Samedi 2 février 2013
Les difficultés qui frappent la sidérurgie à Liège attirent l’attention sur cette ville qui est la plus importante de Wallonie si l’on tient compte de son agglomération de plus de 600.000 habitants sur un total de 3,5 millions de Wallons.
Situation d’une ville et de la Wallonie
L’historien Pirenne estimait qu’en 1750, c’était encore la ville la plus importante de ce qui allait devenir la Belgique actuelle.
Liège à la fin du XVIe siècle
« Les circonstances ont voulu que, pour assister à ce Congrès, je revienne de France et que je fasse la traversée Paris-Liège en auto, ce matin. En arrivant sur les hauteurs, je regardais comme je le fais souvent, cette ville de Liège si belle sous le soleil d’octobre, j’admirais les feuillages mordorés et la douceur de la courbe des collines, le frémissement et le scintillement de l’eau, et je pensais que, sur cette terre-là, vit une race qui, depuis des siècles, pratique la liberté et l’indépendance. Elle ne les perdra pas ! » (Fernand Dehousse au Premier Congrès national wallon, le 20 octobre 1945).
Elle était alors la capitale d’un Etat indépendant (s’étendant d’ailleurs aussi en Flandre), de plusieurs milliers de km2 et de 300.000 habitants. Les Liégeois ont joué un rôle important dans la révolution belge de 1830 au terme de laquelle allait être créée la Belgique indépendante. La révolution industrielle a lieu d’abord en Angleterre et tout de suite après en Wallonie. Liège a donc été une ville centrale dans cette mutation importante.
Mais la révolution belge qu’elle avait voulue débouche sur un Etat souverain belge qui va marginaliser Liège. Daniel L.Seiler dans Les partis autonomistes, PUF, Paris, 1982 a bien résumé le destin de la Wallonie dans le cadre belge. Et de Liège.
Les politologues en apparence moins directement utiles que les économistes donnent des aperçus qui résistent au temps : « La politique d’équipement pratiquée en Belgique — routes, chemins de fer, canaux — articulèrent l’économie du pays sur un axe Nord-Sud, centré sur Bruxelles — avec tout ce que comporte le statut de capitale d’un Etat centralisé — et sur Anvers, centre des affaires. Grâce à l’ouverture du canal de Gand-Terneuzen, l’ancienne capitale du comté de Flandre devint progressivement un vase d’expansion portuaire pour Anvers ; elle deviendrait après la seconde guerre un centre important. La Wallonie poursuivait grâce à ses houillères une expansion industrielle intense autour de différents bassins — Liège, Charleroi, Mons le Borinage etc. Cependant ce développement correspond au modèle qu’Hechter propose de l’industrialisation dépendante. Les décisions se prennent ailleurs : les bassins industriels, non reliés entre eux, dépendent de Bruxelles. Liège ex-capitale d’un Etat souverain, se trouve progressivement marginalisée ; elle qui domina la Belgique de 1830 – 1840, se mua en un chef-lieu d’une agglomération industrielle. Des projets présentés comme la favorisant bénéficièrent surtout à Anvers. Au moment où éclate la « crise de l’Unité belge », celle-ci s’articule autour du triangle Bruxelles-Anvers-Gand. La Flandre va progressivement dominer le système économique créé par le centralisme. Déjà bien pourvue dans le secteur commercial et financier, elle va bénéficier de l’implantation des industries de pointe — automobile, chimie, pétrole et nouvelle sidérurgie -, alors que la Wallonie souffre du vieillissement industriel. En revanche, le géant économique qui grandit en Flandre se double d’un nain politique et culturel. Le pouvoir appartient à la bourgeoisie belge et francophone. De là naîtra la crise qui mine le Belgique. »
Liège et la Meuse
Carte muette de la Wallonie en Europe
Les 16.000 km² de la Wallonie se distinguent aisément en Europe à partir du bassin de la Meuse (le territoire wallon en représente quasi le tiers : l’espace en mauve). Liège est sur la dernière bifurcation du fleuve peu avant de franchir la frontière entre la Wallonie et la Hollande. C’est dans ce pays que le fleuve wallon et le Rhin mêlent leurs eaux avant de se jeter dans la mer.
