L’Union européenne ne survivrait pas à sa démocratisation

Quoi faire concrè­te­ment en Europe pour la gauche, les forces pro­gres­sistes, les mou­ve­ments populaires ?

Mémoire des luttes publie le texte aug­men­té de l’intervention de Chris­tophe Ven­tu­ra à la pre­mière ren­contre euro­péenne de l’initiative DiEM25 de Ber­lin (Théâtre Volksbühne, 9 février 2016).

Cette inter­ven­tion s’est dérou­lée dans le cadre de l’un des trois ate­liers de la jour­née inti­tu­lé « Que devrions nous (DiEM25) faire ? ». Cet ate­lier visait à ouvrir un débat sur la stra­té­gie des mou­ve­ments sociaux et des forces poli­tiques pro­gres­sistes face à l’Union euro­péenne (UE). Il s’agissait éga­le­ment de sou­mettre des pro­po­si­tions concrètes pour la feuille de route de DiEM25 en la matière.

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A par­tir d’un hom­mage ren­du à Eli­sa­beth Gau­thier, direc­trice d’Espaces Marx et ani­ma­trice du réseau euro­péen Trans­form, le texte pré­sen­té ici cherche à indi­quer pour­quoi l’Union euro­péenne réel­le­ment exis­tante ne sur­vi­vrait pas à sa propre démo­cra­ti­sa­tion. Ce fai­sant, il plaide pour pla­cer la ques­tion démo­cra­tique au coeur des actions de la gauche. Rap­pe­lant que « l’Union euro­péenne est le mur contre lequel un gou­ver­ne­ment de gauche se fra­cas­se­ra s’il en accepte le pou­voir et les règles », ce texte pro­pose trois pistes de réflexions et d’actions pour DiEM25, les mou­ve­ments sociaux et la gauche libre. Il ana­lyse éga­le­ment pour­quoi l’UE ne lâche­ra rien tan­dis qu’à par­tir de 2017, un nou­veau trai­té euro­péen visant à « pré­ser­ver l’intégrité du mar­ché unique sous tous ses aspects » pour­rait être envisagé.

La bataille euro­péenne n’est pas prête de s’arrêter. Seul « un affron­te­ment direct, dur et glo­bal avec l’UE et ses trai­tés » per­met­tra de « mettre en place les poli­tiques que nous sou­hai­tons. »

Avant d’entrer dans le cœur de notre sujet, je vou­drais réagir à la triste nou­velle que vient de nous don­ner Yanis Varou­fa­kis : Eli­sa­beth Gau­thier nous a quit­tés aujourd’hui, au moment où nous nous réunis­sons ici à Ber­lin, cette ville qu’elle connais­sait si bien (Lire « Eli­sa­beth Gau­thier nous a quittés »).

Beau­coup de gens dans cette salle sont aba­sour­dis et mal­heu­reux, tant Eli­sa­beth fai­sait par­tie de nos vies et de nos com­bats. Je dois évo­quer ici la mémoire d’une amie et d’une mili­tante exem­plaire et infa­ti­gable de l’internationalisme et de la construc­tion d’un monde plus juste et solidaire.

Quelques jours avant ce lan­ce­ment de Demo­cra­cy in Europe Move­ment 2025 (DiEM25) dans la capi­tale alle­mande, Eli­sa­beth m’avait appe­lé pour en par­ler. Je vou­drais vous rap­por­ter ce qu’elle m’a dit. Il me semble que son mes­sage est une contri­bu­tion directe à notre réflexion : quoi faire concrè­te­ment en Europe pour la gauche, les forces pro­gres­sistes, les mou­ve­ments populaires ?

Eli­sa­beth m’a dit : « Chris­tophe, notre bien le plus pré­cieux dans cette période sombre qui s’ouvre par­tout, notam­ment chez nous en Europe, est notre uni­té. Il faut abso­lu­ment la pré­ser­ver, même si nous avons des dif­fé­rences quant à ce qu’on pense de l’Union euro­péenne et de son ave­nir. Vois-tu, le pire serait que cha­cun fabrique sa cha­pelle dans son coin. Nous sommes tel­le­ment bons pour cela. Il faut conti­nuer à construire des arti­cu­la­tions entre toutes nos forces, poli­tiques et sociales. Et les faire vivre dans tous les espaces : à Ber­lin à DiEM25, au Plan B lan­cé à Paris au mois de jan­vier der­nier et ailleurs demain. Res­ter ensemble, dis­cu­ter, ne pas se frag­men­ter. DiEM25 est une très bonne ini­tia­tive. Je suis sûr qu’elle contri­bue­ra à cela ».

