Loi sécurité globale : surveillance généralisée des manifestations

En France, la loi « sécu­ri­té glo­bale » est dis­cu­tée à l’As­sem­blée natio­nale. Un texte vou­lu par le gou­ver­ne­ment et les syn­di­cats de police qui limite notam­ment la capa­ci­té de dif­fu­ser les visages des policiers…

Le 20 octobre 2020, les dépu­tés de la majo­ri­té LREM ont dépo­sé une pro­po­si­tion de loi de « sécu­ri­té glo­bale ». Elle sera débat­tue par l’Assemblée natio­nale le 4 novembre, dans une urgence inouïe que rien ne jus­ti­fie. Son article 21 veut déré­gu­ler l’utilisation des camé­ras mobiles por­tées par les forces de l’ordre. Son article 22 veut léga­li­ser la sur­veillance par drone. Son article 24 veut inter­dire au public de dif­fu­ser l’image de policiers.

Nous exi­geons le rejet de ces trois mesures, ne serait-ce qu’en rai­son de l’atteinte inad­mis­sible qu’elles portent au droit fon­da­men­tal d’exprimer nos opi­nions en mani­fes­ta­tion. Ce n’est pas la seule cri­tique à faire contre ce texte, mais c’est la cri­tique que nous déve­lop­pe­rons dans cette pre­mière analyse.

L’approche confrontationnelle du maintien de l’ordre

Pour bien com­prendre les dan­gers posés par cette pro­po­si­tion de loi, il faut la resi­tuer dans la pra­tique géné­rale du main­tien de l’ordre en mani­fes­ta­tion. Deux approches s’y opposent.

Une pre­mière approche « d’accompagnement », telle qu’elle serait ensei­gnée au centre de for­ma­tion de la gen­dar­me­rie ou telle qu’elle existe en Alle­magne, en Suède ou en Suisse, se concentre sur la pro­tec­tion des mani­fes­tants, le dia­logue et la déses­ca­lade de la vio­lence.

Une deuxième approche « confron­ta­tion­nelle », telle qu’elle s’illustre vive­ment depuis 2015 et telle qu’elle est fer­me­ment dénon­cée depuis (voir par exemple le rap­port du défen­seur des droits de 2018), vise avant tout à dis­sua­der la popu­la­tion de par­ti­ci­per à des mani­fes­ta­tions, que ce soit par épui­se­ment psy­cho­lo­gique des par­ti­ci­pants (pra­tique de la nasse, blo­cage ou fil­trage des entrées et sor­ties du par­cours, gazage, fouilles au corps, com­por­te­ments inju­rieux) ou par des vio­lences phy­siques (LBD, gre­nades, charges). Cette seconde approche ne traite plus les mani­fes­tantes et les mani­fes­tants comme des indi­vi­dus à pro­té­ger mais comme des « flux » déshu­ma­ni­sés qu’il s’agit uni­que­ment de cana­li­ser, de dévier, de rete­nir ou d’écouler.

L’approche « d’accompagnement » est théo­ri­que­ment com­pa­tible avec notre droit fon­da­men­tal de mani­fes­ter. Au contraire, l’approche confron­ta­tion­nelle est fron­ta­le­ment oppo­sée à ce droit, par essence. C’est cette approche que la loi « sécu­ri­té glo­bale » tente de ren­for­cer, en don­nant à la police trois moyens tech­no­lo­giques nou­veaux pour s’y enfon­cer davantage.

Surveillance de masse au sol

Une loi de 2016 a auto­ri­sé les poli­ciers et les gen­darmes à fil­mer leurs inter­ven­tions par des « camé­ra mobiles ». Une condi­tion était tou­te­fois posée : que l’agent por­tant la camé­ra ne puisse pas accé­der aux images, celles-ci ne pou­vant être exploi­tées qu’a pos­te­rio­ri, lorsqu’un évé­ne­ment par­ti­cu­lier sur­ve­nu pen­dant l’intervention le jus­ti­fiait. Cette condi­tion, d’après l’avis de la CNIL, consti­tuait une des « garan­ties essen­tielles » capables de rendre le dis­po­si­tif acceptable.