On pourrait se demander si la force de Liège ne tient pas à la Meuse. C’est vrai historiquement. L’histoire a été (et demeure), si longtemps mal racontée en Belgique que, en rapport avec la remarque de D.L. Seiler, celle qui est enseignée aux Wallons met d’abord l’accent sur Bruxelles et sur Anvers, elles-mêmes mises en avant au détriment du reste. La concentration de la bourgeoisie belge francophone à Bruxelles a fait rétrograder Liège d’ex-capitale d’un Etat indépendant à celui de chef-lieu d’une importante agglomération industrielle. Les projets considérés comme supposés avantager Liège par D.L.Seiler, cela peut être le célèbre Canal Albert qui relie Liège et Anvers. Mais on a pu montrer que le grand port belge avait peur aussi de la concurrence de Rotterdam. Ainsi durant de nombreuses décennies, des aménagements qui auraient profité aux industries liégeoises en leur permettant d’acheminer aussi leurs produits par Rotterdam ont été longtemps différés étant donné la prépondérance politique flamande au sein du pays. Quand ceux-ci ont été réalisés, le Port de Liège est devenu rapidement le troisième port fluvial d’Europe. Ce port est en continuelle expansion et de nouveaux travaux vont encore accroître le tonnage des « convois poussés » capables de parvenir à Liège et au-delà sur la Meuse. Il n’est pas interdit non plus de penser que l’autonomie qu’a gagnée la Wallonie en 1980 lui a permis d’accompagner le développement d’un aéroport de fret à Liège qui est le huitième d’Europe. Et celui de Charleroi, l’autre grande ville wallonne, qui est le deuxième aéroport du pays pour le transport de personnes. Sans l’autonomie, il y a de fortes chances que ces aéroports n’existeraient pas.
André Renard haranguant les masses liégeoises en 1961
Renard lance le mot d’ordre de l’autonomie wallonne en janvier 1961. « A partir d’aujourd’hui, les mots « révolution » et « insurrection » auront pour nous un sens pratique. Nous les emploierons dans notre vocabulaire de tous les jours. » disait-il en 1950. La Wallonie d’aujourd’hui, si pâle, doit tout à ces événements.
La culture et la politique
On ajoutera à cela, sur le plan culturel, la naissance d’un véritable cinéma wallon qu’illustrent au plus haut niveau les Frères Dardenne dont tous les films inscrits au plus profond d’une expérience liégeoise conquièrent par cet enracinement et les thèmes profonds qui lui sont associés une renommée universelle. Ce cinéma vient vraiment de Liège, pour une autre raison qui tient à l’effervescence culturelle que cette ville a connue dans les années 60 et 70, effervescence qui se lie à celle du monde ouvrier contemporain de ces années, dont l’université de Liège se fait le relais. C’est à Liège que la résistance à Léopold III se fait la plus implacable en juillet 1950, avec la déclaration d’André Renard du 27 juillet sur Léopold III : « La grève sera générale, illimitée, totale. Aucun soin ne sera pris de l’outillage. Nous laisserons se noyer les charbonnages. Les hauts fourneaux n’ont pas été bouchés ; les cockeries sont abandonnées. On ne nous a pas pris au sérieux. Tant pis ! « A partir d’aujourd’hui, les mots « révolution » et « insurrection » auront pour nous un sens pratique. Nous les emploierons dans notre vocabulaire de tous les jours. » Nous irons jusqu’au bout et nous ne reculerons devant rien. Léopold II a voulu la bataille. Le voilà servi ! » (Le Soir, 28 juillet 1950). C’est à Liège que, au plus fort de la plus longue et la plus dure grève générale qu’ait connu le pays, le même André Renard lance le mot d’ordre de l’autonomie wallonne en janvier 1960.
Les Frères Dardenne : un cinéma qui ne cesse de naître à Liège
Luc Dardenne est au centre de la photo (écharpe rouge), avec son frère Jean-Pierre à droite (ici avec des étudiants de l’UCL à Louvain-la-neuve). Leur cinéma est né d’une effervescence générale à Liège allant de la classe ouvrière à l’université.
Et demain
Caractéristique aussi de Liège est la détermination des syndicats face aux difficultés que crée Mittal à la sidérurgie autour de cette ville. Au temps d’André Renard, la sidérurgie wallonne employait jusqu’à 70.000 travailleurs. Cela donne une idée de la puissance des syndicats de métallos. Anticipant sur son propre mot d’ordre autonomiste de 1960, André Renard, le 26 mars 1950, annonçait aux militants wallons et politiques du Congrès national wallon extraordinaire de Charleroi, au nom des métallos liégeois : « C’est l’armée du travail qui vous rejoint. »
Sans cette « armée », certes aujourd’hui bien réduite en nombre, où en serait la Wallonie aujourd’hui ? Nulle part. La situation objective qui la marginalise dans l’ensemble belge se serait aggravée de manière décisive et le Pays wallon ne serait plus qu’un terrain vague au sud de la capitale de l’Europe. Alors que, aujourd’hui, on peut lire non sans espérance les mots que Fernand Dehousse jetait du haut de la tribune aux 1500 membres du premier Congrès national wallon le 20 octobre 1945 : « Les circonstances ont voulu que, pour assister à ce Congrès, je revienne de France et que je fasse la traversée Paris-Liège en auto, ce matin. En arrivant sur les hauteurs, je regardais comme je le fais souvent, cette ville de Liège si belle sous le soleil d’octobre, j’admirais les feuillages mordorés et la douceur de la courbe des collines, le frémissement et le scintillement de l’eau, et je pensais que, sur cette terre-là, vit une race qui, depuis des siècles, pratique la liberté et l’indépendance. Elle ne les perdra pas ! »
José Fontaine
Chronique de José Fontaine
Source : http://www.vigile.net/Liege-Liege-Liege