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Durant l’atelier « Que devrions nous (DiEM25) faire ? »

Nous sommes dans le troi­sième ate­lier de la jour­née inti­tu­lé « Que devrions nous (DiEM) faire ? ». Je crois que le pro­pos d’Elisabeth est une réponse. Conser­vons-le en héri­tage. Construire du com­mun entre nos forces, c’est notre feuille de route.

Je vou­drais main­te­nant déve­lop­per quelques idées sur le fond des dis­cus­sions qui nous animent. Selon moi, l’Union euro­péenne (UE) n’a pas été prise en otage par une techo-bureau­cra­tie. C’est elle qui l’a créée. Cette bureau­cra­tie lui est consub­stan­tielle. La bureau­cra­tie euro­péenne, que nous avons rai­son de dénon­cer et de com­battre, est fille de l’Union euro­péenne. Elle est l’UE.

L’UE – enten­due comme ses ins­ti­tu­tions, ses Etats, ses trai­tés – a été conçue comme un outil redou­table et extrê­me­ment bien for­gé. Sa fonc­tion ? Cir­cons­crire la démo­cra­tie et la sou­ve­rai­ne­té poli­tique des peuples aux fron­tières de ce qui est néces­saire à la finance pour asseoir sa domi­na­tion sur nos sociétés.

L’UE est, en vitesse de croi­sière, un modèle de « démo­cra­tie limi­tée ». Selon les cir­cons­tances et les résis­tances que peuvent lui offrir les socié­tés, son fer peut même se dur­cir pour punir auto­ri­tai­re­ment les gou­ver­ne­ments récal­ci­trants ou mau­vais élèves.

Sa méca­nique est spé­cia­le­ment cali­brée pour ce type d’intervention. C’est pour­quoi l’UE ne sur­vi­vrait pas à sa propre démo­cra­ti­sa­tion. Il existe un dis­po­si­tif d’impossibilité démo­cra­tique dans ses trai­tés. Mettre sous contrôle démo­cra­tique la Banque cen­trale euro­péenne (BCE) et en modi­fier les sta­tuts et les mis­sions ? Refu­ser la « règle d’or » sur les défi­cits publics pour per­mettre aux Etats de retrou­ver des marges de manœuvre finan­cières et poli­tiques ? Déve­lop­per des poli­tiques non conformes au dogme de l’austérité ? Don­ner aux par­le­ments un droit de regard contrai­gnant sur les déci­sions euro­péennes ? Remettre en cause les pré­ten­dues « liber­tés fon­da­men­tales » de l’Europe, celles de la cir­cu­la­tion sans entraves des capi­taux, des mar­chan­dises et des services ?

Tout ceci est incom­pa­tible avec les trai­tés de l’UE. Et, au-delà, avec les posi­tions et les inté­rêts domi­nants des prin­ci­paux Etats de l’UE, à com­men­cer par l’Allemagne et la France. Une UE démo­cra­ti­sée signi­fie­rait néces­sai­re­ment la fin de l’UE réel­le­ment exis­tante. Et l’Allemagne serait cer­tai­ne­ment la pre­mière à quit­ter le bateau si l’UE était démo­cra­tique ! C’est pour­quoi la ques­tion démo­cra­tique est si impor­tante. La poser revient à ino­cu­ler une matière inas­si­mi­lable par la machi­ne­rie, et qui la détruirait.

Qu’adviendrait-il alors ? La fin de l’Europe ? Un uni­vers euro­péen plus chao­tique ? Plus pro­gres­siste ? En réa­li­té, nous n’en savons rien. Tous les scé­na­rios sont pos­sibles. Cela dépen­dra des rap­ports de forces et des pro­jets qui seront éla­bo­rés et défen­dus par les uns et par les autres.

Pour nous, l’important est de bien com­prendre que ce qui nous attend, c’est un affron­te­ment direct, dur et glo­bal avec l’UE et ses trai­tés si nous vou­lons, dans la socié­té ou au gou­ver­ne­ment, mettre en place les poli­tiques que nous souhaitons.

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De dos, Yanis Varou­fa­kis et Sre­cko Hor­vat lors de la confé­rence de presse de lan­ce­ment de DiEM25

L’expérience est édi­fiante. L’Union euro­péenne est le mur contre lequel un gou­ver­ne­ment de gauche se fra­cas­se­ra s’il en accepte le pou­voir et les règles. Qui le sait mieux aujourd’hui que Yanis ? Seuls des affron­te­ments radi­caux pour­ront créer des situa­tions nou­velles pro­pices à l’élaboration de confi­gu­ra­tions euro­péennes alter­na­tives dont il est impos­sible de des­si­ner les contours pré­cis aujourd’hui.