L’article 21 de la loi « sécu­ri­té glo­bale » pro­pose de sup­pri­mer cette garan­tie. Non seule­ment l’agent pour­ra accé­der aux images qu’il a enre­gis­trées mais, plus grave, les images ne seront plus seule­ment exploi­tées à pos­te­rio­ri : elles pour­ront aus­si être « trans­mises en temps réel au poste de com­man­de­ment ». Quel est le but de cette trans­mis­sion en temps réel ? Il ne s’agit mani­fes­te­ment pas d’informer le centre de com­man­de­ment du dérou­lé de l’intervention, puisqu’une com­mu­ni­ca­tion orale y suf­fit lar­ge­ment depuis des décen­nies. À notre sens, un des inté­rêts prin­ci­paux serait de per­mettre l’analyse auto­ma­ti­sée et en temps réel des images. Pour rap­pel, la police est auto­ri­sée depuis 2012 à uti­li­ser des logi­ciels de recon­nais­sance faciale pour iden­ti­fier une des 8 mil­lions de pho­tos déjà enre­gis­trées dans le fichier de trai­te­ment des anté­cé­dents judi­ciaire (TAJ) sur n’importe quelle image dont elle dis­pose (qu’elle vienne de camé­ras fixe ou mobile, de vidéo publiée en ligne, etc.)

En mani­fes­ta­tion, la recon­nais­sance faciale en temps réel per­met­tra au centre de com­man­de­ment de ren­sei­gner en direct les agents de ter­rain sur l’identité des nom­breux mili­tants et mili­tantes qu’ils croi­se­ront, déjà fichées à tort ou à rai­son dans le TAJ, fichier que la police gère seule sans contrôle indé­pen­dant effec­tif. Ce nou­vel outil per­met­tra à la police de mul­ti­plier cer­tains abus ciblés contre des per­sonnes déjà iden­ti­fiées : gardes à vue « pré­ven­tives », accès au cor­tège empê­ché, inter­pel­la­tions non-sui­vies de pour­suite, fouilles au corps, confis­ca­tion de maté­riel, com­por­te­ment injurieux…

Il ne s’agirait pas d’une simple accen­tua­tion mais d’un véri­table chan­ge­ment de para­digme : actuel­le­ment, la police ne peut mal­me­ner qu’une poi­gnée de per­sonnes, plu­tôt célèbres, dont le visage peut être effec­ti­ve­ment rete­nu par les poli­ciers humains. Cette limite cog­ni­tive dis­pa­raît entiè­re­ment avec la recon­nais­sance faciale en temps réel, qui pour­ra tou­cher n’importe quel mili­tant poli­tique ou presque. Cette évo­lu­tion est par­fai­te­ment étran­gère à l’approche pro­tec­trice du main­tien de l’ordre, mais s’inscrit par­fai­te­ment dans l’approche confron­ta­tion­nelle.

Surveillance de masse aérienne

L’article 22 de la loi « sécu­ri­té glo­bale » pro­pose d’autoriser une pra­tique qui s’est répan­due en vio­la­tion de la loi au cours des der­niers mois : le déploie­ment de drones pour sur­veiller les mani­fes­ta­tions (pra­tique que nous venons d’atta­quer à Paris).

Une telle sur­veillance aérienne est par­fai­te­ment inutile dans l’approche non-confron­ta­tion­nelle du main­tien de l’ordre : les drones ne sont pas des outils de dia­logue ou d’apaisement mais, au contraire, dis­tan­cient cer­tains poli­ciers et gen­darmes des mani­fes­tants, qui ne peuvent même plus les voir. À l’inverse, la sur­veillance de masse par drones s’inscrit par­fai­te­ment dans l’approche confron­ta­tion­nelle, et ce de deux façons.

En pre­mier lieu, tout comme pour les camé­ras mobiles, les images cap­tées par drones peuvent être ana­ly­sées par recon­nais­sance faciale en temps réel, faci­li­tant les actions ciblées de la police contre des mili­tants préa­la­ble­ment iden­ti­fiés. La sur­veillance par drones per­met aus­si, plus sim­ple­ment, de suivre à la trace n’importe quel indi­vi­du « déran­geant » repé­ré au cours d’une mani­fes­ta­tion, afin de diri­ger les forces aux sols pour le mal­me­ner. Media­part en a récem­ment don­né un exemple sai­sis­sant : le témoi­gnage de mili­tantes qui, pour défendre l’hopital public, ont lâché une ban­de­role flot­tante pen­dant un dis­cours d’Emmanuel Macron et que la police a inter­pel­lées dans un domi­cile pri­vé en expli­quant avoir sui­vi leur trace par drone – avant de les relâ­cher après quatre heures, sans qu’elles ne soient pour­sui­vies. Gérard Dar­ma­nin l’explique sans gêne dans le nou­veau « sché­ma natio­nal du main­tien de l’ordre » : les drones « sont utiles tant dans la conduite des opé­ra­tions que dans la capa­ci­té d’identification des fau­teurs de troubles ».

