mais il est aus­si de nou­veaux phé­no­mènes dont il faut mesu­rer la gra­vi­té et la dan­ge­ro­si­té. Sur fond de com­mu­nau­ta­risme, d’islamisme, de conflit israé­lo-pales­ti­nien et de concur­rence mémo­rielle, se sont déve­lop­pés dans nos villes et nos cités, mais éga­le­ment sur Inter­net, un racisme inter­com­mu­nau­taire et un anti­sé­mi­tisme viru­lent qui bou­le­versent les fon­da­men­taux de notre com­bat anti­ra­ciste, selon les­quels l’immigré, le noir, l’arabe, le juif, sont consub­stan­tiel­le­ment des vic­times et le raciste néces­sai­re­ment blanc, chré­tien et de droite. Il existe des endroits en France où l’on désigne à de jeunes dés­œu­vrés qui se sentent, à tort ou à rai­son, lais­sés pour compte de la socié­té ceux qui seraient les res­pon­sables de leurs mal­heurs. Ces res­pon­sables, ce seraient les « Fran­çais », les « blancs », les « fro­mages », cibles de ce qu’il est désor­mais conve­nu d’appeler le racisme anti-blanc. […] Mais les vrais res­pon­sables du mal­heur des jeunes embri­ga­dés du dji­had, ce seraient sur­tout les « feu­js », les « juifs », les « sio­nistes », ceux qui auraient le pou­voir, l’argent et le mono­pole de la souf­france, ceux qui – par exten­sion – mas­sa­cre­raient les enfants pales­ti­niens… ».

Tout y est : tout le monde est à la fois vic­time et bour­reau ; la notion de « racisme anti-blanc » est vali­dée ; les exi­gences d’une his­toire déco­lo­ni­sée deviennent une « concur­rence vic­ti­maire » ; l’antisionisme est amal­ga­mé avec l’antisémitisme ; les cau­sa­li­tés avan­cées sont le com­mu­nau­ta­risme, l’islamisme, le conflit israé­lo-pales­ti­nien et la concur­rence mémo­rielle c’est-à-dire des consé­quences pré­sen­tées comme causes.

Devant de telles ins­tru­men­ta­li­sa­tions la réponse ne peut pas être la néga­tion des pré­ju­gés et par­fois pas­sage à l’acte agis­sant dans les rela­tions entre les groupes com­mu­nau­taires. Au contraire la construc­tion d’une alliance entre groupes mino­ri­taires suppose :

• La dénon­cia­tion et la décons­truc­tion de ces pré­ju­gés sans aucune euphé­mi­sa­tion ou jus­ti­fi­ca­tion. Nous ne pou­vons pas avoir autant pro­gres­sé ces der­nières années dans la capa­ci­té à for­mu­ler nous-mêmes les ques­tions, d’avancer nos termes pour ana­ly­ser ces ques­tions, de poser les choses à leurs racines c’est-à-dire radi­ca­le­ment, etc., et ne pas être sans conces­sion dans le com­bat contre les pré­ju­gés et le dit « racisme inter­com­mu­nau­taire » qui divise notre camp.

• L’analyse par nous-mêmes, selon notre propre agen­da et avec nos propres objec­tifs de ces ques­tions afin de se déta­cher de la dérive cultu­ra­liste néga­trice des déter­mi­na­tions sys­té­miques et contextuelles.

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5. Ne jamais oublier la ques­tion du pouvoir 

Depuis le début de mon expo­sé mon approche des termes a été pru­dente. Faut-il par­ler de « racisme inter­com­mu­nau­taire » pour dési­gner les pré­ju­gés et leurs effets racistes dans les rela­tions entre groupes mino­ri­taires ? Pour moi la ques­tion reste ouverte et doit être appro­fon­die dans nos propres espaces.

La dif­fi­cul­té est que le même terme de racisme désigne trois niveaux de réa­li­té. Le pre­mier est celui d’une idéo­lo­gie de hié­rar­chi­sa­tion de l’humanité pour jus­ti­fier d’un trai­te­ment inégal. Le second est celui des pré­ju­gés infé­rio­ri­sant ou cho­si­fiant l’autre sur tel ou tel aspect, dans tel ou tel domaine. Le troi­sième est celui des faits c’est-à-dire des pas­sages à l’acte c’est- à‑dire des dis­cri­mi­na­tions. Hors si le dit « racisme inter­com­mu­nau­taire » porte à l’évidence des pré­ju­gés issus de l’histoire qu’il serait sui­ci­daire de nier et de ne pas com­battre, il est rare­ment jusqu’à aujourd’hui por­té par une idéo­lo­gie de hié­rar­chi­sa­tion. Il est tout aus­si rare­ment tra­duit dans des dis­cri­mi­na­tions, celles-ci sup­po­sant d’être en situa­tion de pou­voir ce qui est aujourd’hui rare­ment le cas pour les com­mu­nau­tés dont nous parlons.

Cela étant posé, peu importe com­ment nous l’appelleront une réa­li­té reste indé­niable : ces dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » existent, sont à com­battre col­lec­ti­ve­ment mais en refu­sant les ins­tru­men­ta­li­sa­tions au ser­vice de la repro­duc­tion du sys­tème de domination.

En conclu­sion je vou­drais en appe­ler à une triple vigilance :

• La néces­si­té à rompre avec la pos­ture de déni sur nos propres contra­dic­tions et les dits « racismes inter­com­mu­nau­taires » en font parties ;

• La néces­si­té de démas­quer et de contre­car­rer les ins­tru­men­ta­li­sa­tions de nos contradictions.

• La néces­si­té de la construc­tion d’une soli­da­ri­té sans faille ce qui sup­pose de ne rien nier du réel.

Pour ce faire nous devons nous relier :

• His­to­ri­que­ment parce que les géné­ra­tions anté­rieures de mili­tants ont été confron­tées aux mêmes questions ;

• Géo­gra­phi­que­ment parce que ces ques­tions sont pré­sentes ici mais aus­si ailleurs ;

• Poli­ti­que­ment parce que le rap­port de forces néces­saire contre le sys­tème de domi­na­tion com­mun sup­pose l’unification des dominés ;

• Phi­lo­so­phi­que­ment parce qu’il n’y aura pas éra­di­ca­tion du racisme sans des­truc­tion du capi­ta­lisme qui l’enfante pour se construire dans l’accumulation pri­mi­tive puis le repro­duit pour se reproduire.

C’était déjà ce que pro­po­sait Fanon en disant dans les dam­nés de la terre en 1961 : « Quit­tons cette Europe qui n’en finit pas de par­ler de l’homme tout en le mas­sa­crant par­tout ou elle le ren­contre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ».

L’Europe dont parle Fanon n’est bien sûr pas un lieu géo­gra­phique mais désigne un sys­tème social qui domine le monde.

Saïd Boua­ma­ma

source : blog de S. B.
Illus­tra­tion de Jean-Michel Bas­quiat

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