Dans l’immédiat, notre impé­ra­tif est de nous pré­pa­rer. Nous devons conti­nuer d’élaborer un pro­jet coopé­ra­tif euro­péen alter­na­tif, et œuvrer à la construc­tion de rap­ports de forces s’appuyant sur les mobi­li­sa­tions de la socié­té. Dans cette optique, nous devons aus­si nous inter­ro­ger sur la manière de créer les condi­tions de l’engagement de nos conci­toyens dans le com­bat démo­cra­tique. C’est dans ce contexte que se pose la ques­tion des espaces natio­naux et celle de l’Etat. Ce der­nier peut-il trans­mettre une charge démo­cra­tique – comme on trans­met une charge dans un sys­tème élec­trique – et per­tur­ber le sys­tème euro­péen dans lequel s’entrelacent les jeux d’intérêts, les rela­tions inter-éta­tiques, les normes, direc­tives, règle­ments, déci­sions, arrêts, etc., pro­duits par des ins­ti­tu­tions poli­tiques et tech­no­cra­tiques (Com­mis­sion euro­péenne, Par­le­ment euro­péen), juri­diques (Cour de jus­tice de l’UE) et finan­cières (Banque cen­trale euro­péenne) supranationales ?

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Théâtre Volksbühne, lieu de la ren­contre DiEM25 (Rosa-Luxem­burg-Platz)

C’est pos­sible, oui, mais à la condi­tion que la conquête du pou­voir d’Etat induise la trans­for­ma­tion de l’Etat, impé­ra­tive tant il consti­tue aujourd’hui un outil de mal­trai­tance de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire au niveau natio­nal. Démo­cra­ti­ser les espaces natio­naux est une tâche incon­tour­nable pour qui veut démo­cra­ti­ser l’Europe. Parce que les Etats sont les seules formes ins­ti­tu­tion­nelles situées à l’interface entre les socié­tés et les pou­voirs glo­ba­li­sés, ils nous inté­ressent. Loin d’être dépas­sés par la mon­dia­li­sa­tion, ils y ont redé­ployé nombre de leurs pré­ro­ga­tives pour échap­per aux contraintes du contrôle démo­cra­tique domes­tique. Ils peuvent consti­tuer, s’ils sont mis au ser­vice de poli­tiques de rup­ture avec l’ordre domi­nant, des leviers capables de « para­si­ter » le sys­tème. Ils peuvent y dif­fu­ser des doses d’auto-détermination démo­cra­tiques toxiques pour son bon fonc­tion­ne­ment et redé­fi­nir l’ordre des rela­tions avec les autres Etats.

Tout ceci n’a de sens que si sont sti­mu­lées les dyna­miques sociales – enten­dues comme com­bi­nai­son des expé­riences alter­na­tives concrètes qui se mul­ti­plient dans nos socié­tés – et les mobi­li­sa­tions qui doivent se conso­li­der aux échelles natio­nale et pluri-nationale.

Pour ter­mi­ner, je pense que nous devons pré­pa­rer un pro­jet capable de répondre à la radi­ca­li­sa­tion du sys­tème lui-même, telle qu’elle s’est révé­lée depuis la séquence de la défaite du gou­ver­ne­ment d’Alexis Tsipras.

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Avec Corinne Morel-Dar­leux du Par­ti de gauche durant l’atelier « Notre Europe frag­men­tée et les réponses de DiEM »

L’UE ne lâche­ra rien. Dans un rap­port inti­tu­lé « Com­plé­ter l’Union éco­no­mique et moné­taire euro­péenne », le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne, Jean-Claude Jun­cker, « en étroite coopé­ra­tion » avec celui du Conseil euro­péen (Donald Tusk), de l’Eurogroupe (Jeroen Djis­sel­bloem), de la Banque cen­trale euro­péenne (Mario Dra­ghi,) et du Par­le­ment euro­péen (Mar­tin Schulz), planchent sur un appro­fon­dis­se­ment de l’Union éco­no­mique et moné­taire euro­péenne (UEM) qui puisse « pré­ser­ver l’intégrité du mar­ché unique sous tous ses aspects ». Leur calen­drier de tra­vail pré­voit qu’en juin 2017, il sera pro­po­sé, dans le cadre d’un « livre blanc », des mesures concrètes pour « par­ache­ver l’architecture ins­ti­tu­tion­nelle et éco­no­mique de l’UEM (…), qui pour­raient éven­tuel­le­ment revê­tir un carac­tère juri­dique. » Selon les rédac­teurs, cet achè­ve­ment de l’UEM – qui ren­drait plus « contrai­gnant le pro­ces­sus de conver­gence » et orga­ni­se­rait l’intégration du « Méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té (MES) au droit de l’Union » – devra inter­ve­nir « au plus tard d’ici à 2025 ». C’est donc vers l’élaboration d’un nou­veau trai­té, ren­for­çant les règles aus­té­ri­taires, que se dirige l’Union euro­péenne. A n’en pas dou­ter, les diri­geants euro­péens atten­dront sage­ment la fin des élec­tions en Alle­magne et en France en 2017 avant de pas­ser à l’exécution.