En second lieu, à ces attaques ciblées s’ajoute une approche plus col­lec­tive. Le drone est l’outil idéal pour la ges­tion de flux déshu­ma­ni­sés propre à l’approche confron­ta­tion­nelle. La posi­tion aérienne donne à voir concrè­te­ment ces « flux » et « liquides » que nous sommes deve­nus. Elle fait clai­re­ment appa­raître les robi­nets et les écluses que la police peut action­ner pour rete­nir, dévier ou faire écou­ler les flux humains : nasses, bar­ri­cades, filtres, gre­nades, gaz. La stra­té­gie d’épuisement des foules est bien déli­cate à mener sans vision d’ensemble, et c’est l’intérêt prin­ci­pal des drones que d’offrir cette vision.

Pire, avec une vision si haute et loin­taine, les ordres du centre de com­man­de­ment ne peuvent qu’être décon­nec­tés des consi­dé­ra­tions humaines les plus élé­men­taires : bien sou­vent, les mani­fes­tants et les mani­fes­tantes ne sont plus que des points vus du des­sus, dont la souf­france et la peur sont imper­cep­tibles. Les condi­tions idéales sont réunies pour évi­ter que les don­neurs d’ordre ne soient dis­traits par quelque empa­thie ou consi­dé­ra­tion morale, pour que plus rien ne retienne la vio­lence illé­gi­time qui dis­sua­de­ra les mani­fes­tants de reve­nir exer­cer leurs droits.

Interdiction de documenter l’action de la police

L’article 24 de la loi « sécu­ri­té glo­bale » pro­pose d’interdire au public de dif­fu­ser « l’image du visage ou tout autre élé­ment d’identification d’un fonc­tion­naire de la police natio­nale ou d’un mili­taire de la gen­dar­me­rie natio­nale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opé­ra­tion de police » et lorsque cette dif­fu­sion est faite « dans le but qu’il soit por­té atteinte à son inté­gri­té phy­sique ou psy­chique ». Cette der­nière pré­ci­sion vise à ras­su­rer, mais ne soyons pas dupes : la police empêche déjà très régu­liè­re­ment des per­sonnes de la fil­mer alors qu’elles en ont par­fai­te­ment le droit. Cette nou­velle dis­po­si­tion ne pour­ra que rendre l’opposition de la police encore plus sys­té­ma­tique et vio­lente, peu importe le sens exact de la loi. De même, cette dis­po­si­tion sera à coup sûr ins­tru­men­ta­li­sée par la police pour exi­ger que les réseaux sociaux, petits ou grands, cen­surent toute image d’abus poli­ciers, d’autant que le droit fran­çais rend ces pla­te­formes res­pon­sables des images « mani­fes­te­ment illi­cites » qu’elles ne cen­su­re­raient pas après signalement.

Il faut bien com­prendre, ici encore, que si le main­tien de l’ordre se fai­sait dans une approche de pro­tec­tion et d’apaisement, cette mesure serait par­fai­te­ment inutile. La popu­la­tion ne dénon­ce­rait pas de poli­ciers et n’en dif­fu­se­rait pas l’image si la stra­té­gie de main­tien de l’ordre ne repo­sait pas sur la vio­lence. Le seul objec­tif de cette dis­po­si­tion est de per­mettre à cette vio­lence de per­du­rer tout en la ren­dant pra­ti­que­ment incontestable.

Conclusion

Aucune de ces trois mesures ne serait utile dans une approche non-vio­lente du main­tien de l’ordre, dont l’objectif ne consis­te­rait pas à com­battre l’exercice légi­time d’une liber­té fon­da­men­tale mais bien de l’accompagner. A for­tio­ri, ces mesures don­ne­raient un pou­voir nou­veau, dans un contexte où la contes­ta­tion contre les vio­lences poli­cières gran­dit et où se fait criant le besoin de méca­nismes démo­cra­tiques de contre-pou­voirs et de régu­la­tion du main­tien de l’ordre.

Ce four­voie­ment des dépu­tés LREM, avec la com­pli­ci­té du gou­ver­ne­ment et de leurs alliés de cir­cons­tance du centre tra­duit une décon­nexion de certain·es par­le­men­taires. Nous deman­dons à l’Assemblée natio­nale de sup­pri­mer ces articles et d’exiger — c’est aus­si son rôle — du minis­tère de l’intérieur un chan­ge­ment radi­cal de modèle dans le main­tien de l’ordre.