Dans la confron­ta­tion qui vient, nous devons offrir la pers­pec­tive d’un autre hori­zon. Lorsque les évé­ne­ments le com­man­de­ront, nous pour­rons gagner la confiance du plus grand nombre si nous offrons un cap. Peu importe que nous soyons fra­giles aujourd’hui. Dans les grands moments de crise, les gens vont vers ceux qui offrent un cap.

Dans cette pers­pec­tive, plu­sieurs objec­tifs devraient d’ores et déjà gui­der nos futurs travaux :

• éla­bo­rer un pro­jet poli­tique et éco­no­mique coopé­ra­tif, basé par exemple sur des coopé­ra­tions ren­for­cées entre pays, volon­taires et soli­daires. Un tel pro­jet – ouvert à toutes les forces pro­gres­siste qui le sou­hai­te­raient – devrait impé­ra­ti­ve­ment inclure un pro­gramme de réduc­tion du pou­voir du capi­ta­lisme finan­cier en Europe (chose qui n’est pas le pro­jet de ceux qui, à l’extrême-droite, pré­co­nisent des rup­tures). Dans cette optique, ce pro­jet impli­que­rait l’étude renou­ve­lée de l’évolution des rela­tions et des contra­dic­tions inter-éta­tiques et éco­no­miques au sein du capi­ta­lisme euro­péen. Ce der­nier existe en pre­mier lieu en tant que capi­ta­lisme de capi­ta­lismes sous-régionalisés.

• Par ailleurs, il s’agirait d’impulser, par­tout à l’échelle euro­péenne où des forces anti-aus­té­ri­taires et de pro­grès social agissent, la construc­tion d’espaces com­muns pour nos débats et initiatives.

• Enfin, il s’agirait de sou­te­nir par­tout ces mêmes forces impli­quées dans des scru­tins ou des consul­ta­tions natio­nales qui mettent en jeu les ques­tions de sou­ve­rai­ne­té et de rap­port à l’Union euro­péenne. De ce point de vue, trois échéances se pré­sentent. Cette année, le réfé­ren­dum sur le main­tien ou le retrait du Royaume-Uni de l’Union euro­péenne va don­ner lieu à une cam­pagne intense. En 2017, des élec­tions natio­nales auront lieu en France et en Alle­magne Nous devons conver­tir ces moments en bataille com­mune majeure sur l’Europe[Ces pro­po­si­tions sont détaillées dans « [Au-delà de l’euro, mettre l’Union euro­péenne en défaut », Mémoire des luttes. Ce texte aborde la ques­tion de l’euro dans ces termes : « en sor­tir ou pas ? Et pour quoi faire ? La sor­tie de la mon­naie unique consti­tue-t-elle un point de départ pour une rup­ture avec l’austérité ? Ou est-elle plu­tôt un point d’arrivée pos­sible qui inter­vien­drait après de nou­velles ten­ta­tives de négo­cia­tions échouées pour une refon­da­tion de l’euro avec les gou­ver­ne­ments et les ins­ti­tu­tions de l’UE ? Ce débat de stra­té­gie – notons que la seconde pro­po­si­tion admet par avance l’échec pro­gram­mé d’une pos­sible refon­da­tion pro­gres­siste négo­ciée – n’évite pas l’issue vers laquelle iront tous ceux qui mène­ront la bataille anti-aus­té­ri­taire. Pour en finir avec l’austérité, il fau­dra en pas­ser, in fine, par un affran­chis­se­ment tech­nique de l’euro ».]].

DiEM 25 devrait, d’une manière ou d’une autre, contri­buer à cette feuille de route.

Par Chris­tophe Ven­tu­ra, 14 février 2016

Docu­ments joints :

« Un mani­feste pour démo­cra­ti­ser l’Europe », texte de fon­da­tion de DiEM25
L’Union euro­péenne ne sur­vi­vrait pas à sa démocratisation


Notes :